SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Benjamin Fondane devant l'histoire N° 14

Les écrits philosophiques de Benjamin Fondane durant les années de guerre Un état des lieux

Monique Jutrin

Textes publiés

1940  : un long article dans La Revue Philosophique sur « Lucien Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance », (mai-juin et juillet-août ).

1941 :  « Au seuil de l’Inde », Cahiers du Sud (juin-juillet), numéro spécial sur l’Inde. D’autres articles paraîtront dans les Cahiers du Sud, consacrés à Jules de Gaultier (avril 1943), à Lupasco (août-septembre 1943) et à Bachelard (août-septembre 1944).

Fin 41-début 42 , d’après une lettre à Jean Ballard, Fondane commence à écrire Baudelaire et l’expérience du gouffre, qu’il n’a cessé de remanier et qui restera inachevé.

Rédigé en février 1944, « Le Lundi existentiel et le dimanche de l’histoire », qui sera publié  chez Gallimard en 1945 dans le volume L’Existence.

 

Textes inachevés

I.Dans le testament de Drancy, Fondane mentionne ses projets restés en chantier. Il espérait refaire son étude sur Lévy-Bruhl ou le métaphysicien malgré lui « du point de vue des problèmes posés par les nouvelles logiques ». Il ajoute que ce texte devait faire partie de L’Etre et la Connaissance, un ouvrage comprenant une « grande étude sur Chestov, parue dans La Revue Philosophique [1](mais remaniée en manuscrit ) et une étude sur Lupasco dont il reste une ébauche assez vaseuse ».

Fondane songeait aussi à rassembler ses articles de philosophie déjà publiés, comme Héraclite le pauvre et Au seuil de l’Inde, dans un volume intitulé : Essais épars, avec le sous-titre Chroniques de la philosophie vivante.

D’autre part, un livre comprenant les conversations avec Chestov ayant pour préface Au bord de l’Ilissus. [2]

Il signale également de gros cartons comprenant une multitude de notes intitulées EAUX- MÈRES[3]. Il ajoute que la plupart de ces notes ne valent rien et doivent être éliminées.

Enfin, Baudelaire et l’expérience du gouffre, livre « achevé en principe », mais qui devait encore être mis au point.

Il semble y avoir des discordances entre le testament de Drancy et le témoignage de Geneviève  Fondane .

 

II.Témoignage de Geneviève Fondane

En 1946, Jean Lescure, nommé directeur littéraire aux Editions de Minuit, avait décidé d’y publier les Oeuvres complètes de Fondane. Toutefois ce projet fut abandonné lorsque Lescure se brouilla avec Vercors et quitta les Editions de Minuit. [4]

Durant l’été 1946, se trouvant à Kolbsheim, Geneviève Fondane correspond avec Jean Lescure qui lui a demandé un premier manuscrit à mettre en fabrication pour l’automne. Le 4 juillet, elle lui écrit qu’elle hésite entre deux textes : L’Etre et la Connaissance ou un ouvrage sur Chestov. Elle détaille dans cette lettre le contenu des deux manuscrits. Elle opterait plutôt pour l’ouvrage sur Chestov, qui demande moins de mises au point.[5]

L’Etre et la Connaissance comprend trois études :

a)    « Le métaphysicien malgré lui » : une étude sur la mentalité primitive d’après Lévy-Bruhl. Il s’agit d’une nouvelle version du long article paru en 1940 dans La Revue Philosophique. Ce texte inachevé  est resté inédit. Alors que l’article de 1940 comptait 11 chapitres, le manuscrit en a  20. Fondane n’avait pas terminé le travail de récriture.

b)    « Chestov et la lutte contre les évidences »,  nouveau titre : « Le Savoir en tant que problème ».[6] Il s’agit d’une nouvelle version d’un article paru dans la Revue Philosophique en juillet-août 1938, récrite et beaucoup plus étendue.  Or, Michel Carassou a publié  dans les Rencontres avec Léon Chestov ( 1982) l’article paru en 1938 dans sa version première. Nous ignorons en quoi consiste la nouvelle version.

c)     Une étude sur Stéphane Lupasco, inachevée, publiée par Michel Carassou en 1998. Selon Geneviève Fondane, seul Lupasco aurait pu mettre ce texte au point.[7]

•Un ouvrage sur Léon Chestov, intitulé Introduction à la philosophie existentielle qui devait comprendre trois textes.

a)    « Sur les rives de l’Ilissus » : texte publié par Michel Carassou comme introduction aux Rencontres avec Léon Chestov. Fondane y relate ses rapports avec  Léon Chestov. Dans le testament de Drancy, Fondane envisage en effet d’en faire une introduction pour les Rencontres.

b)    « Kierkegaard devant Chestov » ( nouveau titre : « Sur le fumier de Job »)  : il s’agit d’une nouvelle version de l'article publié dans La Revue de  Philosophie en septembre-octobre 1937. Michel Carassou a reproduit à la suite des Rencontres avec Léon Chestov l’article de 1937 tel quel, sous le titre « A propos du livre de Léon Chestov : Kierkegaard et la philosophie existentielle ». Si l’on examine la nouvelle version, qui est très intéressante, l’on s’aperçoit que Fondane y introduit  la pensée de Lévy-Bruhl, ainsi que des réflexions  sur Jacques Maritain.[8]

c)     -Soit  : « Chestov et la lutte contre les évidences » (nouvelle version).  Toutefois  ce chapitre avait aussi été incorporé dans L’Etre et la connaissance. L’on ignore l’intention définitive de Fondane.

