SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Une bibliothèque vivante - Fondane et la Grande Guerre N° 18

Deux frères de lait noir : Benjamin Fondane et Yvan Goll

Gisèle Vanhese

De profondes affinités lient Fondane et Goll, en particulier leur itinéraire ulyssien à travers les pays, les langues et les cultures. Juif alsacien, Goll rédige une grande partie de son œuvre en allemand et choisit, en 1919, de vivre à Paris et de continuer à écrire plusieurs recueils en français. Il abandonnera la langue allemande de 1933 à 1948. Paru en 1951, alors qu’il est rentré à Paris de l’exil américain, le recueil Das Traumkraut (L’Herbe du songe) est considéré comme son chef-d’œuvre dans cette langue. En 1949, il rencontre Paul Celan avec lequel il noue une amitié profonde.
Tout réunissait Fondane et Goll : une attraction pour les mêmes thèmes et pour les mêmes matrices scripturales. Ces affinités culminent, à notre avis, dans ce que nous considérons comme le chef-d’œuvre français d’Yvan Goll : L’Élégie de Lackawanna. Écrite alors qu’il est en Amérique, plus précisément en 1943-44 selon Barbara Glauert-Hesse[1] (D. L., p. 555), cet ensemble de poèmes répercute encore longtemps après l’écho de la voix fondanienne. Écho qui sera modulé dans certains poèmes de Goll traduits en allemand par sa femme Claire, et cela dès 1949, paradoxe qui aurait certainement fait sourire – mais amèrement – Benjamin Fondane.
Soulignons la difficulté d’une telle étude, qu’aucun critique n’a entreprise jusqu’à aujourd’hui. D’une part, toute l’œuvre française de Goll n’est accessible actuellement que dans une édition critique allemande ; d’autre part, pour nous référer aux recueils fondaniens susceptibles d’avoir influencé la poésie de Goll, nous avons dû recourir à la première édition d’Ulysse parue en 1933[2] (P. R., U. 1, pp. 143-196), qui sera profondément remaniée ensuite dans les années 40 (M. F., U. 2, pp. 15-73), ainsi qu’à l’édition originale de Titanic de 1937 (qui ne diffère sensiblement pas de l’édition définitive). Notre démarche révèle, par ailleurs, combien l’étude de l’intertextualité peut apporter des éclaircissements pour une future édition critique, en particulier en ce qui concerne la datation de la genèse textuelle de certains écrits de Fondane, comme nous le montrerons pour L’Exode.

Sous le signe de l’élégie

Monique Jutrin observe que Fondane a souvent pratiqué le genre de l’élégie, dans ses derniers poèmes. L’un d’eux est explicitement intitulé Élégies (M. F., pp. 240-243) alors que d’autres offrent plutôt un climat élégiaque comme Neige tombée (M. F., pp. 245-246) et Lettre non-envoyée (M. F., pp. 243-245). L’élégie indique « un poème lyrique sur le thème du malheur, de la nostalgie, de la perte de l’être aimé, tourné vers un passé perdu »[3]. Mais en reprenant ce genre poétique, Fondane le transforme et le « mine de l’intérieur »[4]. En effet, si on y reconnaît les catégories qu’a définies Emmanuel Hocquard – le « poète élégiaque classique » et le « poète élégiaque inverse, ou poète tragique »[5] – l’élégie de Fondane « ne se confond ni avec l’une ni avec l’autre, car les fragments renvoient à un passé qui en garantit le sens »[6]. Signalons, par ailleurs, qu’un poème roumain de 1915 porte le titre d’Elegie[7].
Publié en 1915, le recueil de Goll, Élégies internationales. Pamphlets contre cette guerre propose des poèmes en prose. Le poème allemand Elegie, inséré dans Gedicht 1906-1930, reprend lui aussi la thématique de la première guerre mondiale. Mais c’est durant son exil américain que Goll va illustrer avec éclat cette matrice stylistique dans deux grands ensembles de poèmes, qui empruntent leur titre à des toponymes amérindiens : L’Élégie de Lackawanna et L’Élégie d’Ihpétonga. L’Élégie d’Ihpétonga, plus brève, sera suivie de deux autres séquences et Goll insèrera dans Les Cercles magiques de 1951 dix autres élégies plus courtes témoignant d’un radical changement d’imaginaire et d’écriture, le poète s’acheminant vers une poésie ésotérique qui caractérise aussi son chef-d’œuvre allemand Das Traumkraut.
L’Élégie de Lackawanna résonne d’une façon troublante et unique dans toute l’œuvre de Goll. Il s’agit d’une vaste série de poèmes publiée posthume en 1973 à Paris. Elle avait paru pour la première fois en édition bilingue anglaise, en 1970, sous le titre Lackawanna Elegy. Les poèmes sont répartis en huit sections : Amérique ; Le Fleuve ; Les Passagers, Les Ports ; New York, New York ; Les Docks, les Bateaux ; Les Ponts ; Les Vagues ; Les Statues, la Mort. Si les sept premières sections forment un ensemble cohérent, la huitième section marque une transition entre ce qui précède et les recueils qui vont suivre, où la thématique ésotérique va croître sous l’influence de la relecture des kabbalistes, talmudistes, alchimistes et mystiques. Ce son unique, si proche de la voix fondanienne, ne se répètera donc jamais plus. Dans sa Préface, Claire Goll écrit :

