SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE
Avec Benjamin Fondane au-delà de l’histoire
Ouvrages consacrés à Benjamin Fondane

     zoom

Avec Benjamin Fondane au-delà de l’histoire


Monique Jutrin

Parole et Silence, 2011
  • Présentation
  • Presse
  • Du même auteur

Une vie d’homme ne se raconte ni ne s’écrit : livre inachevable, que je devrais refaire à l’infini. Ceci n’est pas une biographie, ni une vie imaginaire : chaque détail se fonde sur un document ou un témoignage. L’examen des manuscrits permet de saisir sur le vif une pensée en perpétuel mouvement, de retrouver les points de jonction entre poésie et philosophie. Et les milliers de feuillets où se récrivent les poèmes en disent plus long que les pages d’un journal intime.

Ce récit débute en 1924, au moment où Fondane arrive à Paris, et s’étend sur vingt années de son existence, tout en s’attardant sur les années 1940-1944. J’ai utilisé toutes les formes narratives : gros plan, ralenti, accéléré, flashback et anticipation. Pour tenter de saisir un visage d’homme, le professeur que je fus abandonne son bagage érudit de notes et de références. Et si le lecteur peut être surpris par les intrusions d’un je, d’une première personne du singulier, c’est que, sous cette histoire, se dissimule un autre récit, celui d’une enfant qui se retrouva, à l’âge de deux ans, sur les routes de l’exode. Ne pourrions-nous avoir des rendez-vous dans le passé ? Et ce livre serait-il, à sa façon, une larme dont s’accroît la masse d’eau de l’Atlantique ?

