SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Benjamin Fondane lecteur de la Bible N° 16

« Toute une technique obscure »

Agnès Lhermitte

« Les dieux donnent peut-être l’inspiration ; ils ne donnent pas le brouillon. »[2]
 

La postface de L’Exode-Super flumina Babylonis le confirme et le justifie : ce long « poème dramatique »[3] comprend des formes fixes diverses. Mais s’il paraît naturel de trouver dans ce recueil biblique entre tous des formes « remontant aux psaumes davidiens » et des strophes alphabétiques, si l’on admet facilement le recours à des formes intrinsèquement lyriques comme l’ode ou la ballade, la présence de deux sonnets, « L’âme parle »[4] et « Voix de l’Esprit » peut intriguer. Pourquoi le sonnet serait-il la forme « où, le mieux, éclate(rait) (l)a manière d’être » de ces deux personnages ou entités ? Je ne suis pas sûre de pouvoir révéler les raisons du choix de cette forme, plus que d’autres encore « tenu(e) pour périmé(e) en poétique », ni surtout d’épuiser l’interprétation de ces poèmes. En revanche, les brouillons – particulièrement nombreux dans le cas du premier – témoignent du travail auquel s’est livré Fondane dans le cadre rigoureusement contraignant de cette structure brève et dense. En observant précisément les divers tapuscrits et leurs annotations manuscrites, on pénètre dans la fabrique du poète : peu à peu se dessinent les allers retours de sa démarche créatrice, le jeu des trouvailles et des ratures, les étapes du « filtrage »[5]. Peut-être alors cette incursion dans sa « technique obscure » contribuera-t-elle à l’élucidation des deux sonnets.
Bien que le travail soit très inégal entre les deux sonnets – du moins à ce que l’on peut en juger d’après les documents dont nous disposons – leur similitude structurelle qui les distingue de l’ensemble, le parallélisme des titres et celui du vers initial, leur rapprochement dans le recueil de part et d’autre du premier chant du Chœur, la ressemblance des brouillons enfin, m’ont semblé imposer une étude conjointe. J’ai donc procédé pour chacun d’eux à la même enquête génétique afin de retracer l’évolution du texte, depuis la mouture la plus éloignée jusqu’à la version « définitive » – du moins, la version éditée, celle où s’est arrêté Fondane.
On sait que les poèmes ont été conçus dans les années 30, et retravaillés pendant la guerre, mais les tapuscrits[6] ne sont pas datés. Certains sont abondamment raturés et corrigés : vers biffés, ajouts ou corrections manuscrits en bas de page, entre les lignes ou dans la marge ; à l’encre, au crayon gris, parfois bleu ou rouge. Ces éléments manuscrits peuvent être biffés à leur tour, ou intégrés au tapuscrit suivant, en remplacement de vers ou de segments abandonnés. C’est de la sorte qu’on peut reconstituer le cheminement de l’écriture et de la réécriture, par tâtonnements et révisions successifs, de ces deux sonnets. Toutefois je poserai en préalable que ma démarche n’est pas plus orientation téléologique vers une œuvre publiée (d’ailleurs posthume), qu’une exploration émerveillée de la constellation des poèmes inédits que constituent ces variantes, démultipliées par les corrections, poèmes absolument valables chacun en lui-même.
La transcription des deux sonnets fait apparaître, en gras, les invariants, présents depuis le premier brouillon, soit la première version connue de chacun. Outre le choix initial de la forme sonnet en décasyllabes, un certain nombre d’éléments primordiaux, comme le distique embrayeur, dessinent la charpente des poèmes. Je me pencherai sur la structure originelle de chacun des sonnets, puis sur les variantes qui en ont infléchi le sens.


[L’âme parle]
               
La chair a beau crier : l’Angoisse est lourde.
Et l’Ange a beau gémir : il est lié.
Qui suis-je ? En quelles paumes oublié ?
Mer repliée au cœur de la palourde.

Es-tu ici, prière ? Ô grande sourde !
Je crie. Le monde me revient crié.
Rien ! Rien que ce sanglot du temps nié
où pèse des soleils la masse gourde.

Pas même seul. Des tas ! Des tas de seuls !
Ont-elles droit, si maigres, aux linceuls,
ces pures ombres que l’histoire traque ?

Puisse-t-il être en ton moyeu, sommeil,
Ce centre où Dieu rayonne le zodiaque !

…ô terres du futur ! Puissants orteils !...


Les éléments primordiaux intacts

La chair a beau crier L’Angoisse est lourde
Et l’Ange a beau gémir il est lié

Le distique initial est demeuré presque inchangé. D’emblée il est fortement structuré par des parallélismes syntaxiques (a beau / est), rythmiques (6 / 4), phoniques et sémantiques (chair / Ange, lourde / lié), et par des chiasmes sonores (crier / lié – Angoisse / Ange). Le brouillon II essaie « crier » au lieu de « gémir », mais la répétition, courante chez Fondane, est aussitôt abandonnée : le rapprochement « crier / lié » et le hiatus « crier / il » sont peu heureux à l’oreille, tandis que « gémir » relie intimement, par ses sonorités, les mots qui encadrent le vers, soit « Ange » et « lié ». A partir du brouillon IV, la ponctuation se fait plus expressive, soulignant la tension entre la concession initiale et le constat, en fin de vers, de la pesanteur et de l’emprisonnement.