Lackawanna, nom indien, désigne à la fois un district, une rivière, une ligne de chemins de fer et une flotille de remorqueurs. Habitant à Brooklyn la colline – autrefois appelée « Ihpétonga » par les Indiens et qui surplombe le port de New York et les docks – Yvan Goll assista durant sept ans aux jeux et aux colères de l’East River, coulant sous nos fenêtres (D. L., p. 217).

Elle affirme que c’est au Memorial Hospital qu’il a appris quelle était la terrible maladie qui le frappait, la leucémie, et qu’à partir de ce moment, « l’idée de la mort, de sa mort, ne le lâche plus » (D. L., p. 217). Pour son traducteur, Galway Kinnel

La solitude lui a dicté ce chef-d’œuvre, les graves et magnifiques élégies de Lackawanna… Ces poèmes, chargés de tragédie personnelle comme les Elégies de Duino, sont le produit d’une dure et absolue réalité. Même davantage que les poèmes de Rilke, Lackawanna exhale, sans parfum, l’odeur de la mort (D. L., p. 218).

Pour restituer cette « dure et absolue réalité » qui le hante, Goll va, selon notre hypothèse, mêler sa voix à celle de Benjamin Fondane, dont il disséminera les traces intertextuelles à travers tout l’ensemble. Ces traces proviennent des deux recueils que Goll a certainement lus avant son départ : Titanic publié en 1937 aux Cahiers du Journal des poètes à Bruxelles, et surtout la première version d’Ulysse dans les mêmes Cahiers en 1933. Il est frappant de constater la connivence profonde de Goll avec la poésie fondanienne ; il l’interprète, la prolonge, anticipant même certains de ses aspects qui n’apparaîtront que plus tard dans des œuvres qu’il n’a pu lire dans son exil américain. Mais l’on sait que les deux écrivains se sont rencontrés plusieurs fois à Paris[8] ; et sans doute aussi Fondane lui a-t-il parlé de la gestation si complexe de L’Exode, dont il affirmait dans la Postface qu’il avait conçu ce texte « vers 1934, à un moment où il était fort loin de penser qu’il prophétisait » (M. F., p. 207).[9]

Refaire le périple d’Ulysse

La thématique de l’errance ne pouvait qu’interpeller Goll qui avait lui-même dédié un recueil entier à la figure de Jean sans Terre, à la fois son double poétique et une transmutation mythique du Juif errant. Et lorsque Fondane écrit « Je ne songeais pas, camarades, / qu’un jour nous referions ce voyage d’Ulysse » (M. F., U. 2, p. 69), il semble prophétiser le parcours même de Goll qui, dans L’Élégie de Lackawanna, reprend un à un les thèmes du recueil fondanien de 1933. Dès les premiers vers de Lackawanna, nous reconnaissons à la fois l’ampleur de l’espace américain et l’invocation fondanienne :

Amérique
Les langues de tes fleuves brûlent de soif
Amérique
Les houilles de tes montagnes sont folles de soleil
Amérique
Les bras des séquoias appellent la pitié des orages
Amérique Amérique (D. L., p. 221).

De son côté, Fondane avait évoqué ses impressions du premier voyage en Argentine en 1929, où les paysages sont en fait des visions – sinon des hallucinations – ce qui les relie directement aux évocations de Privelişti (Paysages) :

amérique amérique message de boue et de sang
j’ai suivi dans ta main les fleuves violents
j’ai gravi les degrés de ton sommeil j’ai vu
tes soleils mûrs rouillés comme de vieilles roues
l’œil ouvert sur l’écorce (P. R., U. 1, p. 182).

