SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Parole biblique et pensée existentielle N° 17

Ces choses qui n’ont ni commencement ni fin

Monique Jutrin

Alors que les poèmes roumains de Benjamin Fondane se présentent plutôt comme des monologues lyriques, décrivant une situation, les poèmes français sont plus narratifs, une sorte de récit les sous-tend. Rappelons le début d’Ulysse:

J’étais un grand poète né pour chanter la joie

ou celui de Titanic :

C’est un rêve effrayant et je m’y trouve encore

Toutefois, les considérations sur l’agencement du récit poétique m’ont entraînée au-delà des problèmes formels, et m’ont ramenée à la nébuleuse entre Jérusalem et Athènes. J’ai relu Mimesis d’Eric Auerbach.[1]

Mimesis

Sous-titré : La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, paru à Berne en 1946, traduit en français en 1968 et abondamment commenté durant les années 70-80, lors de la discussion sur le réalisme en littérature. Précisons les circonstances dans lesquelles ce livre fut rédigé. Né à Berlin en 1892, Eric Auerbach avait étudié la philologie latine et romane, le droit et l’histoire de l’art. Pour fuir le nazisme, il se réfugia entre 1935 et 1948 à Istanbul, où Léo Spitzer l’avait précédé. Il écrivit Mimesis entre 1942 et 1945. La bibliothèque d’Istanbul étant fort limitée, il disposait surtout des grands textes classiques.

Soulignons que ce livre appartient au domaine de la Geistwissenschaft, que l’on pourrait traduire par : science de l’esprit ; car dans les pays germanophones il n’y a pas de cloisonnement, aussi stricte qu’en France, entre littérature et philosophie. Ceci explique que plutôt qu’un ouvrage de pure critique littéraire, Mimesis se lit comme une réflexion existentielle sur la littérature et la pensée occidentale.

J’ai relu en particulier le premier chapitre : « La cicatrice d’Ulysse », où l’auteur compare les procédés du récit homérique à ceux du récit biblique. Il choisit comme exemples, d’une part le chant XIX de l’Odyssée, racontant le retour d’Ulysse à Ithaque, au moment où le héros est reconnu par la vieille nourrice grâce à la cicatrice sur sa cuisse ; et d’autre part le sacrifice d’Isaac dans Genèse XXII. Dans l’Odyssée, pas un contour n’est flou ni estompé, tout y est clairement exprimé et exposé. Une longue digression rappelle même le circonstances ayant causé la blessure d’Ulysse, car il ne faut rien laisser dans l’ombre. Par contre, dans le récit biblique, tout reste obscur, y compris l’espace et le temps, l’on ignore où se trouvent les personnages. Nous savons seulement que le voyage dure trois jours. De Dieu l’on ne perçoit qu’une voix venue d’on ne sait où, et d’Abraham nous ne connaissons que sa réponse : « Me voici ». Contrairement au texte grec, le discours direct ne sert pas à communiquer une pensée , mais plutôt à suggérer un non-dit. Aussi ce récit exige-t-il des commentaires, des conjectures, toute une réflexion qui en approfondit la visée. Auerbach insiste sur le fait qu’il ne faut pas perdre de vue cet arrière-plan. Il rappelle aussi que les rédacteurs de la Bible n’étaient pas simplement des chantres de légendes, mais des historiographes. Dans la mesure où l’Ancien Testament traite de l’histoire humaine, il relève à la fois de trois domaines : légende, narration historique et théologie interprétative de l’histoire. L’action de Dieu intervient si profondément dans la réalité que les domaines du sublime et du quotidien sont indivisibles. De plus, l’ambition de la Bible est de représenter l’histoire universelle : commençant à l’origine des temps, elle ne finira qu’avec l’accomplissement de la Promesse.[2]

Ces considérations d’Auerbach rappellent évidemment celles de Fondane dans Judaïsme et Hellénisme : nous sommes dans la même sphère d’idées, dans les mêmes catégories d’une pensée qui oppose Jérusalem à Athènes. Dans les deux derniers chapitres, consacrés à l’art, Fondane oppose l’art grec et l’art juif : alors que l’art grec se déploie dans l’espace, l’art juif se situe dans le temps. Les Grecs excellent dans la sculpture et l’architecture, les Juifs dans la poésie lyrique. Les uns sont attachés à la représentation des réalités extérieures, alors que les autres traitent davantage de la vie intérieure. Fondane oppose un sceptique juif, l’Ecclésiaste, à Lucien, sceptique grec, les psaumes de David aux dithyrambes de Pindare. « D’une part, un effort constant pour trouver le mot juste, pour remplacer la représentation des choses par les choses mêmes, pour coucher le paysage sur le papier. On veut évoquer une montagne, un berger traînant derriere soi des moutons noirs, un sol pauvre. Il va falloir montrer la montagne, le berger, les brebis et le sol : voilà tout l’art grec. D’autre part, un art où les objets vus sont purement accessoires. Les mots ne désignent pas un objet : les brebis, le berger, le sol, mais des abstractions : souffrance, honte, malédiction, élévation, abaissement etc. Or il n’existe pas d’objet souffrir, d’objet honte, d’objet élévation. Ces mots ne séduisent pas l’oeil, ils vont au-delà de l’ouïe, jusqu’à un état d’âme. »

