Textes de Fondane
Poèmes
Benjamin FondanePréface en prose
C'est à vous que je parle, hommes des antipodes,
je parle d'homme à homme,
avec le peu en moi qui demeure de 1'homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier,
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il
ne pas crier vengeance !
L'hallali est donné, les bêtes sont traquées,
laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots
que nous eûmes en partage-
il reste peu d'intelligibles !
Un jour viendra, c'est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d'orties sous vos pieds,
- alors, eh bien, sachez que j'avais un visage
comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l'oeil, cet oeil pleurait un peu de sel. Et quand
une épine mauvaise égratignait ma peau,
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre !
Certes, tout comme vous j'étais cruel, j'avais
soif de tendresse, de puissance,
d'or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j'étais méchant et angoissé
solide dans la paix, ivre dans la victoire,
et titubant, hagard, à l'heure de l'échec !
Oui, j'ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j'ai aimé, j'ai pleuré, j'ai haï, j'ai souffert,
j'ai acheté des fleurs et je n'ai pas toujours
payé mon terme. Le dimanche j'allais à la campagne
pêcher, sous l'oeil de Dieu, des poissons irréels,
je me baignais dans la rivière
qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites
le soir. Après, après, je rentrais me coucher
fatigué, le coeur las et plein de solitude,
plein de pitié pour moi,
plein de pitié pour l'homme,
cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme
cette paix impossible que nous avions perdue
naguère, dans un grand verger où fleurissait
au centre, l'arbre de la vie...
J'ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,
et je n'ai rien compris au monde
et je n'ai rien compris à l'homme,
bien qu'il me soit souvent arrivé d'affirmer
le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je prétendu savoir ce qu'elle était mais vrai,
je puis vous le dire à cette heure,
elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
étonnés de si peu comprendre
avez-vous mieux compris que moi ?
Et pourtant, non !
je n'étais pas un homme comme vous.
Vous n'êtes pas nés sur les routes,
personne n'a jeté à l'égout vos petits
comme des chats encor sans yeux,
vous n'avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n'avez pas connu les désastres à l'aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de 1'humiliation,
accusés d'un délit que vous n'avez pas fait,
d'un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu'on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n'est
qu'un cri, qu'on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d'orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j'étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j'avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d'homme, tout simplement !
( L'Exode, 1942)
*
Refus du poème
Les filles du chant sont venues:
-"Veux-tu de nous? Nous sommes nues,
nos lèvres sentent la lavande…"
-Je songe aux ravins de Finlande
où dorment des soldats de gel...
Les vierges de sel du poème
m'ont dit: -"Il est temps qu'on nous aime!
Nous sommes nues sous la peau."
- Je songe aux forçats d'Allemagne:
ils sont maigres sous le fouet...
Les douces mères du sommeil
me choient: "Couche-toi! Les orteils
dressés vers la pointe du somme.
La belle au bois qui dort dans 1'homme
ne se nourrit que de baisers…"
-Je songe aux énormes brasiers
qui brûlent autour de la terre...
La vieille édentée de la mort
m'a dit: - "Chaque cheval a son mors.
Ton lot sur terre est la mort lente.
Que ça te déplaise ou non, chante!
Nul être n'a droit au merci...
A quoi penses-tu, ombre vague?"
- O très chère, je songe à Prague !
Je n'entends pas, je n'entends plus
les prières de ses synagogues...
(1943)
*
Neige tombée
Neige tombée, neige tombée dans le siècle
loin, loin de moi,dans la nuit de ma seizième année.
T'ai-je oubliée, jeunesse étrange et mutinée-
à peine plus réelle que le seizième siècle?
Doux crépuscule! Es-tu là dans un coin de ma chambre?
Clair feu de bois, est-ce toi qui ambres ma peau?
Oui, les saisons ont passés; eh oui, les Décembres
roulent sur les pavés le creux de leurs cerceaux.
Neige tombée! Souviens-toi! Tu voyageais dans un livre.
Vives, des jeunes filles entraient, au goût de sel
-mortes depuis que mon désir était ivre!
Qu'il eût pensé que lui seul resterait éternel
Doux crépuscule! Plus tard sur les quais, les môles,
tant de fois ont sangloté nos adieux !
Oui, tu t'appuies encore sur ces fraîches épaules
coeur têtu pareil au vin devenu vieux.
Neige tombée! Dans l'âtre, à présent, d'autres bûches
flambent! Mais c'est la même chanson.
Vrai!, j'ai voulu en vain pour un baiser de vos bouches
descendre aux Enfers et payer la dure rançon.
Doux crépuscule! La neige est tombée. C'est le siècle,
c'est le vent, c'est le temps et le sang mutiné.
Loin, loin de moi: où es-tu ma seizième année-
à peine plus réelle que le seizième siècle?
(1943, Au temps du poème)
*
Tout à coup
J'étais en train
de lire un livre
quand tout à coup
je vis ma vitre
emplir son oeil absent d'oiseaux légers et ivres
Oui, il neigeait.
La folle neige!
Elle tombait
tranquille et fraîche
dans le coeur tout troué comme un filet de pêche.
C'était si bon!
et j'étais ivre
de ces flocons
heureux de vivre
que ma main oublieuse, laissa tomber le livre!
En ai-je vu
neiger la neige
dans le coeur nu !
Ah Dieu ! Que n'ai-je
su garder dans mon coeur un peu de cette neige !
Toujours en train
de lire un livre!
Toujours en train
d'écrire un livre!
