SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Articles sur Fondane

Benjamin Fondane et le débat sioniste en Roumanie

Carmen Oszi

Et l’histoire est derrière nous et l’histoire est devant nous.[1]

 

Dans l’atmosphère d’effervescence qui règne vers la fin de la première guerre mondiale dans les communautés juives de Roumanie lorsque miroite la perspective de l’obtention de droits civiques pour les Juifs,[2] se développe une presse juive engagée dans les débats sur les thèmes culturels et sociopolitiques de l’époque. Le renouveau du discours sioniste suite à la déclaration Balfour (1917), qui conférait aux Juifs le droit à une entité nationale sur le territoire historique de la Terre d’Israël, a pour conséquence une renaissance culturelle marquée par des tendances divergentes, souvent contradictoires: un intérêt croissant pour le judaïsme et les études hébraïques, la redécouverte de la création littéraire en yiddish, et le dialogue avec la culture roumaine et occidentale. Dans les pages de ces périodiques, le jeune Fundoianu trouve un espace pour s’exprimer en tant que journaliste, essayiste et critique littéraire.

De 1915 à 1923, d’abord à Jassy, puis à Bucarest, Fondane est un collaborateur assidu de la presse juive de langue roumaine. Il est présent dans les périodiques juifs les plus influents de l’époque: Hatikvah (L’Espoir),[3] Lumea evree (Le Monde juif),[4] Mântuirea (Le Salut), publications d’orientation sioniste, où il sera le collaborateur de personnalités marquantes dans la vie intellectuelle juive de l’époque: Jacob Groper,[5] à qui il doit, selon son témoignage, la redécouverte de la tradition juive, de la Bible et des trésors cachés du yiddish, le poète A. Steuerman-Rodion[6] et A. L. Zissu,[7] intellectuel de culture européenne, adepte intransigeant d’un nationalisme culturel juif, d’orientation sioniste.

Dès la parution du nouveau quotidien Mântuirea, que Zissu fonde à Bucarest en janvier 1919, Fondane le rejoint pour y collaborer activement et commence à se tourner vers des sujets sionistes dans une perspective culturelle. Les textes parus dans Mântuirea entre le 25 janvier et le 10 juillet 1919 – les seuls où Fondane se soit jamais exprimé de manière explicite sur le sionisme – sont significatifs pour sa pensée politique en train de se cristalliser.[8]

 Le tournant du siècle et les années qui suivent sont dominées par la querelle au sein du mouvement sioniste entre Théodore Herzl[9] et Ahad Ha-Am.[10] Herzl, représentant du judaïsme occidental, considère le sionisme comme un mouvement destiné à résoudre la „question juive“. Dans sa conception le sionisme est l’émanation d’un monde ancien représenté par le Juif des ghettos au nom de l’idée du progrès revendiqué par les Lumières françaises et de l’Aufklärung allemande. Il s’adressait surtout à la classe moyenne qui voulait participer au développement économique et culturel occidental. Dans le manifeste Der Judenstaat,[11] rédigé en 1896, à la veille du Premier Congrès Sioniste à Bâle, ainsi que, plus tard, dans son roman Altneuland,[12] publié en 1902, Herzl s’intéresse avant tout aux problèmes des Juifs piégés entre l’espoir d’intégration dans la vie moderne, et l’antisémitisme qui l’accompagne. La solution préconisée par Herzl était fondée sur une conception légaliste visant la création d’une entité nationale à l’issue des efforts politiques de son mouvement. Aux trois principes fondamentaux du sionisme selon Herzl: l’existence d’un peuple juif, l’impossibilité de son assimilation par d’autres peuples et la nécessité de créer un État particulier, qui prenne en charge le destin de ce peuple, le Congrès de Bâle de 1897 ajoute un quatrième: le droit des Juifs à s’installer en terre d’Israël, donc dans la région palestinienne de l’Empire ottoman.

En tant que représentant des Juifs de l’Europe orientale, Ahad Ha-Am est surtout concerné par la situation du judaïsme qui ne peut plus être contenu dans les limites de la tradition. Il propose comme solution un „sionisme culturel“: l’établissement de petites colonies sur le territoire de la Palestine dans le but de faire revivre l’esprit et la culture du judaïsme dans le monde moderne. Ahad Ha-am croyait que, en s’établissant sur ce territoire historique, les Juifs religieux allaient remplacer leur attachement métaphysique à la Terre promise par une renaissance culturelle où la langue hébraïque serait importante non seulement pour sa signification religieuse, mais surtout en tant que partie intégrante de la vie juive.[13]

On pourrait affirmer que, dans la querelle opposant Herzl à Ahad Ha-Am, Benjamin Fondane aurait pu se situer plutôt du côté du visionnaire du „sionisme culturel“. Toutefois il ne prend pas de position nette dans les débats sur la vie communautaire ou le sionisme. A la différence du militantisme national des articles A. L. Zissu, son mentor et ami, Fondane garde presque toujours le ton détaché d’un intellectuel raffiné.[14] Ses articles parus dans Mântuirea reflètent les tensions à l’intérieur de ce mouvement, oscillant entre utopie et pragmatisme, entre le désir de renaissance spirituelle et les aspirations territoriales.[15] Le sionisme est perçu par Fondane non comme une rupture avec le judaïsme traditionnel mais comme sa nouvelle émergence:

Depuis lors, le Juif sans barbe, hors du ghetto, mais maltraité avec une superbe constance – est resté Juif et en plus devenu sioniste. Ce qui équivaut à une religion sans rituel, sans viande kasher, sans lavage rituel des mains, sans Kabbale ni rabbin obligatoire.[16]

Fondane s’interroge sans cesse sur la tension entre deux conceptions de l’existence, inhérentes à la condition juive: celle d’un destin individuel et celle du destin collectif.

Dans l’interview avec l’avocat Arnold Margoline, l’éphémère ministre adjoint des affaires étrangères de la non moins éphémère république d’Ukraine. Fondane est visiblement fasciné par une alternative au modèle bolchévique, un état ukrainien où les Juifs participent de façon démocratique dans les affaires publiques. Ses questions révèlent les domaines qui l’intéressent: la possibilité d’une autonomie politique et culturelle juive, la participation des Juifs aux nouvelles structures politiques du pays et la question de savoir si l’option bolchévique est populaire parmi les Juifs.[17]

Fondane se méfie de ce qu’on pourrait appeler l’„efficacité“ du modèle socialiste comme solution pour un futur état juif. De même qu’Otto Warburg, dont il traduit „Idées pour socialiser la Palestine“, il considère le marxisme comme „un interventionnisme d’état absolu“ qui mène à la „militarisation économique“: „les gens auront tout en parties égales. Mais ils n’auront rien“.[18]

Pour Fondane, la Palestine est un territoire plus mythique que réel, qui stimule son imagination et lui suggère des associations bibliques. Son texte Vision de la Palestine*(Palestina văzută), écrit suite à la projection en Roumanie, du film documentaire La vie des Juifs en Palestine[19] est singulièrement ambigu. Le paysage réel, vu dans un film documentaire le choque par son aridité, et il essaie de retrouver derrière les images de l’écran, „les paysages bibliques“. La „vie nouvelle“ qui renaît sur la terre d’Israël l’effare et le fascine à la fois.

*Texte reproduit sur notre site parmi les articles de Fondane

Cet article est extrait d'un texte paru dans: Orient lointain – proche Orient : La présence d’Israël dans la littérature francophone. Eds. Till R. Kuhnle, Carmen Oszi, Saskia Wiedner, Edition Lendemains vol. 15, Gunter Narr Verlag, Tübingen, 2011.


[1] B. Fundoianu : „Utopie et territoire“ (Mântuirea I, No 6, 29 janvier 1919), dans: Monique Jutrin (éd.): Entre Jérusalem et Athènes - Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme, Paris: Parole et Silence 2009, p. 138.

[2] Rappelons que les Juifs roumains n’ont obtenu la nationalité roumaine qu’en 1923.

[3] Hatikvah était une revue sioniste de Galatz; Fondane y publie un de ses premiers articles, consacré à son oncle, Elias Schwarzfeld (1855-1915), publiciste et historien de la communauté juive de Roumanie, décédé en exil en France : „Le frère de ma mère“, Hatikvah, I, 1915, No. 3, 7 juillet, pp. 51-52.

[4] Fondane y publie „Dans le cimetière juif de Jassy“, qui contient des impressions nostalgiques lors de la mort prématurée de son père; [titre original: „Cimitirul evreiesc de la Iaşi“, (Lumea evree, le 14 février 1920).

[5] Jacob Groper (1890-1968) fut un des pionniers de la poésie yiddish en Roumanie; Fondane lui consacre son article „Paroles à propos d’un ami“ („Cuvinte despre un prieten“, dans: Lumea evree, I, 1919, 9, 1er novembre, p. 1). Jassy était un centre de culture yiddish; la première revue de langue yiddish, Licht, y parut en 1914.

[6] Avram Steuerman-Rodion (1872-1918), poète et publiciste d’orientation socialiste, médecin de profession. Parent par alliance de Fondane, il encouragea ses débuts poétiques. Le suicide de Rodion à son retour du front, en 1918, l’impressionna fortement (Cf les articles dans Scena, II, 1918, N° 273, 12 octobre, p. 2. et dans Mântuirea, I, 1919, N° 232, 10 octobre, p.1).

[7] A.L. Zissu (1888-1956), publiciste, écrivain, idéologue et leader sioniste, écrivain, directeur de Mântuirea (1919). Adolescent, Fundoianu le connut à Jassy, et resta en relation avec lui après s’être établi en France.

[8] Les articles de Fondane sur des sujets concernant le judaïsme et le sionisme, traduits en français, se trouvent parmi les textes réunis par Monique Jutrin sous le titre Entre Jérusalem et Athènes - Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme (Parole et Silence, 2009).