Chez les deux poètes, les mêmes fleuves irriguent à la fois la terre et le sang, les mêmes soleils éclairent les paysages, avec chez Goll la mise en relief d’un autre grand thème fondanien, celui de la soif. Notons que la première version d’Ulysse offre les mêmes caractéristiques formelles du texte de Goll, en particulier l’absence de ponctuation, procédé qu’abandonnera Fondane dans la version définitive. L’écrivain alsacien met de plus l’accent sur la thématique améridienne[10]. En effet, dès le début surgit l’inquiétante figure de l’Indienne, gardienne du passé américain – « Et l’Indienne debout sur son promontoire friable / Tourne vers toi son regard lourd de bitume » (D. L., p. 221) – dont la sombre aura s’étendra sur toute la première séquence Amérique.
Dans la deuxième séquence, Le Fleuve, centré sur le motif biblique de Super flumina Babylonis, apparaît pour la première fois le thème cardinal de l’émigrant avec la strophe finale :

Que vienne le douanier à bord
Ma malle ne contient que des masques de rêves
J’ai donné mon sourire aux pauvres
Et vendu ma chanson à fonds perdu (D. L., p. 245).

Les « masques » deviendront des Masques de cendre dans L’Élégie d’Ihpétonga ; quant à la « chanson », il s’agit d’un genre poétique que Goll comme Fondane ont proposé dans leurs œuvres. Goll introduit la figure de l’émigrant qui prendra toute son ampleur dans la séquence suivante – Les Passagers, les Ports –, celle qui offre la plus haute densité de motifs fondaniens. Notons que le terme passagers remplace celui d’émigrants privilégié par Fondane, l’imaginaire de Goll étant hanté par un sombre « complexe de Charon » :

Ceci est un temps où les hommes meurent avant leur mort


Assis sur leur valise qui ne contient que des boîtes vides
Ils regardent la danse de la vague éternelle
En attendant la barque du passeur (D. L., p. 248).

Avec passeur, Goll indique clairement sa référence au mythe de Charon, qui sera explicitement nommé dans la séquence New York, New York : « La barque de Charon atterrit à Fulton Market » (D. L., p. 255 ; cf. p. 262) dans une section au titre significatif Erebe-Bowery. L’eau s’ouvre sur un horizon funèbre : « mourir, c’est vraiment partir – écrit Bachelard – et l’on ne part bien, courageusement, nettement, qu’en suivant le fil de l’eau, le courant du large fleuve. Tous les fleuves rejoignent le Fleuve des morts »[11]. On retrouve la même constellation mythique dans la séquence Les Docks, les Bateaux:

Ils s’embarquent tous sur le navire
Les malles vides et le cœur vide
Prêts à duper les douaniers de la mort (D. L., p. 263).

Mais que ces passagers soient aussi des émigrants, comme chez Fondane, se déduit du fait qu’ils sont des étrangers voués à l’exil loin de la patrie :

Le passé se retire de leur mémoire


La chanson maigrit sur leurs lèvres
Puis on voit arriver des étrangers avec des valises légères
Qui demandent la barque du passeur (D. L., p. 251). On pense bien entendu aux émigrants de la neuvième séquence d’Ulyssechez Fondane :

vous n’aviez que votre vie dans les valises (P. R., U. 1, p. 161)


Émigrants, diamants de la terre, sel sauvage,
je suis de votre race
j’emporte comme vous ma vie dans ma valise
je mange comme vous le pain de mon angoisse (M. F., U. 2, p. 35).


Sur le bord des Fleuves
La deuxième séquence, Le Fleuve – l’une des plus imprégnées souterrainement de la présence fondanienne – propose le thème de l’exil babylonien et celui du passage héraclitéen du temps. En ce qui concerne l’intertextualité fondanienne, il faut d’abord – pour le premier thème – essayer de distinguer si les ressemblances proviennent de la matrice biblique commune, le célèbre Psaume 137, ou d’une influence de L’Exode, qui s’intitulait à l’origine Super flumina Babylonis[12]. Fondane lui-même n’affirmait-il pas qu’il l’avait écrit « vers 1934 » ? Il faudrait alors supposer que Fondane ait lu à Goll cette première version.
« Le terme Exode désigne la sortie d’Égypte des Hébreux, mais aussi l’émigration en masse d’un peuple. Dans un sens plus restreint, il est associé à la fuite des populations civiles devant l’offensive allemande de 1940. Si l’Exode est l’événement fondateur du peuple juif, le sous-titre Super flumina Babylonis rappelle l’expérience amère de l’exil babylonien »[13] remarque Monique Jutrin. Super flumina Babylonis reprend les premiers mots de la traduction latine du Psaume 137 qui constitue le substrat de nombreuses œuvres littéraires, musicales et picturales, la référence fondanienne s’inscrivant dans cette lignée. Evelyne Namenwirth[14]a montré combien ce Psaume s’est disséminé dans toute l’œuvre du poète :