Plus loin, Fondane caractérise le Dieu de la Bible : « Comme il est vague, ce Dieu sans forme, ce Dieu-flamme, ce Dieu-essence ! Il ne viole pas les filles des hommes comme les dieux grecs. […] Le prophète n’a pas tendu la main à Dieu comme l’a fait l’intelligent Ulysse. Et le dieu juif ne donne pas au prophète des conseils sages et pratiques comme le dieu grec s’adressant au vagabond au retour de Troie. » Fondane ajoute que ces préceptes ne s’appliquent pas à tout l’art grec, ni à toute la Judée, mais uniquement à sa partie représentative.[3]

Il est évident que certaines conclusions peuvent être considérées comme des vues de l’esprit. L’opposition entre l’art grec et l’art biblique est loin d’être aussi absolue. Cependant, ce qui nous intéresse ici, c’est la manièr dont ces textes furent appréhendés, et la façon dont certains topoi comme Athènes et Jérusalem cheminent et circulent. Rappelon aussi que Fondane utilisait ces topoi comme un repoussoir pour mieux affirmer son argumentation.

Poésie et récit. Incipit et clausules

Voyons à présent si les considérations précédentes se traduisent dans la structure même des poèmes de Fondane. Ceux-ci seraient-ils en résonance avec le récit biblique ? Pour Fondane, le poème n’est évdemment pas une construction rhétorique, mais un ensemble organique, un corps qui respire, crie, pleure, hurle, …Daniel Mesguich disait à Dominique Guedj : « il y a une voix dans l’encrier ». Un homme est toujours présent derrière le texte, il vit encore dans l’encre imprimée du livre.

L’espace même de la page où s’inscrivent les vers, l’agencement des blancs, le choix des caractères, participent du caractère concret, charnel, de cette poésie. Car le blanc est un élément fondamental : signe de la respiration et du souffle, signe de la présence, de l’absence, et le lien dynamique entre eux. Les caractères choisis ont également leur signification ; les majuscules rendent l’intensité de la voix, les italiques sont une mise en relief. Alors que la majuscule claironne solennellement un début, la miniscule, à voix basse, nous introduit dans un processus qui se poursuit. [4]

Même si je vais tenter d’isoler pour les analyser certains éléments du poème, je serai toujours contrainte d’aller au-delà des observations formelles. Ainsi, depuis longtemps, je m’interroge sur les incipit et les clausules des poèmes de Fondane, c’est-à-dire sur les commencements et les fins. Lorsque j’ai travaillé sur les manuscrits pour réunir les Poèmes retrouvés, ce sont les incipit qui m’ont guidée, me permettant d’identifier les brouillons et les variantes. Car les incipit des séquences demeurent invariables : certains apparaissent dès 1927-28, et cheminent durant des années comme :

Plus loin ou c’est trop tard (MF 31)

Mais je m’avance dans la nuit (MF 175)

Un grand nombre d’incipit nous projettent dans une réalité inconnue, mal définie, dans une histoire ou un processus qui a commencé bien auparavant :

Il y avait longtemps que le spectacle était commencé (MF21)

ça commencait toujours par des prises de vues (MF62)

mais il y a longtemps que ça se passe ainsi (MF57)

et cependant les choses sont là, les mêmes choses…(MF66)

Nous sommes dans un éternel recommencement ou dans un dialogue entamé depuis longtemps :

Oui, j’ai aimé le monde (MF43)

Aucune importance, bien sûr,(MF53)

Et que faire d’un début comme :

On cessa de parler sans motif, puis avec
motif…ensuite vint la nuit…ensuite, ensuite
je ne sais plus très bien et on se sépara
ou peut-être était-on séparé depuis bien
longtemps…depuis des siècles peut-être…
(MF 254)

Qui parle ? A qui ? A quel interlocuteur silencieux ? Le lecteur est projeté au milieu d’une réalité dont il ignore tout. Aucune certitude, aucune précison ne lui est donnée, les catégories du temps et de l’espace restent floues.

