SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Textes de Fondane N° 2

Une nouvelle idole logique : la relativité

B. Fundoianu , traduit du roumain par Hélène Lenz

Le mathématicien calcule d’après des points, des droites et des plans qui n’existent que dans sa pensée, d’après des solides parfaits, des fluides parfaits; la perfection de ces solides et de ces fluides, s’avère impossible, contradictoire par rapport à tout ce que nous savons de la matière. Le physicien juge d’après des systèmes isolés; de pareils systèmes n’existent pas; le chimiste prend pour point de départ des corps simples; il n’existe pas de corps simples.

Jules Tannery

Les hommes ont une bien étrange façon d’apprécier le génie, d’ériger des statues. A l’étranger, des académies lancent chaque année sur le marché un certain nombre d’hommes de génie. Alors les citoyens des nouvelles démocraties tendent l’oreille avec humilité, en vue d’y faire pénétrer un nom célèbre de fraîche date. Q’une académie nous envoie Marcel Proust ou René Maran - c’est le même public, aux mêmes goûts butés, qui les fêtera tous deux. Il a suffi d’un jour pour que le nom de Knut Hamsun, un vieil homme peu traduit, apparaisse dans toutes les vitrines, dans tous les journaux de tous les pays du monde. En une seconde, le prix Nobel peut transformer un être anonyme en géant, même si le changement n’est pas toujours aussi spectaculaire que dans le cas de Hamsun. Récemment, l’Europe qui nous avait envoyé un nouveau Kant dans la personne de Bergson, nous a envoyé un nouveau Newton, avec Einstein. Cette fois, la décision n’a pas été prise par une académie, mais à l’occasion d’un congrès d’astronomie et elle n’a pas été ratifiée par l’expression d’une simple préférence: elle a procédé d’une vérification élémentaire.

Cette méthode vaut infiniment mieux - le choix n’en est que moins contestable. Mais comment expliquer alors que des millions de personnes totalement ignorantes en matière de physique et de mathématique s’adonnent brusquement à une supra-lecture de documents, de données et d’éléments de vulgarisation, dans l’espoir de découvrir eux-mêmes le grand secret, encore hiéroglyphique aux yeux des savants et des spécialistes.

Nous ne souhaitons pas discuter ici la théorie d’Einstein[1] - ni évoquer la psychose de sa célébrité, laquelle mériterait une étude à elle seule - mais seulement un des aspects de cette dernière - lui ayant permis de se faire connaître du grand public. «Relativité» est aujourdhui le terme le mieux coté à la Bourse de la «culture générale». Le public ne pouvait comprendre ce mot dans le sens qui lui était attribué par le physicien. Pas un élément des constructions mathématiques de Riemann, Lobatschowsky ou Gauss n’était encore entré dans la circulation générale. L’on ne savait rien de la nouvelle géométrie ayant dépassé celle d’Euclide - de la géométrie non-euclidienne et rien non plus de la physique des quatre dimensions de Minkowsky . Il est donc naturel que le terme «relativité» n’ait pu faire son entrée dans les esprits des gens non instruits en qualité de notion de physique mais qu’il y ait pénétré plutôt sous forme de notion psychologique, de notion morale. Tout est relatif - se dit le citoyen - attribuant une telle idée au grand physicien - et il se moque bien d’apprendre que la relativité selon Einstein s’applique au temps, que la relativité est le produit de la vitesse et que la vitesse, pour pouvoir produire des effets de relativité, ne sera pas celle d’un train rapide mais se calculera uniquement par rapport à celle de la lumière. La relativité d’Einstein s’applique uniquement en mécanique et en physique et dans ces domaines, s’il est bien le savant responsable de l’élaboration de bases et de lois, il faut tout de même affirmer que l’idée avait été émise longtemps auparavant. Poincaré déjà, a discuté la relativité de l’espace. D’ailleurs, le seul Poincaré peut toujours être considéré comme le représentant typique d’une théorie de la relativité; Einstein n’a pas inventé cette théorie: il s’est servi d’elle et l’a renversée. Fritz Beer, dans ses conférences sur Einstein nous explique que c’est précisément la relativité qu’a voulu éviter Einstein - et qu’il y est parvenu: la physique et la géométrie des quatre dimensions en sont la preuve.

