SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

La Conscience malheureuse - Lectures de Titanic N° 12

Le monde se brise en morceaux - Encore une journée qui s'en va (inédit)

Benjamin Fondane

Le monde se brise en morceaux, en une poussière d’êtres

parmi la lumière ancienne,

où es – tu donc qu’on te le montre

sordide étudiant, herboriste, alchimiste,

gros trafiquant de vide,

pendant que les planètes cousent leurs toiles d'araignées

aux commissures de ton œil ?

Le monde se brise en morceaux comme une boule magique

mais où sont-ils donc les poissons, les tessons

les géographies sensibles,

Les fleuves d’ un côté, les sciences bâtardes de l’ autre,

nous avons emporté avec nous tous les échantillons,

une mèche de chaque espèce,

l’amertume émouvante des grands regards humains,

un peu de poil de chaque chose,

un peu d’écume de chaque être.

 

 

La Terre déjà se retire avec ses métaux et ses feux.

Quelques têtes surnagent, mais c’est bientôt fini,

parmi la lumière ancienne-

Où sont à présent, Destruction, tes voluptés singulières,

les meurtres délicats de l’amour,

les cités bâties de viandes

la vie bâtie de loques,

les dieux dont on buvait le sang

et cette folie de gens qui cherchaient dans les chiffres,

comme penchés sur une eau sale,

une ligne à la main,

le poisson aux paupières ouvertes du néant ?

 

 

La mort chimique a tout balayé dans le vide

le monde se brise en morceaux sous le regard ancien,

holà les gars, faut vous grouiller,

faut enlever la passerelle,

que pleuve le Temps maintenant,

qu’elle rouille l’Eternité,

la vie est avec moi, une lampe de chaque vie,

j’ai une mèche de chaque vie,

née à la mort, enlevée à la mort,

promise à une seconde vie,

parmi la lumière ancienne.

 

 

Que périsse le monde !

J’ai d’autres chats à fouetter……

Encore une journée qui s’en va comme un sac de farine,

 

**

Moulin du temps vermoulu où s’entassent les sacs,

les sacs des jours où dont la farine est rance,

les roues n’ont guère fini de briser l’eau revêche,

la longue, l’obstinée résistance de l’eau

qui se jette sur le peigne des roues,

fouette le mouvement,

et surveille la longue et lente destruction

amorcée à l'aurore perfide du chaos.

Encore une journée qui s’en va, sous l’œil des araignées.

Je sens que je devrais m’opposer à sa fuite,

que je devrais entrer dans le conflit des forces,

empêcher cet horrible écoulement du temps,

sonner à toutes les portes,

appeler au secours les forces somnolentes,

faire gicler le sang qui dort sous l’habitude,

prendre une part vivante au drame qui se joue

et dont je suis l’enjeu –

être celui qui dit à l’eau qui coule : NON,

et point l’arbre passif qui pleure au bord des eaux

fuyantes, du sommeil.

 

Encore une journée qui s’en va, une journée carnivore

et l’ai-je retenue ?

J’ai dormi. Et pendant mon somme, j’ai vieilli.

Ma paresse, ce vieux serpent qui me conseille

m’a dit, comme toujours : « Attendons à demain.

Ces changements sont lents, si lents, on a le temps –

les forces sont inégales,

bouger, c’est dépenser cette énergie exacte

dont tu auras besoin, demain, pour te lever

et rayonnant, forcer les anges du néant.

Demain, il est encore temps, allons dormir :

cette journée qui s’en va fera place à une autre,

à une autre qui point, qui vient, qui sera là,

et qui, dans sa beauté explosive, sera

ta journée de réveil, terrible et décisive » .

 

                     1934-1935

 

Ce poème faisait partie du manuscrit de Titanic offert à Georgette Gaucher, mais ne fut pas publié.