SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Textes de Fondane

Le droit de lire

B. Fundoianu , traduit du roumain par Hélène Lenz

Ces jours-ci, en rangeant des livres sur les rayonnages, je suis tombé à nouveau sur de vieux exemplaires dont personne ne s’attache à découvrir l’utile signification. Le papier en était satiné ou poreux, sec et olivâtre, certains étaient recouverts de peau de veau, d’autres étaient verrouillés par une serrure de métal. On pouvait lire l’âge de ces livres à travers leur couleur, à travers leur profil aussi bien que dans la date de parution, chétivement, presque honteusement inscrite au dos de la couverture. Mais de l’autre côté de la couverture, figurent des titres curieux aux yeux du lecteur d’aujourdhui: édition interdite pour la France, ou des indications commerciales telles que: se vend sous le manteau. Des livres d’écrivains, aujourdhui parvenus au panthéon des nations, furent imprimés à Bruxelles, non point à Paris et tandis qu’une couverture témoigne de leur impression à Londres, un simple catalogue de bibliophiles vous informe en qu’ ils furent imprimés à Genève, en fait.

Maintes fois, face à la bibiothèque de mon grand-père dont j’ai hérité avec mission de la continuer, je suis tombé en arrêt devant les volumes à lettres d’or sur la tranche, demeurés intacts sur le rayonnage, quoique leur édition ait été un jour frappée d’anathème et brûlée par la synagogue! Que d’amour pour l’art dut ressentir l’homme qui acquit un livre aussi cher à partir de son maigre pécule d’usurier -- pour le seul plaisir de s’user les yeux sur lui, de le mettre en place sur une étagère, pour sa seule joie intérieure. Je n’ai pas connu mon grand-père, mais sa main m’a caressé à travers le papier de tant de livres, son âme m’a souri à travers tant de caractères d’or, ses genoux m’ont si souvent bercé sous les vieux in-folio où je vais chercher comme lui, le besoin d’un monde vécu de façon plus belle et la joie de l’y découvrir si aisément.

Comme je me sens bien parmi mes livres anciens, même quand je ne peux rien retirer de leur écriture inconnue. Ceux qui lisent sans conserver les ouvrages, ceux qui les empruntent sans ressentir pour autant angoisse ni torture, n’ont même pas compris le quart de la notion de « culture », quel que soit leur mérite par ailleurs. Sans nul doute, c’est réaliser un profit que d’acheter un livre, c’est acquérir un guide et un bien qui nourrit. Mais celui qui a jeté le livre, après en avoir pressuré le contenu comme s’il s’agissait du liquide gonflant les pores d’une éponge n’en a connu ni la valeur, ni la saveur stimulante. Je crains que ce ne soit le cas du lecteur d’aujourd’hui: cet homme sans tradition, ce produit de la démocratie, acquérant un livre en vue d’un diplôme, d’une promotion ou pour améliorer sa cote « de culture générale », nécessaire à qui ne veut pas paraître un inférieur, en ce siècle de Homais. Ce lecteur-là fait injure au livre par ignorance, après en avoir assimilé l’anecdote. A Rome, de même, une fois que l’on a vu le Colisée, il n’est pas interdit d’uriner à l’intérieur. Le livre pieusement copié, fleuri d’encres dans une cellule médiévale, s’est aujourd’hui transformé, par un paradoxe de l’évolution, en objet commercial d’une valeur dérisoire. A l’époque de la Renaissance un éditeur était un artiste au même titre que celui qui avait rédigé le livre. Aujourdhui, les éditeurs ne savent même pas lire. Quant au lecteur qui ne peut aimer le livre japonais ou grec qu’il est incapable de déchiffrer, c’est encore un apprenti en matière de lecture.

Mes amis, l’Inquisition n’existe plus, ni la censure, ni la potence et l’on n’exige même plus des manuscrits qu’ils soient empreints de l’auguste approbation royale! Au Vatican, la commission de l’ Index existe encore, monument ridicule et impuissant. Mais nous avons l’institution de l’édition et celle de la librairie. L’art - objet de luxe - a été déclaré d’utilité publique. L’Allemand Gutenberg a apporté la démocratie dans le monde des lettres et il a précipité, avec l’instauration de la « superstition de l’écrit », l’avènement de l’autre démocratie, celle du suffrage. Nous n’avons plus de censure. Le livre peut sembler libre mais il n’y a plus de lecteurs. Où est passé le moine pieux qui lavait la feuille du livre supportant le texte de l’Evangile, en vue de lire l’églogue de Virgile se trouvant sous ce dernier? L’art crie en vain dans des oreilles sourdes. Nous avons des livres, nous avons encore des acheteurs de livres, nous avons en outre des bûcheurs de livres, mais il n’y a plus de lecteurs.

Avec tristesse, je me dis que pour finir, nous avons le droit de lire. Le plus vain des travaux humains continue d’être poursuite de la liberté, lutte pour le privilège. Il y a deux siècles encore, les livres étaient lus sur manuscrits et ils faisaient leur entrée dans le monde en voyageant de main en main, à l’intérieur d’un groupe restreint et dans une durée restreinte, passant du duc de la Rochefoucauld à Madame de Récamier. Pour qu’un manuscrit puisse vous être confié, il fallait s’être éduqué en matière de lecture, et le « droit de lire », même limité par l’oppression de l’Inquisition était un privilège faisant d’un lecteur le détenteur provisoire d’un trésor sacré. Il m’arrive de me demander pourquoi, même quand ils sont géniaux, nos contemporains ne répandent pas la pure atmosphère de l’art? Peut-être en raison de l’absence de support stimulant? Et l’ignominie émanée de ces imprimés sales, reproduits à des milliers d’exemplaires est peut-être du même ordre que l’idée de misère liée au savon lancé sur le marché pour beaucoup trop de gens.

Il y a à peine un siècle pourtant que Goethe à Weimar traduisait Le Neveu de Rameau, d’après le manuscrit authentique de Diderot.

Sburătorul Literar, 22 octobre 1921, p. 142 - 143.