Sur les fleuves de Babylone nous nous sommes assis et pleurâmes


Que de fleuves déjà coulaient dans notre chair
Que de fleuves futurs où nous allions pleurer
Le visage couché sous l’eau (M. F., p. 163). Si chez Fondane, l’eau du fleuve se mêle à l’« eau mélancolisante »[15] des larmes, chez Goll, le motif biblique s’unit étroitement à l’écoulement héraclitéen du temps :

Ensuite assis au bord du fleuve
Dans les habits de veuf et des chemises de mariés
Nous restons debout pensifs
Devant l’écoulement de nos derniers espoirs (D. L., p. 235).

À partir de la strophe suivante commence le rappel du passé qui s’en est allé avec le fleuve :

Nous voyons partir les épaves de notre maison
Nous laissons sombrer les petites mains de nos filles
Les yeux ouverts et fixes nous n’entendons plus
Les cris de l’humanité engloutie (D. L., p. 235).


On songe à la vision fondanienne de l’exode des paysans bessarabiens en 1914 chassés de leurs foyers où surgissent la même métaphore marine pour exprimer la disparition du passé (chez Goll « engloutie », chez Fondane « naufrage ») et surtout le même verbe « sombrer » accompagné du même substantif « maison » :

j’ai vu ces paysans en 1914 […]
la guerre était si longue le naufrage infini
que les hommes envahissaient les routes […]
cela sombrait à vue d’œil
ils lâchaient les maisons qui sentaient l’incendie […]
(P. R., U. 1, p. 157).

C’est à partir de ce moment que Goll va évoquer sa ville natale désormais perdue, en transformant l’image, située dans Titanic – « cette cloche enfouie / qui sonne le temps à rebours » (M. F., p. 137) – en « horloges des châteaux d’eau marchant à rebours » (D. L., p. 236). Mouvement vers une Ithaque mémorielle que l’on retrouve aussi chez Fondane et Paul Celan. La résurrection de la petite ville rhénane a lieu à travers des réminiscences d’Apollinaire et de Fondane, reprises non seulement à L’Exode mais surtout à la section Radiographies de Titanic. En effet nous reconnaîtrons ici aussi le son d’une cloche enfouie ou engloutie :

Assis au bord du fleuve et du silence
Écoute le glas d’une église engloutie
De la petite ville rhénane
Où les enfants de Marie devenaient grand’mères
Dans l’espace d’un rêve
Et où les tombes mal gardées
Laissaient échapper leurs morts (D. L., p. 237).

L’évocation bifurque alors du fleuve vers la mer, la Mort introduisant pour la première fois le « complexe de Charon » qui va hanter Goll comme, avant lui, Fondane. Notons, à la fin, cette image bouleversante de la « lettre inachevée » qui semble faire écho à la Lettre non-envoyée de Fondane :

C’est cela mourir : s’exclure du temps

Jeter à la vague étrangère
Le dernier billet de l’autre rivage
Et les mains du fleuve
Déchirent ton visage blanc
Comme on déchire une lettre inachevée (D. L., p. 236).

Cette référence à la Mort, en particulier au « visage blanc », pourrait faire penser que Goll a écrit ces strophes alors qu’il vient de connaître le terrible verdict sur sa maladie. En fait, c’est tout le passé de son enfance qui semble ressusciter avec l’énumération des jours de la semaine, procédé que Fondane avait utilisé dans Radiographies :

Vendredi, le bain turc nous recevait chez lui […] (M. F., p. 130).



Samedi pénétrait dans les maisons bénies
Sans repousser les portes, et dans les verres pleins
Trempaient ses lèvres …. (M. F., p. 131). Voici, chez Goll, la lente scansion des jours, qui sera reprise dans le même ordre, quelques strophes plus loin (D. L., p. 243), mais sur un mode plus déceptif, ainsi que dans la séquence Les Passagers, les Ports (D. L., p. 254) :

Toutes les Rues des Familles englouties en une seconde
La rue où Jeudi écossait lentement les heures
Où Vendredi voyait revenir les enfants prodigues
Où Samedi chassait de son chaud parfum de tartes la peur
Où Lundi donnait aux orphelins des devoirs de patience
Où Mardi était teinté du sang des vierges proies des conquérants
Où les Mercredis impairs des lendemains d’amour
Mélangeaient de la cigüe au petit lait innocent

Prières et songes révoltes et pensées inondées par la boue
Restait le Dimanche pour mourir dans le fleuve compatissant (D. L., p. 237).