Il en va de même pour les clausules. L’on désigne par ce terme une fin de poème qui se distingue nettement du reste : soit comme une pointe avec effet de surprise, soit un vers plus court, ou précédé d’un tiret, ou encore séparé par un blanc du corps du poème.[5] Parfois le poète utilise des caractères différents. En fait, Fondane use de tous ces moyens énumérés, et parfois de plusieurs à la fois. Ainsi, un dernier vers, détaché, est parfois en italique ou en majuscules :

IL MONTE (MF41)

aux confins de la vie et de la mort – promises. (MF61)

Un temps de folie et de haine ?

SANS DOUTE ! (MF147)

Dans les premiers poèmes en langue française, l’utilisation du dernier vers détaché était presque systématique. Ensuite, Fondane en fit un usage plus sélectif. La fin d’Ulysse, restée identique dans les diverses versions, rappelle celle de « Zone » d’Apollinaire avec ses trois vers détachés :

Liés par nous-mêmes, c’est trop !
Veux-tu que l’on se jette à la mer – librement ?
J’ai hâte d’écouter la chanson qui tue !...
(MF73)

Liés par nous-mêmes, se jeter à la mer librement, c’est à un saut dans l’inconnu que nous convie le poète. Non pas une mort volontaire, mais une audace suprême, non pas un refus de la vie, mais le refus de la finitude imposée. Opposant le philosophe grec au prophète biblique, Chestov écrivait : « Le prophète juif sent au-dessus de lui un Dieu vivant qui a, par sa volonté, crée un homme vivant. […] Le philosophe se soumet à l’enfer et à la mort et trouve son bien suprême dans cette soumission libre, tandis que le prophète défie en un combat terrible et suprême l’enfer et jusqu’à la mort elle-même. »[6]

Dans le sonnet La chair a beau crier, analysé l’an dernier, le dernier vers est détaché : …ô terres du futur ! Puissants orteils ! …

Till Kuhnle nous faisait remarquer que le blanc souligne le hiatus qui sépare le moi des terres futures. Là encore, nous sommes conviés à un formidable bond. Et sans doute faut-il que les orteils soient bien ancrés dans le sol pour prendre leur élan et bondir aussi haut.[7]

Souvenons-nous aussi de la séquence de Titanic commençant par :

J’ai marché derrière quelqu’un – et ce n’était pas Lui

et se terminant par le vers détaché :

un grand soleil réel qui me baisait la bouche .( MF 143)

Le mot réel est en italique pour le souligner : l’on connaît l’importance de ce terme chez Fondane.[8] Citons encore la fin de L’Exode : C’EST !

Gérard Dessons, qui a beaucoup travaillé sur l’espace du poème, m’écrivait qu’il suppose que chez Fondane la question du vers détaché dépasse la dimension rhétoricienne de la clausule. En effet, l’on peut nommer existentielle cette clausule qui nous projette dans un autre espace, un autre temps, une autre réalité, au-delà du possible.

Jean Lescure affirmait que l’on ne comprendra rien à la poésie de Fondane, si l’on ignore son exigence du bond, qu’il definit comme : « une possibilité de rupture violente dans la conscience ». Dans son texte d’hommage à Fondane dans les Cahiers du Sud, il écrivait : « La leçon de Fondane, c’est qu’il n’y a pas de conclusion, […] c’est que la poésie ne touche pas à l’éternité, mais qu’elle fixe le bondissement , c’est qu’il n’y a pas de recours en dehors du bondissement interminablement recommencé. » Et Claude Vigée, à la suite de Jean Lescure, définit la poésie de Fondane comme une succession de bondissements.[9]

Ces choses n’ont ni commencement ni fin

Ces choses n’ont ni commencement ni fin : c’est l’incipit d’un des textes de Au Temps du Poème. En effet, selon le judaïsme, le livre de la Création, la Genèse, Bereshit en hébreu (au commencement) commence par la lettre beth, deuxième lettre de l’alphabet hébraïque. Selon les commentateurs, cela signifie qu’il n’y a pas de véritable début. « Aleph, première lettre, est à jamais soustrait en tant que commencement absolu ; et l’homme ne peut connaître que la manifestation première du beth », affirme Eliane Amado Lévy-Valensi.[10] Elle poursuit : « L’histoire n’appartient à l’homme que dans la mesure où il la découvre suspendue entre deux mystères, l’origine et la fin, qui lui demeurent inaccessibles.»[11] André Neher faisait remarquer que, lorsque commence l’histoire, « on est déjà dedans ». [12]

Les 13 articles de la foi de Maimonide, repris dans la prière du matin : Adon Olam ( maître du monde), présentent Dieu comme n’ayant ni début ni fin, ayant régné avant la création du monde. Souvenons-nous du vers qui figure dans Le psaume du lépreux : Toi qui n’as ni commencement ni fin : c’est ainsi que le lépreux de Fondane s’adresse à Dieu dans ce poème roumain de 1917. Cette question des commencements et des fins ne cessera de le tarauder. La première des strophes alphabétiques à la fin de L’Exode interroge :

Si toute chose a un commencement,
s’il faut que toute chose meure,
dis-moi alors : pourquoi les morts
se retournent dans leur cercueil ?