[9]Theodor Herzl (1860-1904), journaliste et écrivain juif autrichien, fondateur du mouvement sioniste et fondateur du Fonds national juif pour l’achat de terres en Palestine.

[10]Ahad Ha-Am ou Asher Hirsch Ginsberg (1856-1927) est un penseur nationaliste et leader du mouvement Hovevei Tsion [Amants de Sion]. Il est l’un des pères de la littérature hébraïque moderne.

[1] B. Fundoianu : „Utopie et territoire“ (Mântuirea I, No 6, 29 janvier 1919), dans: Monique Jutrin (éd.): Entre Jérusalem et Athènes - Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme, Paris: Parole et Silence 2009, p. 138.

[2] Rappelons que les Juifs roumains n’ont obtenu la nationalité roumaine qu’en 1923.

[3] Hatikvah était une revue sioniste de Galatz; Fondane y publie un de ses premiers articles, consacré à son oncle, Elias Schwarzfeld (1855-1915), publiciste et historien de la communauté juive de Roumanie, décédé en exil en France : „Le frère de ma mère“, Hatikvah, I, 1915, No. 3, 7 juillet, pp. 51-52.

[4] Fondane y publie „Dans le cimetière juif de Jassy“, qui contient des impressions nostalgiques lors de la mort prématurée de son père; [titre original: „Cimitirul evreiesc de la Iaşi“, (Lumea evree, le 14 février 1920).

[5] Jacob Groper (1890-1968) fut un des pionniers de la poésie yiddish en Roumanie; Fondane lui consacre son article „Paroles à propos d’un ami“ („Cuvinte despre un prieten“, dans: Lumea evree, I, 1919, 9, 1er novembre, p. 1). Jassy était un centre de culture yiddish; la première revue de langue yiddish, Licht, y parut en 1914.

[6] Avram Steuerman-Rodion (1872-1918), poète et publiciste d’orientation socialiste, médecin de profession. Parent par alliance de Fondane, il encouragea ses débuts poétiques. Le suicide de Rodion à son retour du front, en 1918, l’impressionna fortement (Cf les articles dans Scena, II, 1918, N° 273, 12 octobre, p. 2. et dans Mântuirea, I, 1919, N° 232, 10 octobre, p.1).

[7] A.L. Zissu (1888-1956), publiciste, écrivain, idéologue et leader sioniste, écrivain, directeur de Mântuirea (1919). Adolescent, Fundoianu le connut à Jassy, et resta en relation avec lui après s’être établi en France.

[8] Les articles de Fondane sur des sujets concernant le judaïsme et le sionisme, traduits en français, se trouvent parmi les textes réunis par Monique Jutrin sous le titre Entre Jérusalem et Athènes - Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme (Parole et Silence, 2009).

[9]Theodor Herzl (1860-1904), journaliste et écrivain juif autrichien, fondateur du mouvement sioniste et fondateur du Fonds national juif pour l’achat de terres en Palestine.

[10]Ahad Ha-Am ou Asher Hirsch Ginsberg (1856-1927) est un penseur nationaliste et leader du mouvement Hovevei Tsion [Amants de Sion]. Il est l’un des pères de la littérature hébraïque moderne.

[11] Theodor Herzl: L’Etat des Juifs, trad. Claude Klein, Paris, Editions de la découverte, 1990. Edition originale: Der Judenstaat: Versuch einer modernen Lösung des Judenfrage, 1896.

[12]Th. Herzl: Le Pays ancien-nouveau, trad. Paul Giniewski, Paris, Stock 1998.

[13] Les essais de Ahad Ha-Am sont rassemblés sous le titre Al paraschat ha-drachim (La croisée des chemins). La première édition a été publiée en allemand à Berlin Am Scheidewege (Jüdischer Verlag 1893) et en hébreu à Odessa (Imprimerie Bellinson 1895.)

[14] Dans cette perspective, l’attitude de Fondane s’inscrit dans la conception défendue par Julien Benda (La Trahison des clercs, NRF, 1927) sur le rôle de l’intellectuel comme gardien d’un esprit critique par rapport aux passions idéologiques et politiques, puisque toute idéologie implique une distorsion de la vérité.

[15] Cf B. Fundoianu: „Utopie et territoire“, Mântuirea, I, 1919, 6, 29 janvier, p.1.

[16] B. Fundoianu: „Si je vivais en Roumanie“, Mântuirea, I, 1919, 15, 7 février, p.1.

[17] B. Fundoianu: „Entretien avec M. Arnold Margoline“, Mântuirea, I, 1919, 66, 30 mars, p. 1; I, 1919, 67, 31 mars, p. 1.

[18] B. Fundoianu: „Utopie organisée“, Mântuirea, I, 1919, 35, 27 février, p. 1.

[19]Ce film a été réalisé en 1913 par Noah Sokolovsky (Mizrah co. d’Odessa, caméra Meiron Ossip Grossmann) à la veille du 11e congrès sioniste Longtemps disparu, ce film sera retrouvé vers le milieu des années 1990 au Centre National de la Cinématographie Bois d’Arcy en France.