De Sel et de Sang

Dans la troisième séquence Les Passagers, Les Ports, Goll précise le contenu des valises des Passagers, un contenu typiquement fondanien : « Ils ont dans leur valise une salière / avec le sel qui boit le sang des nappes » (D. L., p. 252). Nous retrouvons ici la coincidentia oppositorum de la Neige et du Sang, « neige tragique » qui hante la poésie de Fondane[16]. Si le Sang substitue le Vin réel, le Sel remplace la Neige etpossède ici toute sa vertu purificatrice, à la fois matérielle et spirituelle. La même image apparaissait dans une strophe précédente :

Oh les dîneurs devant la nappe blanche
Ont fait des taches de vin et de peur
Trouveront-ils le sel pour les sécher
Ou bien le chlore de l’oubli (D. L., p. 251).

Nul doute que nous ne soyons ici devant une autre réminiscence fondanienne, issue de Titanic : « sur les nappes de vieille neige / le sel a effacé les vomissures rouges » (M. F., p. 122).Toujours dans la troisième séquence, d’autres indices viennent corroborer notre hypothèse. De nombreuses images de Goll possèdent une tonalité fondanienne :

Mais d’autres s’arment de silence


Plus lourds que des scaphandriers
Ils se laissent tomber dans l’abîme du moi (D. L., p. 250).

L’image du scaphandrier apparaît dans le premier poème de la version définitive d’Ulysse. Notons que le contexte est similaire : le passage vers la mort chez Goll, l’hôpital avec les mourants chez Fondane

Des visiteurs parfois y entrent en scaphandres
Qui gardent en esprit la corde qui les lie au monde extérieur (M. F., U. 2, p. 18).

Que dire aussi de cette « laitue douce » chez Goll : « Et la laitue douce de l’espérance / Entre les pavés tout usés » (D. L., p. 251) ? Le même substantif et le même adjectif se retrouvent tels quels chez Fondane dans un vers de L’Exode : « l’heure où la laitue a la voix si douce » (M. F., p. 169). Signalons que la « laitue » apparaît aussi dans Ulysse (P. R., U. 1, p. 154 ; M. F., U. 2, p. 25).

Dans la séquence Les Vagues, Goll reprend le motif du temps à rebours, associé à une cloche (figurée ici par « les clochers ») pour l’unir à un autre motif fondanien, celui du lait devenu sang :

L’homme voyage sous les eaux sous les montagnes
Sous les clochers des campaniles-campanules
L’homme voyage à rebours
Vers la rive amère

Atteindra-t-il la rive-mère
Dont les seins lourds allaitent l’hémisphère
La grasse bouchère qui de sa hache lunaire
Coupe en quatre le vol du coq
Et transforme le lait en sang ? (D. L., p. 278).

S’il est certain que Goll reprend des motifs fondaniens (l’expression « les seins lourds » apparaît dans « ces seins […] lourds et gras », (P. R., U. 1, p. 188) ; dans un poème resté manuscrit de Titanic : « les seins tombants et lourds », (P. R., p. 48) ; dans Ces choses n’avaient ni commencement ni fin, M. F., p. 255), c’est pour les transmuter en une vision tout à fait différente s’orientant de plus en plus vers l’ésotérisme qui deviendra prépondérant dans les recueils suivants comme Fruit from Satu (1946), Le Mythe de la Roche perçée (1947), L’Élégie d’Ihpétonga (1949), Le Char triomphal de l’Antimoine (1949), Les Cercles magiques (1951). On sait que Fondane propose à plusieurs reprises l’union du sang et du lait, ce dernier appartenant au paradigme de la blancheur et de la pureté comme la neige. Citons dans Titanic : « Accroche donc ton ombre aux neiges, / voici le pain rassis qui a beaucoup souffert, / notre mère le sang et notre sœur le lait » (M. F., p. 145). Notons dans Ulysse 2 « Qu’il ferait bon téter ton lait sauvage, ô vie, / que des clous seraient bons pour raviver le sang » (M. F., p. 28) et le vers « Je n’ai plus que mon sang pour t’allaiter, poème... » (M. F., p. 72). Cette alliance était déjà présente dans le poème roumain Provincie IV : « uzi de tăcerea lungă, de sînge şi de lapte » (« humides de long silence, de sang et de lait »)[17].


