SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Une bibliothèque vivante - Fondane et la Grande Guerre N° 18

L’Année rouge (Inédit)

B. Fundoianu , traduit par Carmen Oszi

L’Année rouge[1]

Horror ! Horror ! Horror ! [2] Des journées de désespoir et de terreur, des journées ravagées par l’agonie rouge, par le râle des morts sur les sept champs de bataille.
Avec la persévérance des coquilles marines dans la coagulation d’une roche sédimentaire, avec l’action lente des plantes qui enrichissent le sol d’azotes et de phosphates, le passé a réussi, par ses graines toxiques à s’insinuer partout, préparant l’explosion du plus monstrueux volcan de tous ceux que l’histoire a connus.

L’année rouge…

Comme sur la surface lisse d’un miroir magique, de longues ombres rapides et molles assombrissent les lacs limpides, brisent les réverbérations cristallines. Les lois s’effondrent, détruisant tout ce que les générations précédentes ont créé de grand et de génial, les frontons de l’esprit s’atrophient, les consciences deviennent troubles, les pensées se réduisent – les bataillons s’affrontent…
Les crépuscules ne tachent plus le ciel d’une couleur violette ; la pulsation régulière des champs amoureux se fait avide de sang ; les vapeurs d’argile humaine s’élèvent, empoisonnées et lourdes, vers le ciel : encensoirs d’une religion barbare et sinistre ; et « l’âme de Schumann errante par l’espace »[3] ne témoigne plus de souffrances dévorantes ni de nostalgies, de paysages sombres, de motifs de lumière diffuse ni d’ombres allongées de serre, ni d’accords prolongés de clavier…
Le fantôme de la mort – hideux et squelettique – se décompose en éléments phosphoriques, sur des champs où les cadavres infestés de l’encens des miasmes meurtriers, donnent l’illusion d’une énorme pyramide dédiée à tous les hommes politiques du passé, du présent et du futur.
Comme des enfants aux esprits « avides de spectacle »[4], craintifs cependant devant tout mouvement ou geste de provocation de la sombre tragédie qui se joue sur une scène aussi immense, au milieu d’une agitation fébrile, dans laquelle on se complaît à végéter, à spéculer, à applaudir et à examiner tous les événements de la guerre contemporaine, à mesure qu’ils nous arrivent, comme des feuilles arrachées d’un livre de prières venu des temps immémoriaux, dont une cohue d’enfants espiègles arrachent certaines pages pour la simple raison qu’elles sont illustrées. On s’agite, on se révolte, on penche son front sage de part et d’autre de la balance : la barbarie des armées teutonnes, les crimes russes, la destruction de Louvain,[5] et tant d’autres choses troublent nos occupations ordinaires et plus encore notre digestion quotidienne. Une ample discussion de ces événements serait sans aucun doute plus que nécessaire, surtout à propos des petits faits, car les grandes épreuves exigeraient un débat bien plus vaste qui dépasserait le cadre d’un article. Certes, on ne peut argumenter à propos de la guerre ; nous avons tous pris position contre elle pendant les années de sentimentalisme ; par la suite, on l’a considérée comme un phénomène inévitable ; peut-être que quelques-uns d’entre nous sont redevenus sentimentaux … Et pourtant, on ne peut pas et on ne pourra pas éviter longtemps la question si la guerre peut apporter quelque chose de positif, compensant ainsi ses nombreux inconvénients et ses atteintes à la liberté. Nous nous sommes tous révoltés (on connaît la protestation des gens de lettres !)