SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Textes de Fondane

De Dada au Surréalisme ou l’«idiotie pure» au suicide

Benjamin Fondane

De Dada au Surréalisme

ou de l' « idiotie pure » au suicide

 

Cette puissante Europe, quand le délire la prend, on ne comprend mot de ce qu'elle dit. Il faut bien soumettre ses rêves à une longue et laborieuse technique, jusqu'à ce qu'ils nous aient au moins révélé leur point de départ. Cette méthode tiendrait de la psychanalyse,  et rien n'explique mieux que cette figure dérobée à Freud[1], l'impuissance de l'Europe à sublimer consciemment sa libido morale et le double symptôme  qui triomphera d'elle : Dada et le surréalisme

On sait sur quoi repose l'intérêt passionné de la psychanalyse : c'est de traduire à force de volonté et de  patience l'inconscient en termes de conscient, l'incohérence en termes de cohérence. L'inconscient   n'est pour Freud qu'un dépôt de matériaux dont il faut fortement enrichir la conscience, et y faire tenir le plus possible de choses. Pourquoi M. André Breton alla-t-il à Vienne[2] voir le Dr Freud ? Pourquoi s'étonna-t-il de le trouver si réservé, si froid ? Mais il n'y a pas de pire ennemi de la psychanalyse et de Freud que Breton et les surréalistes. Car Breton aime la maladie là où Freud invente une thérapeutique. Là où Freud s'esquinte pour convaincre le malade, Breton intervient qui le dissuade. Là où Freud s'efforce de faire passer sous la conscience telle obscure volonté, telle chose chiffrée, le surréaliste prêche au malade la résistance envers le médecin, la méfiance envers les méthodes, la beauté et la vertu de ce qu'il allait imprudemment guérir. Ramener toute conscience à l'inconscient ! Traduire  toute chose éveillée en termes de rêve ! se garder d'agir dans le réel ! et vive l'acte manqué ! telle est la doctrine des surréalistes. Il faudrait par une habile démonstration, faire voir à l'Europe ce que signifient ces symptômes, lui ouvrir les yeux sur sa neurasthénie qui l'empêche d'y réagir, lui éclaircir l'origine de ces traumatismes, l’encourager à chercher et à trouver une autre solution, que celle qui la faisait courir en toute hâte à sa perte.

Ce qui importe avant tout, certes, c'est de convaincre tout le monde que ni le mouvement Dada, ni l'école surréaliste qui en hérita, ne sont de courtes folies de quelques jeunes gens assoiffés de publicité, fumistes et bluffeurs. Il faut nous persuader d'abord que leur folie est fort réelle, et que nous sommes  aussi fous qu'eux. Bien avant que Dada ne fût né à Zurich, au café Voltaire, Dada existait non capté à l'état d' électricité ; et les jeunes lettrés qui inventèrent le mot n'ont eu qu'à baptiser un contenu qui leur était familier, celui  de l'Europe de 1916. On prit Dada pour une école littéraire alors qu'il prétendait n'être qu'un état d'esprit, rien que « l'image grossière » d'un état d'esprit[3],  qu'il avouait simplement n'avoir pas inventé. M. Breton avouait aussi que du chaos volontaire de Dada ne pouvait sortir d'œuvre.[4] On crut que Dada était  la chose nouvelle qui allait changer le monde, alors qu’il n’était qu’un effet ultime et douloureux d’un siècle de liberté et de déraison.

 

Des précurseurs ? Dada en avait et des notoires, parmi ceux mêmes qui s'en moquaient. Il y avait du dada dans Renan,  dans Anatole France, dans Remy de Gourmont, du dada dans la « poésie pure » de Valéry et dans « l'action gratuite » de Gide.[5] Il y avait du dada dans la manie scientifique du siècle, dans sa philosophie et sa religion. Il y en avait plus qu'il n'en fallait dans les affaires de la politique et des phynances (sic). Car Dada, c'est, en première analyse, l'inadaptation  de la raison à la volonté et l'inadaptation de toutes deux aux exigences du réel. La Raison décide de belles choses qu'elle ne peut faire exécuter : tout le drame des Confessions de Rousseau est là. La volonté exécute  d'admirables actions qui manquent d'enjeu : c'est l'intérêt passionné  que nous portons à la traversée de l'Atlantique en barque, à celle de la Manche à la nage etc., actes magnifiques qui ont le grand prestige moral du risque  - mais qui ne visent, ni n'espèrent rien d'autre que le déploiement d'une énergie.[6]  Il reste à donner un exemple de l'inadaptation de la Raison et de la Volonté (une admirable raison, une magnifique volonté) aux conditions du Réel, qui cause leur faillite : ce fut hier, celui de la Révolution française ; ce sera demain, à moins qu'elle n'abandonne sa doctrine, celui de la Révolution russe.

