SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Articles sur Fondane

Fondane et la relativité

Michaël Finkenthal

L'article traduit dans ce Cahier a été écrit en 1922 par un très jeune Fondane (Fundoianu) habitant encore la Roumanie. Je souligne ces deux points, pour signaler à la fois le manque d’expérience de l’auteur – un poète qui laissait à peine entrevoir le philosophe à venir à travers ses articles épars dans la presse quotidienne et littéraire de l'époque - et son intuition extraordinaire du significatif. Il faut remarquer aussi que l'article est écrit quelques années seulement après l'apparition de la théorie généralisée de la relativité (1915-17).

Une nouvelle idole logique n'est pas seulement un bel exemple de “l'intuition du vrai” d'un penseur de génie, mais il est aussi très important pour le travail d'archéologie intellectuelle qui nous reste à faire, sur l'évolution de la pensée philosophique de Benjamin Fondane. Car le titre annonce déjà la pensée du philosophe qui écrira vers la fin de sa vie dans Baudelaire et l'expérience du gouffre (en se référant à Paul Valéry): “Ce qu'il aime dans l'esprit c'est son pouvoir d'ordonner, de jeter sur tout néant une ‘technique’. Mathématicien, il s'irrite qu'il puisse y avoir des courbes sans tangeantes possibles et des fonctions sans dérivées; physicien, la seule postulation d'une loi du discontinu le froisse”. La réalisation la plus importante et la plus spectaculaire de la pensée humaine contemporaine, est rejetée par le jeune Fondane comme une autre “idole logique”.

Son intuition - car il ne comprenait vraiment ni les mathématiques ni la physique impliquées dans la nouvelle théorie - est extraordinaire; dans un article de vulgarisation écrit en 1919 et publié dans le London Times, Einstein expliquait en effet la nature de sa nouvelle théorie, comme appartenant au groupe de “théories de principes” (en opposition aux “théories constructives” basées sur la synthèse des faits et observations empiriques), fondées sur la “perfection logique et la sécurité de ses fondations”. L'exergue qui cite le mathématicien français Jules Tannery (1848-1910), est une énonciation de ses postulats: Il ne faut pas trop croire dans les abstractions logiques de la pensée humaine. Le monde de la mathémathique, de la physique, de la chimie, bref, le monde des sciences “objectives” (ou “positives”), n'est pas un monde “réel”; il est seulement une fiction créée par une simplification qui permet les mesures quantitatives et les formules (lois) qui lient les résultats de ces mesures. De plus, dit Fondane, les lois de ce monde soi-disant objectif, doivent être confinées à ce cadre seulement: “La relativité d'Einstein s'applique uniquement en mécanique et en physique”, “s'applique au temps”; “[la relativité] est le produit de la vitesse.”, etc. Ce qu'on voudra appeler “relativité” en psychologie et en philosophie est quelque chose d'essentiellement différent parce qu'il implique une relativité du savoir. L'importance de la nouvelle théorie au-delà de ses confins, consiste dans le fait qu'elle montre la faiblesse de la notion de l'absolu: “l'absolu est devenu un mot ridicule et il part des sciences, comme il a fallu qu'il parte de la morale”. L'absolu est une invention humaine, une invention basée sur l'observation de la constance de certains phénomènes autour de nous. Notre pensée, voilée par cette illusion, crée une image faussée du monde, et la question: “est-il possible d'avoir une connaissance objective du monde?” s'impose comme corollaire. La réponse - déjà en 1922 - est un “non!” catégorique. “Notre cerveau n'est qu'une fabrique d'erreurs, et l'erreur l'emportant à un moment historique donné, porte le nom de vérité". Et Fondane de conclure: “Le relatif serait-il, en vérité, le seul absolu possible?”.

Evidemment, on pourrait exploiter cette attitude pour revendiquer Fondane comme penseur postmoderne avant la lettre; mais ce que je trouve vraiment intéressant dans cet article de jeunesse, est plutôt la découverte in nuce des idées que l'auteur développera plus tard. Et ce qui est encore plus surprenant, c'est que ces idées chestoviennes lui sont propres avant même d'avoir rencontré celui qui va devenir son maître à penser philosophique. En effet, c'est dans le chapitre Révolte et soumission publié à Paris en 1929 dans le volume Sur les balances de Job, que Chestov soutient que “la raison est destinée seulement à guider l'homme à travers son existence empirique”, et que “entre philosophie et science il n'y a aucune liaison”. Notre désir de connaître est né de nos propres limitations. Chestov aussi était en plein accord avec Tannery en écrivant: “nous nous efforçons de tout notre coeur d'éliminer de nos vies tout ce qui est 'soudain', 'spontané' ou 'inattendu'”. Toutefois il allait plus loin, considérant que ce n'est pas que la science qui élimine le particulier, mais la philosophie “conventionnelle” aussi. Jeune, Fondane avait déjà l'intuition de ce fait quand il parlait de l'habitude inhérente à notre pensée de se débarrasser du particulier, d'adopter “le culte de l'imperceptible” (comme le nommait Chestov), pour pouvoir établir des lois basées sur les concepts “opérationnels”. Les petites variations qui permettent de distinguer entre les objets et les êtres apparemment identiques, fussent-ils des chats, des pierres ou des humains, permettant ainsi de créer des espèces et des genres, sont négligées, considérées comme “imperceptibles”. “Le culte de l'imperceptible” associé à “l'impersonnel”, rendent possible la connaissance scientifique, ou - comme l'écrivait Fondane - nous amènent à “vivre dans un monde de rapports que nous pouvons supposer constants”.

Plus tard, surtout à travers les articles sur Bachelard publiés dans les Cahiers du Sud, nous pourrons identifier des influences chestoviennes - comme par exemple quand il écrit à propos du Nouvel esprit scientifique: “ [la science] est une humble servante des besoins utilitaires et sociaux de l'homme”. Mais, dans le même article écrit en 1935, on retrouve les échos de ce que le jeune Fundoianu écrivait en 1922: “L'enseignement des sophistes que l'homme est la mesure de toute chose, corrigé par Poincaré dans le sens que l'instrument ne mesure que lui-même dans les choses.”

En fait, la conclusion de cet article écrit par un penseur plus mûr et plus cultivé aussi bien dans les sciences que dans la philosophie, n'est qu'une extension de la conclusion de l'article de jeunesse: “A force de manoeuvrer le réel pour le rendre ‘approprié’ à la pensée, la science le fait disparaître petit à petit”.