09 mai 2011

Agnès Lhermitte, "Fondane Navigateur", Acta Fabula, Notes de lecture

Benjamin Fondane (1898‑1944) a construit sa pensée hors catégories, en opposition au principe de non-contradiction. L’ouvrage que lui consacre Monique Jutrin est orienté par la même perspective : ni biographie, ni discours critique, ni vie imaginaire, cet ouvrage est à la fois très précisément documenté et absolument subjectif. L’auteure fréquente assidûment, depuis plus de deux décennies, un écrivain auquel elle a consacré plusieurs ouvrages, divers colloques, et dont elle dirige les Cahiers annuels. Comme l’indique le sous-titre, elle s’appuie en outre sur des carnets inédits, des brouillons et des lettres abondamment cités, qui nous font pénétrer les mouvements d’une pensée, les souterrains d’une œuvre, au point de jonction primordial de la poésie et de la réflexion philosophique. Pour autant, cette connaissance, la plus complète et la plus exacte possibles, ne nourrit pas ici un propos de type universitaire, mais un libre dialogue « avec Benjamin Fondane », qui l’apostrophe et le questionne, qui prend à témoin le lecteur, élargissant la réflexion à la condition humaine, et qui, enfin, ne craint ni la confidence discrète, sur sa propre enquête comme, à deux reprises, sur un vécu intime analogue à celui de Fondane, ni l’émotion devant ce destin broyé par la Shoah. Douze photographies, des portraits de Fondane et de ses proches, ainsi que des clichés de textes « intimes » (brouillon de poème, dernier billet griffonné…) scandent le récit et contribuent à restituer la présence vivante de l’écrivain. La période envisagée couvre les vingt dernières années de la vie de Fondane, soit les années parisiennes, qui sont aussi celles de la maturité. Les trois quarts du livre concernent les quatre dernières, les années sinistres de l’Occupation. Un premier chapitre consacré aux années 1924‑1930 met en place les éléments constituant celui qui deviendra Benjamin Fondane : la fréquentation de Léon Chestov, la vie familiale avec sa sœur Lina et sa femme Geneviève, une crise religieuse, la version initiale du premier poème en français, Ulysse, et le premier article philosophique, le premier voyage en Argentine. Le jeune intellectuel roumain immigré est devenu un poète-philosophe parisien. Le deuxième chapitre, qui couvre les années trente, « avant la tourmente », évoque la production bouillonnante de Fondane. Paraissent, au cours de cette période, Ulysse, Rimbaud le voyou, La Conscience malheureuse, Titanic, et le Faux traité d’esthétique. La pensée de Fondane se développe et s’affermit dans le contexte menaçant qu’il évoque avec une lucidité prémonitoire : « La Nuit pourrait être plus noire que l’on ne pense ». Sous l’influence de Chestov, il s’entraîne à l’ascèse intellectuelle qui consiste à penser au-delà des événements, à vivre l’Histoire sur une autre échelle qui mette en évidence l’insignifiance de la réalité visible. Le rythme de l’ouvrage se ralentit ensuite pour accompagner Fondane au cours de ces « quatre années de solitude compacte », comme il l’écrivait au début de 1944. Mobilisé en 1940, il lit Spinoza, rédige des articles et écrit : « C’est le moment de vivre notre philosophie existentielle ». Il lit Pascal sur la route de l’exode. La chute de Paris lui arrache la vieille prière hébraïque transmise depuis Moïse et relance une interrogation métaphysique angoissée nourrie par les écrits bibliques, qui va imprégner ses derniers poèmes, porteurs des ombres du passé (Le Mal des fantômes, L’Exode, Au temps du poème), ainsi que ses textes philosophiques. En effet, quoique  abattu par les événements, il ferraille avec les existentialistes et approfondit, à la lecture de Kafka et de Baudelaire, au contact de Bachelard et de Lupasco, une réflexion qui aboutit à deux textes posthumes : Le Lundi existentiel et le Dimanche de l’Histoire (1945) et Baudelaire et l’expérience du gouffre (1947). Les six derniers mois de Fondane, après son arrestation, ne sont connus que par des témoignages épars, mais il a pu livrer son « testament littéraire », reproduit dans ces pages avant un épilogue consacré aux efforts de Geneviève Fondane pour faire éditer une œuvre qui sera redécouverte, conformément aux prévisions de son auteur, dans les années 1980. Ce parcours globalement chronologique reconstitue le cheminement d’une pensée et d’une écriture, ses détours et ses retours, de façon à mettre en évidence à la fois leur évolution et leur continuité. Essentiellement marqué par sa fréquentation de Léon Chestov, Fondane partage sa lutte contre les évidences de la raison, et une conception de la pensée non spéculative mais tendue vers une « révélation » de la vérité. Il prolonge ainsi une pensée juive qui se démarque de la pensée grecque comme de la pensée hindoue. Il s’agit, toujours, de chercher une liberté métaphysique, qui « ne commence que là où la connaissance finit », et d’aller « au-delà même du particulier existentiel ». Telle est la position qu’il défend jusqu’à sa disparition, dans sa controverse amicale et stimulante comme une partie d’échecs avec le physicien et logicien roumain Lupasco. Celui-ci proposait une conception de l’univers qui dépasse la logique aristotélicienne tout en intégrant la contradiction, ce que Fondane considère comme inacceptable. C’est en s’appuyant sur la lecture de Lévy‑Bruhl, qui expose la « pensée de participation » des peuples primitifs, qu’il va se situer par rapport à Gaston Bachelard, avec lequel il correspondit avant de suivre son cours en 1942. Il est séduit par la place que Bachelard accorde à l’élémentaire, mais lui reproche de ne pas renoncer au rationnel, de séparer le rêve. À ses yeux en effet, il incarne la « conscience malheureuse » de l’homme moderne, divisé entre deux pensées antagonistes. La poésie exprimerait la nostalgie de cette unité perdue entre raison et mythe. D’autre part, il n’a de cesse de distinguer la pensée existentielle de celle des existentialistes, qui lui apparaît « sans issue ». Il voit Sartre empêtré dans le « pour soi », sécrétant son propre néant, tandis que le bonheur théorique de Sisyphe le laisse dubitatif ; aussi bien l’absurde demeure une catégorie du logique… À ce mur du concept, de l’Histoire, à cet enfermement dans l’immanence, qui engendre l’ennui, donc la cruauté, il oppose le « gouffre », sorte de vide fécond laissé par l’absence de Dieu, qui « jaillit » et permet, par une catégorie nouvelle qui insuffle une transcendance dans l’immanence, de dépasser l’aporie et la contradiction (Baudelaire et l’expérience du gouffre). Enfin, après avoir retrouvé les angoisses du Livre d’Isaïe, c’est en relisant Kafka, dont le chapitre final du Procès, « Devant la Loi », le hante, qu’il approfondit ses propres interrogations. C’est d’ailleurs un passage du Journal de Kafka qui lui fournit le titre de son dernier texte philosophique: Le Lundi existentiel et le Dimanche de l’Histoire, même si le « grand Lundi », conformément à la pensée de Chestov, désigne ici le huitième jour qui abolira la malédiction, promesse d’un « second acte » renouant avec le sacré originel. C’est sur cette perspective qu’a été brutalement interrompue la pensée de Fondane, toujours inquiète et, comme l’écrit son ami Cioran, « presque effrayée d’aboutir ». Les Carnets entremêlent réflexions philosophiques et fragments de poèmes, car le poète écrit comme il respire. Pour Fondane, c’est la poésie qui réalise sa vision du monde : à l’écoute des « voix profondes », elle est « participation », elle « substantialise » (contrairement à la philosophie), elle redonne vie aux « fantômes ». Point de contact avec la réalité vraie, elle est un acte qui libère, qui permet « d’être ce que l’on est », qui a des répercussions dans le monde. C’est donc au poème que « l’on demandera le secret du vivre ». Dans le Faux Traité d’esthétique, Fondane expose sa conception de l’écriture poétique, opposée en plusieurs points aux idées en cours. Ni formaliste ni automatique, elle dit l’homme et les choses par le choix cohérent des mots et d’un rythme aux larges résonances. Il ne faut donc pas refuser le poème, quand bien même celui-ci, loin d’être une fin en soi, serait à dépasser. Ou du moins à récrire, à « recommencer à l’infini ». Ulysse, dont M. Jutrin faisait déjà le double mythique de Fondane dans le premier ouvrage qu’elle lui consacrait, Fondane ou le périple d’Ulysse, illustre ce processus de création, qui remet indéfiniment sur le métier, pour une « édition sans fin ». Projeté dès l’arrivée à Paris sous le titre « Nouvelles du disparu », le poème s’amplifie au cours du Voyage en Argentine, devient Ulysse, dédié au beau-frère et ami décédé, et publié en 1933.  En 1941, après l’emprisonnement et l’exode, Fondane renie et récrit son poème en actualisant ce qui était « matière pure » et traces d’enfance. Ainsi les émigrants ont représenté successivement des Juifs fuyant les pogroms en 1905, des émigrants pour l’Argentine en 1929, les Juifs en exode en 1940, auxquels Fondane s’assimile personnellement, avec l’écho lointain de la sortie d’Egypte. Quant à Ulysse, il est devenu le Juif, tandis que Fondane se présente, dans un vers supprimé de 1943, en « Navigateur ». Le poème a donc retrouvé « un peu de l’homme », et tout son poids tragique. Un vers abandonné d’Ulysse fournit le titre du présent ouvrage. À la fois synthèse et introduction, cet essai limpide assorti d’une chronologie et d’une bibliographie contribue à restaurer l’existence de Benjamin Fondane, qui trouve progressivement sa place dans l’histoire de la poésie et de la philosophie du siècle dernier. « Un second acte un jour… »