Dada, c'est une vieille maladie dont se meurt l'Occident, étudiée sous des noms différents par bien des maîtres et dont l'expression artistique n'a d'intérêt que pour l'invention du mot qui fit fortune.  Art bourgeois, s'écrie M. Albert Gleizes, et il définit la bourgeoisie : « l'expression d'une certaine tendance humaine à jouir bestialement des réalités matérielles ». Ce qui nous paraît dada, à nous, ce n'est pas l'école littéraire de 1920, mais ce terrible symptôme qui marqua le XIXe siècle, ce double symptôme violent et contradictoire, qui n'est l'expression que d'une seule  plaie : d'une part, ce besoin anxieux d'évasion, cette fuite du plat réel, cette rupture de contact, et cette satisfaction dégoûtante de soi, qui sont les caractères éclatants du romantisme, du parnassianisme, du symbolisme, du surréalisme. D'autre part, c'est ce goût aigu de l'analyse, bourgeois également, soit  qu'il tende secrètement à détériorer les règles spirituelles, les assises de l'ordre moral qui s'opposent à son penchant de jouir « bestialement » , soit qu'il se plaise à faire de l'intelligence un instrument propre à retirer  de chaque menu  événement tout le suc dont il est empli et à jouïr de son unité spirituelle déchue en une multiplicité de sensations.

Soit qu'il intervienne pour caricaturer l'ignominie de cette  matérialité, fût-ce en amour, ou en science. Soit que,  hanté d'une médiocre justice, il veuille créer une société idéale où tout le monde pût également jouir de cette réalité matérielle. Il serait facile  de mettre des portraits d'écrivains à la place vide de ces médailles abstraites. De Chateaubriand et Vigny à Villiers de L'Isle Adam, de Mallarmé jusqu'à Valéry, le romantisme ne se peut  comprendre, qu'en tant qu'évasion.

Ce qui caractérise une société bourgeoise c'est que, de toutes les énergies qu'elle emploie et qui la détestent, nulle n'est capable de porter son sentiment jusqu'à la  volonté de réagir. Dans le meilleur des cas, et c'est un cas terriblement rare , ce double symptôme de la fougue ou nécessité de s'évader  et de l'analyse – ou de l’impuissance de ne pas jouir de soi, se trouve  habiter un seul être et s'exprimer en lui non pas successivement,  mais simultanément. La bête et l'ange causent sans interruption ensemble et c'est un emmêlement pathétique de débauche et de remords, de vice et de flammes, on dirait l'image hideuse et émouvante d'un diable à genoux et qui prie[7] . Verlaine qui écrivit Hommes et Femmes s'essaya avec plus de succès à Sagesse. Mais leur véritable patron – et le véritable patron malheureux de tout l’art européen depuis un siècle reste Baudelaire. Il a en lui une fringale de jouir et un dégoût d'avoir joui, un porc et un ascète , le voilà qui se vautre dans cette matière et qui s'en sauve de justesse : « Seigneur mon dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes . » [8] Ce double courant qui circule tout le long du « stupide », cette double volonté de jouïr – l'une de la matière, l'autre de l'esprit, vient de coïncider avec ce double mouvement contemporain : dada et le surréalisme. Cet état d'esprit de dada, qui plaide le pour et le contre, c'est la jouissance de la matière quand plus aucune vérité ne subsiste : et dada nous assure qu'il ne peut y en avoir.  Cette rupture d'avec la réalité, cette évasion parfaite, qui vient d'instituer le rêve comme l'unique réalité et qui professe l'autre sous les espèces de l'acte manqué – n'est-ce pas sous le nom de surréalisme l'aboutissement de tout un siècle qui y reconnaît  sa volonté ? Tout le XIXe siècle fut ainsi pour ou contre le bourgeois, mais  agissant toujours en bourgeois, profitant de l'inaction béate à laquelle l'instruisent des lois commodes. Il fut pour le bourgeois, même quand il parut  être contre lui – et le socialisme qui est le système politique le plus en vogue au XIXe siècle, est là pour prouver que son idéal fut matériel, qu'il  n'aima que la réalité matérielle, mais qu'épris  d'idées : égalité, justice, que lui légua la bourgeoisie de 89, il ne fît que rêver une meilleure distribution de ces mêmes biens. Ainsi ne changeait que l'administration de la fortune, non la place qu'elle occupait dans la  hiérarchie des valeurs

   Dada c'est l'analyse impitoyable et meurtrière de tous les fondements sur lesquels reposent notre cité et notre repos. C'est l'esprit de défaite avant la défaite, la mort panique par suggestion. Relativité : voilà le terme technique, qui signifie Dada. L'homme est sorti de son assiette morale et logique et ne  peut plus y rentrer. Dada c'est le meneur du jeu de l'anarchie universelle, c'est l'apologie réfléchie et volontaire du vagabondage : son héros est Rimbaud.