[6] contre les barbaries teutonnes, lors de la destruction de Louvain. Nous avons alors protesté – avec des gestes évocateurs et des pensées apostoliques – au nom de l’anéantissement du respect des lois humaines. Mais avant tout, est-ce que la guerre est l’accomplissement d’une loi inéluctable ou bien s’agit-il d’une négation de tout ce qui est fixé dans les lois humaines ? Est-il possible qu’elle ait commencé pour des causes profondes, aux racines plongeant dans les âmes des nations ; serait-elle la décharge d’un éternel ressort d’ordres à fois intimes et absolus, déclenché par la nature impénétrable des masses « stupides mais nombreuses »,[7] ou bien serait-elle le produit d’une énergie indestructible ? Cependant elle est une violation des lois ! Si c’est le cas – et c’est exactement le cas – il ne nous reste qu’à protester contre la guerre elle-même (« en détruisant Jaldata [Yaldabaoth][8] : et d’abord en nous-mêmes »[9]) et non pas contre les ingrédients qu’elle contient à l’instar des glaciers entraînant avec eux la masse des effrayantes moraines.
Cette discussion est survenue ces jours-ci, à l’occasion d’un article paru dans une revue française bien connue,[10] qui m’est tombée par hasard entre les mains quelques mois après sa parution ; cependant elle conserve toute son actualité. Julius Bab[11] un poète allemand, recommandé assez chaleureusement par la revue, y adresse une lettre ouverte au poète Verhaeren[12]. Je résume : le poète teuton, le mufle mal dégrossi, disciple de la culture allemande, détient le sens de l’art véritable, du bon sens[13], et surtout celui du raffinement de la poésie française, contenue dans les rythmes souverains de Verhaeren. Le poète s’incline devant la beauté où qu’elle se trouve, il s’incline devant Verhaeren, il l’aime, il le divinise – et dans quelques lignes humbles, tantôt teintées d’amertume, tantôt de révolte, il décrit au poète l’entière épopée de sa propre âme, un atome appartenant à une âme gigantesque, celle de toute la nation allemande, au moment où la guerre renforce sa cohésion, unissant les parcelles disjointes par la destruction des espaces intermoléculaires. En tant qu’Allemand véritable, donc conscient de sa mission, et comprenant des choses qui nous sont étrangères, Bab explique au poète aux multiples sensations, le péché qu’il a commis, « en calomniant » inconsciemment, dans ses rythmes orageux, des épisodes de scènes épiques contemporaines, – avec des touches sentimentales dignes d’une veuve ou d’une grand-mère, mais moins dignes d’un poète qui chante un « avenir » glorieux, – la bonne norme et la discipline et surtout le sens humanitaire du peuple allemand, qui n’a pas honte face aux « sonnets d’acier » de Rückert[14], qu’il ose présenter au même niveau que Goethe. Pourvu d’un héroïsme de pensée et d'une énergie retenue, Bab ne tient point à se déclarer l’ami de Verhaeren, car il ne veut pas se désolidariser de ses frères insultés par celui-ci. Bab, qui ne laisse échapper aucune occasion de s’incliner devant ce poète devenu lui aussi patriote en ces temps de restreinte morale, termine sa lettre, en renonçant à l’amitié du poète, les lèvres crispées, dans un cri douloureux : « Et vous aussi ! Et vous aussi ! »[15]… J’ai l’habitude d’accorder à chaque chose sa juste valeur. Voilà la raison pour laquelle je ne considère pas cette lettre comme une simple lettre, d’une importance limitée, mais comme une scène vivante, un épisode magique et singulier d’une époque dans laquelle ces fragments arrachés à la complexe agitation de la vie, passent inaperçus, sans que les regards attentifs des spectateurs concernés, partiaux et insensibles ne s’y arrêtent. Chez nous…

Chez nous la vie s’écoule lourde et agitée, comme les ordures dans les caniveaux au bord de la rue. Chez nous il n’y a que de vieux veaux et des cocottes exotiques, chez nous il n’y a que des bardes qui abandonnent leurs lyres brisées afin de composer leur voix sur l’altitude d’une tribune... [16]
Chez nous on juge les choses, non selon leur véracité, mais selon des intérêts et des inspirations dignes des fakirs. Quand il n’existe qu’une politique de profit, on ne peut s’étonner si les lentillesreflètent le monde à l’envers.