Suivent neuf autres strophes interrogatives émettant une hypothèse qui demande à être réfutée, exige une explication. Les strophes alphabétiques de L’Exode évoquent d’ailleurs la création du monde et sa fin.

Léon Chestov lui aussi était tourmenté par les commencements et les fins, ainsi qu’en témoigne le titre d’un de ses livres. Dans la préface il nous explique : « Nous irons vers les commencements, nous irons vers les fins, quoique nous soyons à peu près sûrs de n’atteindre ni le commencement ni la fin. »[13]

Ainsi, nous avons été entraînés bien au-delà d’une réflexion sur le récit poétique. Car l’interrogation sur les commencements et les fins parcourt toute l’oeuvre de Fondane, poétique et philosophique, elle lui est consubstantielle. Nous la retrouvons jusque dans sa conception de la biographie : « On nous fait croire que l’homme a de quoi remplir sa vie, qu’il avance vers quelque chose, qu’il peut arriver à quelque chose […] nous demandons à toute vie de conclure. Et si elle ne conclut pas, on force les évènements […]. » [14] Il en va de même pour le processus de la création poétique. Rappelons que Fondane avait sous-titré la deuxième version d’Ulysse, restée inachevée, apres avoir barré les mots édition définitive : Edition sans fin. Car il ne cessait de remanier ses textes, de les récrire sans fin. Dans sa dernière lettre à Boris de Schloezer, nous lisons : « Mais le moyen d’avoir une pensée FINIE sur quoi que ce soit ! J’ai écrit sur mon manuscrit d’Ulysse : Edition sans Fin, et cela est vrai de tous mes bouquins. J’ai envie de tout recommencer à l’infini ; heureusement qu’il y a les revues, l’édition et la mort, en fin de compte, pour mettre un terme provisoire à ces travaux de Sisyphe. »[15]

[1]Gallimard, 1968. Traduit par Cornélius Heim.

[2] Selon Robert Alter, Mimesis est un travail pionnier pour l’étude du récit biblique, fruit d’une pénétrante intuition, dont les conclusions furent confirmées par les recherches érudites récentes de certains universitaires israéliens (L’Art du récit biblique, Bruxelles, éditions Lessius, 1999, traduit de l’anglais).

[3] Le deuxième chapitre de Mimesis oppose un récit de Pétrone, Fortunata, ainsi qu’un passage de Tacite, au Reniement de Pierre dans la version de saint Marc. Selon Auerbach, la narration du Reniement de Pierre est incompatible avce le style de la littérature classique gréco-romaine. Car il s’agit d’un tragique d’un autre ordre, d’un conflit inachevé et infini.

[4]Dans le manuscrit de la première version d’Ulysse (1933), les séquences commençaient tantôt par des majuscules, tantôt par des miniscules. Dans les épreuves, Fondane supprima toutes les majuscules, sauf pour la « Chanson de l’émigrant », seul poème pourvu d’un titre, et dont chaque strophe commence par une majuscule. Par contre, dans les manuscrits de la deuxième version d’Ulysse, des majuscules apparaissent parfois.

[5] Selon la définition de Michèle Aquien, Dictionnaire de poétique, Livre de Poche, 1993, p.83.

[6]« Spéculation et prophétie », Palestine. Nouvelle revue juive, N 0 4, 1929. Repris dans : Spéculation et révélation, L’Age d’Homme, 1981.

[7] Dans le Cahier Benjamin Fondane N013, p.58, Evelyne Namenwirth notait qu’il fallait avoir les pieds ancrés dans le sol pour produire un cri.

[8] Fondane écrivait à Jean Lescure : « Oui, comme vous, je verrais le réel dans l’épreuve de la foi. » Lettre de l’hiver 39-40, reproduite en fac-similé dans Fondane le gouffre et le mur, Proverbe, 1999, p.53.

[9] Claude Vigée, « Un cri devenu chant », Europe, mars 1998.

[10] La Poétique du Zohar, Editions de l’Eclat, 1996, p.11.

[11] Ibid.,p.182. Les chapitres concernant la Poétique de l’origine et l’Histoire sont consacrés à cette problématique.

[12] Ibid., p.11.

[13] Les Commencements et les fins, L’Age d’Homme, 1987, p.9. Nous renvoyons le lecteur à l’analyse de Geneviève Piron dans : Léon Chestov, philosophe du déracinement, L’Age d’Homme, 2010, p.237.

[14] Préface à la deuxième édition de Rimbaud le voyou, Plasma, 1980, p.15.

[15] Lettre de janvier 1944, conservée dans le Fonds Boris de Schloezer de la Bibliothèque municipale de Monaco.