Ce centre où Dieu rayonne le zodiaque

L’avant-dernier vers, au centre du second tercet, renferme l’objet du souhait. Les trois noms et le verbe, qui portent les quatre accents, présentent quatre notions fondamentales susceptibles d’organiser l’univers en cosmos lumineux et centré – « un monde plein qui tournera » (COPH)[7] ?. Dans la première version, ce vers faisait écho à « l’obscur rayonnement » du monde réel – segment supprimé par la suite. L’intensité fascinante de ce vers tient en partie à la construction transitive insolite du verbe « rayonner », exemple du mépris affiché par Fondane pour les contraintes grammaticales. Les seules variations concernent le déterminant initial, en fonction de son insertion syntaxique au vers précédent, ainsi que l’hésitation à mettre une majuscule à « zodiaque », option non retenue finalement.

O grande Sourde

L’expression rappelle d’autant plus la « belle Sourde » de COPH (p.157), dans le premier poème alphabétique, que dans le premier brouillon comme dans ce petit quatrain, elle rimait aussi jusqu’à l’homophonie complète avec le verbe « sourde » qui clôturait le vers 4. Cette invocation désigne la prière, soit la relation entre l’homme et Dieu. Mais qui est sourd, qui n’entend pas ? la parole humaine ou, par hypallage, son récepteur divin ? Tout comme l’incertitude énonciative, particulièrement forte dans ce poème, l’ambiguïté ajoute à la confusion, expression désolée d’une communication rompue.

 La masse gourde

Au pluriel jusqu’à l’avant-dernière version, ce segment est le pendant, en fin de quatrain, de « Ô grande Sourde ». Les deux expressions signalent l’absence de « courant », d’énergie et de contact, l’opacité et l’inertie, comme si l’astre était mort. De plus, la pesanteur fait écho à celle de l’angoisse du premier vers, « gourde » et « lourde » encadrant l’ensemble formé par les deux quatrains.

Puissants orteils !

Trouvaille très fondanienne, ce gros plan allie une synecdoque assez triviale à un adjectif fort et noble. La mention des orteils, qui n’est pas rare chez le poète, ancre l’image du pied dans la réalité concrète du corps et de la marche, dans son contact avec la terre, un contact plein et libéré. Cette exclamation finale, insolite et déconnectée du propos précédent, termine le poème sur une image de vigueur et d’espoir. Un peu plus loin, dans les paroles du deuxième homme, on lit p. 174 : « la solitude avait des engelures », « la volonté avait des cors à ses orteils ».

Sommeil

Le terme choisi pour terminer le premier vers du second tercet est en relation avec l’image du zodiaque et rime avec orteils. Cette modalité de l’absence confère à la représentation positive finale une dimension onirique qui tendrait à l’estomper, voire à l’assombrir.


Les variations du premier quatrain

Vers 3 :
Après le brouillon II, Fondane renonce à l’alternative identitaire « le premier ou le dernier »[8]. Il songe d’abord, comme le montre une correction biffée proposée dans la marge, à introduire le thème du temps : un temps (illisible) du sablier. Puis s’impose la notion d’abîme. III A quels abîmes je me suis fié ? IV A quels abîmes dédié ? et, correction biffée : dans quels gouffres oublié ? La réponse, en réalité une nouvelle question, est donc déplacée au plan spatial, comme si l’identité se définissait par un lieu, lieu emblématique, de façon explicite depuis la correction « gouffre », de la métaphysique baudelairienne et fondanienne. Mais la dernière variante ajoute la notion d’oubli, qui inspire la correction manuscrite définitive en quelles paumes oublié ?, l’image biblique de la paume conservant, à l’échelle intime, la notion de creux.

Vers 4 :
            A partir du brouillon II, Fondane renonce à l’appel à la lumière (« ô que sans cesse la lumière sourde ! ») pour creuser la question de l’identité. Il propose alors, jusqu’à la version V, la correction : Une poignée de songes en une croûte !, belle image concrète et fortement antithétique qui rappelle la mention récurrente de « l’écorce ». Des tentatives de corrections proposant des épithètes à « croûte » (pâle, atroce, tendre) n’aboutissant pas, sur le brouillon V, le vers est biffé. Alors s’accumule, au-dessous et dans la marge, une série de corrections essayées autour du mot « palourde », qui s’impose pour rimer très richement (par quatre phonèmes !) avec « lourde ».

La mer résonne au creux de la palourde
Vie au couteau levée ( ?) en une palourde
Mer suspendue au creux de la palourde.