Et tout à coup la neige tranquille dans ma vitre
(1944)
*
C'est toute la douleur du monde
qui est venue s'asseoir à ma table
-et pouvais-je lui dire : Non?
Je m'étais fait si petit,
une petite chenille, et j'ai éteint la lampe
-mais pouvais-je savoir qu'elle mûrissait dedans
et pouvais-je m'empêcher qu'elle sortît un jour,
une chanson entre ses ailes?
J'ai dit à la douleur du monde
qui s'est couchée sous mon ventre :
N'ai-je pas assez de la mienne?
Vois: j'ai ma propre soif!
On ne peut pas toujours demeurer une chenille
la terre m'est rugueuse au ventre
elle me fait mal votre terre
je suis né pour voler…
D'un bond je lui tournai le dos-
mais elle était déjà dans mon songe.
-Est-ce mon sang qu'elle voulait?
J'ai dit la douleur du monde
-C'est une ruse, une sale ruse.
Voilà que tu chantes en t'en allant…
-Mais à ma place, dites, l'auriez-vous oubliée?
(1944, Au temps du poème)
*
AUTOPORTRAITS
L’oeuvre poétique de Benjamin Fondane est parsemée d’autoportraits, recourant à d’innombrables figures d’identification: Ulysse, le juif errant, le lépreux… Multiples furent les tentatives de saisir de soi une image, de fixer une identité, d’échapper à l’incertitude d’être.
Nous présentons trois autoportraits inédits, retrouvés parmi les manuscrits et les brouillons. Le premier, qui faisait à l'origine partie de Titanic contient déjà certaines tonalités qui annoncent la “Préface en prose”. Le second, mélancolique regard vers le passé, est un brouillon du poème “Elégies”. Et le troisième, oscillant entre je, tu et il, proche de l’épitaphe, avait été barré dans le manuscrit du “Mal des fantômes” qui se trouve à la Bibliothèque Jacques Doucet.
Monique Jutrin
1.
Ai-je jadis dressé des serpents? Je ne sais.
Je sens qu'en moi pourtant sommeille un magicien.
Il y a quelque part des paroles obscures
Qui chantaient dans la nuit comme une lampe allumée
…Des paroles à moi qui chantaient! Où sont-elles?
Je me penche sur moi, je tâte mes viscères:
… mais où logeait donc la chanson?
De quoi est-elle faite cette épaisseur du texte?
Mes mains ne sont pas dures et calleuses, mais mon cœur
qui parle avec accent beaucoup de langues blanches,
ses empreintes gardées par toutes les polices,
expulsé de partout où il y a une joie,
sollicité partout où il y a malheur.
J'en ai donné partout, la neige tombe
Je l'ai donné aux hommes, je ne regrette rien,
mais à présent j'ai soif moi-même,
il me faut un morceau de chanson, de pain.
Oui, comme vous je suis un juif, et vous, vous êtes
un nègre comme moi – étrangers ça s'entend
rivés à des outils qui ne sont pas à nous,
privés de travail et de songe –
des hommes dévorés par leur propre chanson…
Et maintenant que le foie et le rein ont vieilli
je me tourne vers vous – la neige tombe -
il y a tant de riches qui mangent à leur table
- qui me priera de m'y asseoir?
J'ai tout donné. Je fus entier dans le poème.
Mangez, buvez: Voici mon corps, voici mon âme.
Maintenant je veux aller vers les hommes vivants,
dans la vaste forêt des hommes,
je sens qu'une puissance nouvelle y est éparse,
les hommes sont plein de résine;
d'autres hommes sont là, aux racines lasses …
Est-ce à moi de chanter encore? Toujours moi?
Ne sont-ils donc nés que pour prendre?
Ne suis-je né que pour donner?
Allons! La neige tombe! Je tâte mes viscères:
Ici le rein, ici le cœur, ici le foie.
Ecoutez donc le chant amer de l'étranger!
Ce poème, qui faisait partie de Titanic, a été supprimé dans les premières épreuves du livre. Collection privée.
2.[Elégie]
Je me suis déchaussé pour entrer dans la maison
du passé, j'ai ouvert le piano aux dents jaunes
j'ai essayé ma voix comme un couteau cassé
ce n'est rien. Je vous dis que ce n'est rien. A peine
un souffle qui pourrait éteindre une bougie
un cœur usé qui craint les escaliers raidis
une main qui tâtonne pour trouver une clé
qui n'ouvre rien qui ne soit déjà ouvert depuis
longtemps, une molle jambe qui fait sur le tapis
des traces.
Brouillon du poème “Elégies”. Le quatrième et le cinquième vers sont conservés dans la version définitive. Collection privée.
3.
N’est-il rien qui pût nous apaiser?
un peu de neige aux lèvres des étoiles,
un peu de mort donnée en un baiser?
Moi-même dans tout ça – Qui donc - moi-même?
Fondane (Benjamin) Navigateur-
Il traverse à pied, pays, poèmes,
le tourbillon énorme d’hommes morts
penchés sur leur journal. La fin du monde
le retrouva, assis, dans le vieux port* –
jouant aux sorts*.
Regarde-toi, Fondane Benjamin –
dans une glace. Les paupières lourdes.
Un homme parmi d’autres. Mort de faim.
1943
Cet autoportrait figure dans le manuscrit du Mal des fantômes conservé à la BibliothèqueJacques Doucet. Ecrit à l’encre, en regard du Tableau XXII, il a été barré au crayon.