Dans la séquence Les Statues, la Mort, la présence des « statues de sel » associée à celle du « sang » (« Statues de sel ou de sable : nous pouvons disparaître / Nous avons versé notre sang sur les marches de l’avenir » D. L., p. 280) rappelle la fantomatique vision fondanienne dans L’Exode:

Les statues de sel sur des routes,
avec leur regard étonnant […].
Les jours s’en vont goutte par goutte
Goutte par goutte va le sang (M. F., p. 187).

Dialogues secrets

D’autres traces fondaniennes se retrouvent dans les séquences suivant celle de Les Passagers, les Ports, bien que ce soit en s’amoindrissant. Que dire de cette « rose de l’eau » – « Effeuillant la rose de l’eau / Vague par vague pétale par pétale » (Les Ponts, D. L., p. 265) – qui semble appartenir aux bouquets fondaniens du premier poème d’Ulysse : « des bouquets d’eau de mer se fanent dans les verres » (P. R., U. 1, p. 145) ? Enfin, de nombreux vers disant l’amertume de la désillusion chez Goll semblent un écho de Fondane. Chez l’un : « Et les dieux se délectent de râles » (Les Vagues, D. L., p. 273) et chez l’autre l’exergue, reprise à Homère, de L’Exode : « Les dieux ont ordonné la mort / de ces hommes afin d’être sujets / de chants pour les générations à venir » (M. F., p. 149).
Plusieurs strophes rendent un son fondanien, en particulier dans Les Passagers, les Ports, même si on ne peut mettre en évidence une intertextualité philologiquement probante :

Les hommes de la lente mort parlent dans la nuit
Ils sont les minotiers du blanc sommeil
Ils sont les boulangers du pain de douleur
Que leurs enfants et petits-enfants mangeront […] (D. L., p. 250).

Parfois la femme réveille son compagnon
Pour lui passer la peur qui dormait sur son sein
Comme on tend un enfant qui vient de mourir
Et qui pourrit horriblement vite dans vos bras (D. L., p. 250).

Le dernier vers de L’Élégie de Lackawanna n’aurait pas été désavoué par Fondane : « Mon cœur trop mûr craque comme une figue ! » (D. L., p. 284). Bien que centrée déjà sur un parcours ésotérique du poète, L’Élégie d’Ihpétongareprend encore quelques strophes à la tonalité fondanienne pour les insérer dans un contexte complètement différent :

Que monte le douanier à bord
Ma malle ne contient que des déchets de rêves
J’ai donné mon sourire aux pauvres
Et vendu ma chanson à fonds perdu (D. L., p. 364).

Les mains de l’eau déchirent mon visage
Comme une lettre inachevée

Mais dans ma tête montent les marées
Mon cœur sonne plus affolé qu’une bouée

La jambe d’un noyé pliée comme un compas
M’indique mon chemin (D. L., p. 372).

Comme L’Élégie d’Ihpétongaa été traduite par Claire Goll, il est tout à fait étonnant d’y entendre résonner – soulignons-le, dès 1949 – la voix fondanienne, bien entendu à travers celle de Goll, en allemand :

Steige nur Zöllner an Bord
Mein Koffer enthält nichts als Träme
An die Armen verschenkt ich mein Lächeln
Und mein Lied verkauft ich um nichts (D. L., p. 365).

Die Hände des Wassers zerreißen mein Gesicht
Wie einen unvollendeten Brief

In meinem Kopf steigen die Seegänge
Wilder tönt mein Herz als eine Boje

Eines Ertrunkenen Bein wie eine Kompaßnadel
Weist mir den Weg (D. L., p. 373).

Nous pensons que ce jeu de reflets et d’échos, particulièrement probant dans L’Élégie de Lackawanna, pourrait être prolongé pour toute l’œuvre de Goll écrite à partir des années 30. C’est ainsi que dans Élégie sur James Joyce. Deuxième version, nous retrouvons à nouveau le thème du Super flumina uni au genre de l’élégie : « Nous nous sommes assis au bord du fleuve nocturne » (D. L., p. 164). Remarquons que ces thèmes semblables sont traités par chaque poète toujours selon « l’angle d’inclinaison de son existence, dans l’angle d’inclinaison où créature s’énonce »[18]. C’est ainsi que la constellation symbolique du Voyage et de la Mort, qui apparaît dans Ulysse 1 et dans Titanic de Fondane comme une tragédie collective, est transmutée, chez Goll, à la fois comme drame de l’exil et comme drame personnel de la maladie. Claire Goll rappelle, dans la Préface à L’Élégie de Lackawanna, combien ce dernier liait l’apparition de la maladie à une sorte de culpabilité d’avoir échappé au sort de ceux qui étaient restés en Europe :

Durant notre exil aux Etats-Unis, Goll m’a dit un jour prophétiquement : « Ne crois pas que pendant que des millions de gens meurent et souffrent, nous n’allons pas payer chèrement cette sécurité provisoire, dans laquelle nous nous sommes réfugiés. Je ressens comme une culpabilité d’avoir échappé à la Gestapo sur le dernier bateau qui partait d’Europe » (D. L., p. 219).