Le romantisme est à Dada ce que la mort de la dame aux Camélias est à la mort violente dans un train en collision. Le XIXesiècle avait vu la beauté dans son agonie (Renan : « La France se meurt, ne troublez pas son agonie »). Dada, c'est la mort  crispée, tourmentée, lâche. M. Chestov intitule un de ses livres (je traduis approximativement) : « Apologie du manque de terre ferme »[9]. Ce long voyage en quête de typhons, d'équateur, d'éblouissements et de serpents  tourneurs pour anxieusement éprouver la fragilité de l'esprit, n'a plus de cesse cependant qu'en Ithaque les prétendants mangent la fortune du voyageur et se disputent sa femme. On ne juge plus chaque événement en lui-même, car personne n'a plus de montre. Jusqu'à la rentrée définitive, mais aura-t-elle jamais lieu ? On considère tout en tohu-bohu. Rien n'est sacré que ce qui se trouve sur le joyeux paquebot. On y jazze, on y jazze. La liberté y règne. Au demeurant la puanteur est telle qu'elle fait mourir subitement les oiseaux de mer qui y passent. Et j'ai peur qu'en nous rapprochant de ce vaisseau fantôme, nous ne rencontrions celui de Poe, vaisseau sans gouverne , les matelots morts, les dents blanches dans les gueules ouvertes.

Et je sais bien que les brèches faites dans la vieille théologie ne nous permettent plus d'y croire, et que maint subtil raisonneur qui nous y ramène vaut moins que n'en valait le plus léger sentiment. Je sais qu'il y a fissure dans toute certitude,  creux dans toute évidence,  et qu'il n'y a, sans tremblement intérieur, sans tourment, personne qui pût nous retenir. La morale a failli, qui  puise ses règles dans l'automate psychique qui ne fait que chercher fausses excuses, alibis, circonstances atténuantes, raisons majeures – qui éperdûment  raisonne .

 

 

Ce texte est inédit (archives Monique Jutrin). Il constitue le chapitre VIII d’un manuscrit daté de 1925, intitulé Faux Traité d’esthétique, qui n’a de commun avec l’essai de 1938 que le titre. Nous avons décrit ce manuscrit dans Cahiers Benjamin Fondane, N 0 5 : « Une découverte : le manuscrit du Faux Traité d’esthétique de 1925 ». Comme ce texte est fort raturé et n’a pas été mis au point par l’auteur, nous l’avons clarifié en supprimant certains passages. Toutes les notes sont dues à Fondane.

 


[1] Il s’agit de la première mention de Freud dans un texte de Fondane. N.D.L.R.

[2] Cette rencontre eut lieu en octobre 1921.

[3]  « J’affirme que Dada  n'a jamais été considéré par nous que comme l'image grossière d'un état d'esprit qu'il n'a nullement contribué à créer. » (André Breton, Les Pas perdus, p.123.)

[4] « A priori, dans les domaines de la littérature et de la peinture, il serait ridicule d'attendre un chef-d'œuvre dada. » ( « Deux  manifestes Dada », Les Pas perdus, p.75.)

[5] « André Gide nous parle de ses morceaux choisis » (Les Pas perdus, p.193.)  

[6] Il ne faut pas confondre le risque dont nous parlons avec le risque qui se mesure à un but : celui-là est signe d'un profond équilibre, d'une mystérieuse humanité. Vouloir découvrir des terres nouvelles ou s'instruire sur des nouveaux visages, ou frayer de nouvelles voies, tout cela s'explique. Mais que peut rapporter de neuf, sinon de l'émotion, la traversée de l'Atlantique en barque depuis la découverte du paquebot ? rien . (Action 1920, N° 3, Gleizes : « L'affaire Dada ».)

  [7] Remy de Gourmont parlant de Verlaine employait une image semblable à la nôtre. Il voyait à Verlaine   

         « l'air d'un faune qui entend  sonner les cloches » (Livre des masques).

  [8] « A une heure du matin », Petits poèmes en prose.

  [9] Ajouté au crayon : Sol qui fuit sous nos pieds.