Chez nous le cerveau et le cul – selon le niveau de l’intelligence – sont inversement proportionnels.


[1] Anul roşu (L’Année rouge) : manuscrit autographe inédit, signé Fundoianu, [1915], 6 pages. Conservé au Musée national de la littérature roumaine à Bucarest. Tous nos remerciements à Speranta Milancovici qui nous a transmis une copie de ce manuscrit.D’autres manuscrits, des ébauches relatives à la même réflexion, sous le titre : Parabole pentru ideal sont également conservés au Musée de la Littérature roumaine.Voir le dossier établi par Speranta Milancovici dans le Cahier Benjamin Fondane, N0 15.

[2] Horror ! Horror ! Horror ! : réplique de MacDuff (Acte II, scène 3), dans Macbeth de William Shakespeare. Macbeth est considéré comme la plus sombre et la plus puissante des tragédies shakespeariennes, mettant en scène l’impact corrosif de la soif de pouvoir.

[3] Vers du poème « Soirs » d’Albert Samain, Œuvres, Mercure de France, 1921 (Au jardin de l’infante, p. 115-120).

[4]Réminiscence du poème de Baudelaire : « Le rêve d’un curieux ».

[5] Le 4 août 1914, l'Allemagne viole cette neutralité en envahissant le pays et entraînant son entrée en guerre du côté de l’Entente. Louvain est occupée le 20 août. Une fusillade déclenchée suite à une rumeur que les troupes anglaises et belges approchent de la ville, provoque des représailles des Allemands : 29 personnes sont fusillées sur la place de la gare, divers quartiers de la ville sont incendiés : celui de la gare, du centre historique , le théâtre et la bibliothèque universitaire. Cf. Ernest Persoons, Jan Staes, Steden van België: Leuven, Artis-Historia, 1984, p. 98.

[6] Cf. Carmen Oszi, « L'Année rouge –Sur les traces d'une polémique », in Cahiers Benjamin Fondane N° 18.

[7] Allusion à la célèbre citation de la nouvelle Alexandru Lăpuşneanu (1840) de Constantin Negruzzi, de « Proşti, dar mulţi » (Stupides mais nombreux), qui exprimeà la fois mépris, crainte et fascination face à la force de la foule déchaînée.

[8] Le terme Jaldata/Yaldabaoth est utilisé ici comme une incarnation de la barbarie destructrice. Selon le gnosticisme,  il s'agit d'une divinité archangélique, irascible et arrogante, qui intervint dans la création du monde, et mêla la matière à l'étincelle divine. Cette matière imparfaite fut la cause du mal et de l'imperfection dans l'âme humaine.

[9] En français dans le texte. Nous ignorons l’origine de cette citation.

[10] Il s’agit d’une lettre ouverte de Julius Bab à Emile Verhaeren, publiée d’abord dans Schaubühne le 19 novembre 1914, et traduite en français dans le Mercure de France du 1er avril 1915.

[11] Julius Bab (1880-1955), poète, dramaturge et critique théâtral allemand. Co-fondateur de l'Union culturelle des Juifs allemands (Kulturbunds Deutscher Juden), il fuira l'Allemagne nazie en 1939 pour émigrer d'abord en France, puis aux États-Unis.

[12] Émile Verhaeren, (1855-1916), poète belge  d'expression française, auteur de poèmes influencés par le symbolisme. Ses textes patriotiques La Belgique sanglante (1915) et Les Ailes rouges de la guerre (1916) suscitèrent une vive polémique parmi les intellectuels en Europe.

[13] Les mots sont soulignés par Fondane dans le manuscrit.

[14] Référence à Friedrich Rückert (1788-1866), poète, traducteur et orientaliste allemand, auteur de Geharnischte Sonette / Sonnets en armure.

[15] En français dans le texte.

[16] Le paragraphe est une allusion construite en opposition au poème Noi /Nous, de facture nationaliste, paru en 1905 dans le recueil Poezii d’Octavian Goga (1881-1937.