Soulignons aussi l’émotion de lire des vers de Goll où se mêlent, à cette voix profonde de la poésie française, des échos qui sont à la fois réminiscences et anticipations. Nous pensons au Chant des Invaincus, appartenant à Gedichte 1941–1947, qui commence ainsi :

Nous buvons le lait noir
De la vache misère,
Quand dans les abattoirs[19]
On égorge nos frères (D. L., p. 171).

Ces quatre vers condensent les convergences abyssales entre ces frères de lait noir, comme nous les nommerons désormais, que sont Benjamin Fondane, Yvan Goll et Paul Celan. Ce chant des « Invaincus » semble très proche de l’« irrésignation »[20] de Fondane. Quant au troublant « Nous buvons le lait noir » de Goll, rappelons qu’à la même époque, à Bucarest, paraît la traduction roumaine, réalisée par Petre Solomon de la Todesfuge de Paul Celan qui porte alors le titre de Tangoul Morţii, dans la revue Contemporanul de mai 1947. Le vers « Lapte negru din zori îl bem când e seară »[21] (« Lait noir de l’aube nous le buvons quand c’est le soir ») vibrera dans la célèbre Todesfuge : « Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends » (« Lait noir de l’aube nous le buvons le soir »[22]. Nul doute que de tels exemples ne montrent combien ces trois poètes étaient unis par leur vie et leur imaginaire.
Paul Celan reconnaissait que les poètes voyagent « avec les méridiens »[23]. Nous ajouterons que les textes et les thèmes voyagent aussi, en un nomadisme généralisé, chaque poète les reprenant pour les transformer en une vision tout à fait personnelle, en un rituel de régénération. Nous pensons au thème de la « tricoteuse des morts », une réécriture du mythe des Parques qui est prolongée tour à tour par Goll, Fondane et Celan selon des modalités diverses. On la trouve chez Goll, dans le poème français La Moselle, appartenant aux Gedichte 1930-1940, où elle est associée à la constellation de l’eau mortelle et au complexe de Charon :

Es-tu ma vieille mère Moselle
Assise sur le Pont des Morts toute une vie
Tricotant le chandail vert de ma vague ? (D. L., p. 102).

Elle surgit dans Ulysse 2de Fondane pour s’inscrire dans des vers unissant les Parques citées explicitement, le tricot – moderne filature –, les morts et la couleur verte :

des asiles de nuit

où s’écoulent les eaux verdâtres de l’humain

en ai-je vu ? et des tripots clandestins,
des Parques de l’ennui
qui tricotent des bas de laine pour les morts (M. F., U. 2, p. 22).

Quant à Celan, il reprend – dans Die mir hinterlassne (Ce qu’on m’a légué) du recueil Lichtzwang (Contrainte de lumière) – une mystérieuse et terrible figure féminine, au centre de la grande constellation symbolique de la Mort qui hante toute sa poésie :

an ihr soll i ch rätseln,
während du, im Rupfengewand,
am Geheimnisstrumpf strickst.

Je dois en déchiffrer l’énigme,
pendant que toi, en habit de jute,
tu travailles au tricot du mystère[24]

La tricoteuse célanienne peut être, elle aussi, assimilée à une Parque. Nous en voyons la preuve dans le poème où surgit une « déesse à la jambe en quenouille » (« kunkelbeinige / Göttin »[25]), cette présence étant thématisée par les termes déesse et quenouille[26]. Comme chez Goll et Fondane, le tricot substitue le tissage et le filage pour emblématiser le déroulement du destin. Figure mythique lunaire, la Parque – et son homologue moderne « la tricoteuse » – appartiennent à ces Grandes Déesses dispensatrices de vie et de mort. Notons que chez Celan, la pauvreté de l’habit de jute évoque une figure concentrationnaire. Par ailleurs, cette dernière travaille à un bas de laine, improprement restitué par la traduction française, ce qui pourrait bien être un lointain écho du vers fondanien : « qui tricotent des bas de laine pour les morts ». D’autres exemples encore révèlent de profondes et troublantes convergences entre Goll, Fondane et Celan, au point que nous comptons leur consacrer un prochain livre.