-Soit : de larges extraits des Conversations avec Léon Chestov, en attendant la publication intégrale, qui devra être différée, tant que seront en vie certaines personnes mentionnées par Chestov.

Dans un carnet inédit de 1943, Fondane avait rédigé un projet de livre ou d’article sur Chestov.[9]

 

 

III. Ainsi, il semble que Fondane ait changé d’avis à plusieurs reprises au sujet de l’agencement des textes restés en chantier.  Il existe encore un troisième document, contenant d’autres indications pour la publication de son oeuvre. Il fut probablement écrit en automne 1942, au moment où Fondane espérait quitter la France pour l’Argentine. Il précise qu’il ne s’agit pas d’un testament, mais de quelques « notes de précaution » pour sa femme et sa soeur au cas où elles se trouveraient dans le besoin. Il songe à la vente d’une collection Fondane, comprenant ses objets : livres rares, livres dédicacés, manuscrits, tableaux, gravures et photos.

Il précise que la plupart des manuscrits sont inachevés, mais que l’on pourrait publier « des notes sur le Rire[10], sur les primitifs[11], les conversations avec Chestov, et séparément Les Eaux-Mères ( dossier appelé : Papiers). »

Il propose de réunir ses articles sur Chestov, Kierkegaard, Dostoïevski, Héraclite le Pauvre, dans un volume intitulé : Chroniques de la nuit obscure.[12]  

 

Remarques

1.Chestov reste associé étroitement aux préoccupations philosophiques de Fondane. On retrouve son  nom dans les carnets de travail  et l’on se rend compte qu’il voulait rédiger une nouvelle mise au point sur la pensée de Chestov. Rappelons que lors de sa dernière discussion avec Lupasco en février 1944, Fondane aurait dit : « Ce que nous voulons, Chestov et moi, au cas où votre théorie serait exacte, c’est aller au-delà même de ce particulier existentiel, de cette diversité contingente du concret, si la contradiction, et votre logique par là même, les intègrent. »[13]

 

2. L’Etre et la Connaissance

On peut s’interroger sur les liens existant selon Fondane entre les pensées de Chestov, de Lévy-Bruhl et de Lupasco. Il s’agit en fait d’une réflexion sur les modes de connaissance : quel serait le mode de connaissance permettant d’arriver à l'Etre?

Dans son article de juillet-août 1940  sur Lévy-Bruhl, Fondane affirme que l’expérience mystique des primitifs, ou pensée de participation, est celle-là même que Chestov appelle

« la seconde dimension de la pensée »[14]. Cependant, chez les primitifs, il ne s’agit pas d’une dimension supplémentaire, mais de la fonction originelle  de la pensée.

Quant à Lupasco, c’est un physicien philosophe, préoccupé par la logique de la contradiction. Toutefois, pour Fondane, Lupasco reste un philosophe du Savoir. Et la connaissance, qu’elle soit fondée sur une logique d’identité ou sur une logique de la contradiction, ne veut ni de l’être ni de l’existant.[15] Or, pour Fondane : « Au-delà de la raison, au-delà du savoir, de la connaissance, il y a de l’être.  Au-delà de l’expérience tenue pour seule valable, il y a des données incontrôlables et invérifiables par notre savoir, mais qui existent et qui ouvrent sur une réalité plus vraie que la positive. »[16]


[1] « Chestov et la lutte contre les évidences ».

[2]  Rédigé après le décès de Chestov, ce texte fut d’abord publié en espagnol dans Sur, en juillet 1940.

[3] Nous avons en effet relevé ce terme d’Eaux-mères dans certains  carnets de  notes. Ce fut aussi le titre de quelques textes publiés dans les Cahiers du Sud en 1950. En chimie, les eaux-mères désignent le résidu d’une solution, après cristallisation de la substance qui y était dissoute. Sans doute Fondane désigne-t-il par cette métaphore les résidus de sa pensée.

[4]  Voir à ce sujet : « Un auteur-clé de notre réflexion », Europe, mars 1998. Dans une lettre du 1erjuillet 1946 à Geneviève Fondane, Jean Lescure annonce un ensemble de dix volumes à paraître en 4 ou 5 ans.

[5]  Le 5 juillet 1946 elle écrit aussi à Stéphane Lupasco et à Boris de Schloezer afin de leur demander conseil. Ces trois lettres sont semblables, à quelques détails près.

[6] Titre proposé par Chestov lui-même, v. Rencontres avec Léon Chestov, p.146.

[7]  Le manuscrit se trouve  dans le fonds Fondane de la Bibliothèque Doucet, ainsi qu’une  copie mise au point par Geneviève Fondane.

[8] V. le commentaire de Maria Villela dans ce même numéro.

[9] Ce projet a été publié dans les Cahiers Léon Chestov  No9. V. bibliographie dans ce numéro.

[10]  Nous ignorons de quel texte il s’agit.

[11]   Il s’agit sans doute de son texte sur Lévy-Bruhl.

[12] Ce titre a été  utilisé durant les années 30 dans La Nacion de Buenos Aires; Geneviève Fondane le proposera à Jean Lescure pour un volume des Oeuvres complètes.

[13] Témoignagne de Lupasco dans le numéro d’hommage des Cahiers du Sud en 1947.

[14] « Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance » , Revue philosophique, juillet-août 1940, p.42.

[15]  Voir à ce sujet l’introduction de Michaël Finkenthal à Essai sur Lupasco, Paris-Méditerranée, 1998.

[16]  « Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance », art.cit. , p.52.