Ne négligeons pas, par malveillance, la façon dont la relativité mécanique se répercute en psychologie. Deux voyageurs qui, se séparant dans le wagon-restaurant pour rejoindre chacun sa cabine, se donnent rendez-vous quatre heures plus tard au même endroit, se donnent rendez-vous dans un espace relatif. Or quatre heures plus tard, le wagon-restaurant qui a bougé avec le train se trouvera dans un point autre de la surface de la terre, qui a lui-même été déplacé par la rotation de la terre. La relativité se réfère à la terre, comme disent les physiciens; elle se réfère aux voyageurs, diraient les psychologues. Mais c’est là une notion fort ancienne, en psychologie comme en philosophie. Il s’agit de la relativité de la connaissance légitimée par Kant, développée par Schopenhauer et enrichie par Bergson, lorsque ce dernier a prouvé que nous ne pouvons traduire la notion de temps qu’en usant des mesures de l’espace, et des mots se référant à l’espace.

La relativité, en psychologie et en morale, remonte aux sophistes. Depuis la formule de Gorgias: «l’homme est la mesure des choses», rien n’a été inventé. Kant a vu que la raison était impuissante à surprendre autre chose qu’elle-même, Schopenhauer a renforcé cette idée en affirmant: «le monde est ma représentation» tandis que Poincaré renchérissait en soutenant que nos instruments ne mesurent rien d’autre que leurs propres qualités. Dans cette confusion des moyens de connaissance, Claparède nie jusqu’à la valeur de l’attention et du témoignage, Ribot considère la connaissance comme une sorte de phénomène subalterne tandis que les biologistes voient en elle un épiphénomène, c’est-à-dire une sorte de produit secondaire en dépendance des fonctions physiologiques. La relativité a été introduite par l’école de l’idéalisme philosophique, éternellement jeune et éternellement triomphante; ces derniers temps, ses conclusions sont parties de la simple métaphysique et elles ont bénéficié de l’apport de faits envoyés en cadeau par des savants comme Ribot, Claparède, le Dantec, Poincaré. L’absolu est devenu un mot ridicule et il part des sciences, comme il a fallu qu’il parte de la morale. Sans aucun doute, l’idée d’absolu est nécessaire - sans son existence, la relativité n’aurait aucun sens. On peut concevoir l’absolu, de façon hypothétique, pour les lois de la nature, nous vivons dans un monde de rapports que nous pouvons supposer constants. Notre cerveau échappera-t-il jamais aux nombreuses infirmités faisant que, en matière de connaissance, le monde soit tamisé de façon mesquine, pareil à une image distordue par un miroir concave? Pourrons-nous jamais connaître objectivement une loi c’est-à-dire tous les éléments dont elle se compose - et non les seuls rapports entre ces éléments? Jusque là, la physique devra vivre d’expédients, tels que l’hypothèse de l’éther démolie par Einstein, tandis que la biologie vivra avec la terrible hypothèse qui la bouleversera, dès qu’elle sera tombée: la fonction crée l’organe. Une seule solution restait objective, saine et sauve dans la ruine totale des notions: celle de vérité. Ibsen a donné la preuve de sa stupidité en morale et Nietzsche a prouvé son absurdité dans le domaine de la connaissance. Notre cerveau n’est qu’une fabrique d’erreurs et l’erreur l’emportant à un moment historique donné, porte le nom de vérité. Il n’existe pas de théories vraies! Il n’existe que des théories commodes. Même pour Poincaré, la rotation de la terre autour du soleil n’est pas une vérité établie par l’expérience; c’est une hypothèse expliquant mieux, de nos jours, la plupart des phénomènes physiques; demain, on peut la déclarer fausse: c’est une vérité commode. Il est possible que demain l’explication mécanique d’Einstein se révèle une simple vérité « commode » pour la physique actuelle. Pourtant la relativité demeurera. Le relatif serait-il, en vérité, le seul absolu possible?

Adevărul, 28 mai 1922, no79, p.2.

 


[1]Le lecteur curieux peut en prendre connaissance dans des ouvrages étrangers de vulgarisation, dont certains ont paru en Roumanie et en particulier dans un exposé à la fois élémentaire et clair: cf. D-r Fritz Beer « La théorie de la relativité » traduit par D-r A. Wechsler, Bucarest. («Teoria relativităţii». Bucuresti). N.d.A.