[1] Yvan Goll, Die Lyrik, Späte Gedichte 1930–1950, IV, Herausgegeben und kommentiert von Barbara Glauert-Hesse, Berlin, Argon Verlag GmbH, 1996 (D. L.).Toutes les citations de ce volume seront insérées directement avec la mention de la page.

[2] Benjamin Fondane, Le Mal des fantômes, Lagrasse, Verdier, 2006, (M. F.), Poèmes retrouvés 1925-1944. Édition sans fin, Présentation de Monique Jutrin, Paris, Parole et Silence, 2013 (P. R.).Toutes les citations de ce volume seront insérées directement avec la mention de la page.

[3] Monique Jutrin, « À propos d’une Lettre non-envoyée : Fondane poète élégiaque ? », in Gisèle Vanhese (ed.), Multiculturalismo e multilinguismo. Multiculturalisme et multilinguisme, Quaderni del Dipartimento di Linguistica, Università della Calabria, 25, 2010, pp. 71-72.

[4] Ibid., p. 72.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Benjamin Fundoianu, Poezii, Ediţie, note şi variante de Paul Daniel şi George Zarafu. Studiu introductiv de Mircea Martin, Postfaţă de Paul Daniel, Bucarest, Ed. Minerva, 1978, pp. 429-430.

[8] Voir en particulier la lettre publiée sur le site de Jean Bertho et republiée accompagnée d’une Note par Monique Jutrin (« Lettre de René de Berval à Yvan Goll, 8 janvier 1947 », Cahiers Benjamin Fondane, 15, 2012, p. 247). Consulter aussi Eric Freedman, « Le carnet d’adresses de Benjamin Fondane », Cahiers Benjamin Fondane, 10, 2007, p. 202. Parmi les livres ayant appartenu à Goll, figure un exemplaire d’Ulysse (1933) dédicacé.

[9] Monique Jutrin, « L’Exode. Super flumina Babylonis : les phases d’une gestation », Cahiers Benjamin Fondane, 13, 2010, p. 19.

[10] Voir à ce sujet notre article : « Dialogisme à la deuxième puissance. Quaternité culturelle dans Le Cœur tatoué de Claire Goll », Plaisance, 19, 2010, pp. 59-74.

[11] Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, Paris, José Corti, 1979, p. 102.

[12] Monique Jutrin, « L’Exode. Super flumina Babylonis : les phases d’une gestation », op. cit., p. 24.

[13] Ibid., p. 20.

[14] Evelyne Namenwirth, « Sur les fleuves de Babylone », Cahiers Benjamin Fondane, 16, 2013, pp. 40-46.

[15] Gaston Bachelard, op. cit., p. 124.

[16] Gisèle Vanhese, « La neige tragique », Cahiers Benjamin Fondane, 7, 2004, pp. 78-85. Repris dans Norman Manea, Laptele negru, Bucureşti, Ed. Hasefer, 2010, pp. 517-519.

[17] Benjamin Fundoianu, Poezii, op. cit., p. 40.

[18] Paul Celan, Der Meridian. Le Méridien, in Strette, Traduit par André du Bouchet, Paris, Mercure de France, 1971, p. 191.

[19] Allusion au pogrom de Bucarest de janvier 1941. Le poème Abattoir de Bucarest est entièrement consacré à ce massacre perpétré par la Garde de Fer.

[20] Monique Jutrin, « Poésie et philosophie. L’irrésignation de Fondane », Cahiers Benjamin Fondane, 2, 1998, pp. 27-32.

[21] Le poème est reproduit dans John Felstiner, Paul Celan : Poet Survivor, Jew, New Haven-London, Yale University Press, 1995, p. 29.

[22] Paul Celan, Mohn und Gedächtnis. Pavot et mémoire, Traduit de l’allemand par Valérie Briet, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1987, pp. 84-85.

[23] Paul Celan, In der Luft, in Die Niemandsrose. La Rose de personne, Paris, le Nouveau Commerce, Éd. bilingue, Traduction de Martine Broda, 1979, p. 152.

[24] Paul Celan, Lichtzwang. Contrainte de lumière, Traduit par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach, Paris, Belin, 1989, pp. 110-111. En fait, il s’agit littéralement d’un « bas de laine du mystère ».

[25] Op. cit., pp. 112-113.

[26] Selon Chevalier et Gheerbrant, « la quenouille symbolise le déroulement des jours, le fil dont l’existence cessera de se tisser quand la quenouille sera vidée ». Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont/Jupiter, 1982, p. 798.