Ramenée ( ?) => repliée
(le graphisme différent signalant une correction ultérieure). La version définitive « mer repliée au creux» ne reparaît d’ailleurs qu’en correction dans la version VII, les versions VI et VII ayant proposé entre temps: goutte de l’océan dans la palourde. L’infinie petitesse de l’homme le cède finalement à l’immensité, mais renfermée, en retrait.
L’ensemble des corrections du premier quatrain aboutit à une forte cohérence phonique et sémantique : palourde / lourde - creux / paumes - replié / lié / oublié. Malgré l’élan du cri, le « je » est comme bloqué, rétracté, confiné, isolé dans sa coquille.

Les variations du second quatrain

Vers 5 :
Après la simple déclaration Sans cesse je t’appelle, une correction introduit dans le brouillon II une interrogation : faut-il ?, qui devient dans les versions III-IV-V : Est-ce bien toi, Prière ?, pour aboutir à la correction (définitive) : es-tu ici, Prière ?

Vers 6 :
Les versions I-II donnent: A quelles sources je me suis fié ?, la version II proposant une correction avec « abîmes », mais dans la version III, ce vers a été déplacé au vers 3 (Cf. supra), pour céder place au vers définitif qui s’impose en son entier : Je crie. Le monde me revient crié, avec un terrible effet d’écho… passif.

Vers 7 :
Les versions I-II donnent : le sang affirme le présent nié, remplacé en III par Rien, rien autour que ce présent nié, la négation répétée accentuant l’impression de solitude de l’être qui crie dans le désert. La correction (définitive) Rien, rien que ce sanglot du temps nié introduit avec le sanglot, variation du cri, une expression physiologique de la douleur. On notera ici encore l’ambiguïté (« du » introduisant un génitif objectif ou subjectif ?), qui incite à confondre sujet et objet du sanglot. Seule certitude forte, la douleur est intimement liée au temps – plus large que le « présent » des premières versions.

Vers 8 :
La version II corrige d’où cherrent en où cherrent… : les masses ne tombent plus du présent mais dans le présent, qu’elles semblent obstruer. La version VIII propose deux corrections, dont la première concerne le verbe « cherre », jugé sans doute trop recherché : il est remplacé par « brille », puis par « pèse » qui, finalement retenu, accentue l’effet de pesanteur. La seconde consiste à mettre au singulier les masses gourdes, accentuant l’impression totalisante, générale et envahissante de cette masse. Ajoutons que la suppression de la virgule à la fin du vers 7, dans la version éditée, crée un enjambement qui alourdit encore la fin du quatrain.
Avec la prière sourde, le sanglot et la masse gourde, une cohérence terrible s’est finalement construite dans ce quatrain autour du cri lancé en vain dans un monde épais, opaque, sans réaction, comme plombé – le même dont COPH  évoquait l’« oreille avare », (p.162).


Les variations du premier tercet

Cette strophe, la plus retravaillée, a subi tant de remaniements que la dernière version n’a plus rien de commun avec la première.

Vers 9 :
La version initiale repart du cri : Du cri atroce aux purs vomissements. Sur le deuxième tapuscrit, ce vers est biffé, ainsi que la correction manuscrite de « purs » en « longs ». Sur le feuillet III, où le tapuscrit se fait exceptionnellement brouillon puisque certains essais et repentirs se font à la machine, de nombreux tâtonnements (ajouts biffés) tapés et manuscrits concernent le mot « seuls », dégageant un thème fondamental du poème.

Seuls, non
Seul ? Non
Pas même seul ! une masse de seuls

Autres propositions manuscrites, en correction : un continent de seuls / nous sommes un flux (bloc ?) de seuls / Des tas ! Des tas de seuls (version définitive).
On remarque l’élaboration progressive de l’expression paradoxale de cette solitude multipliée, et le choix final du mot familier et concret (« tas de »), moins lourdement hyperbolique, et dont la répétition, associée aux autres monosyllabes, martèle l’idée tout en mimant l’isolement de chaque unité. Les capitales qui signalent à la rime le mot clé, dans l’édition, correspondent au mot souligné sur les tapuscrits IV à VIII.

Vers 10 :
Ce vers a subi d’innombrables variantes.
La version I : Tu es à moi, obscur rayonnement (qui rimait avec « vomissements »), est biffée en II, ainsi que la correction en marge « je suis à toi » qui en inversait le début, selon un processus de renversement aussi fréquent qu’énigmatique.
La version III propose : Visages ? Non. Chemises ? Des linceuls, reprenant la tournure envisagée primitivement pour le vers précédent (« seuls, non »), façon clairement brutale de corriger une hypothèse en la niant sans la supprimer. A l’absence des visages correspond le remplacement des chemises (vêtement des vivants) par les linceuls, vocable essentiel du poème et première apparition de la mort. Le lien indissoluble du mot « linceuls » avec « seuls », matérialisé par la rime suivie, est longuement commenté dans la section XI du « Mal des fantômes ».
La version IV essaie deux variantes qui font long feu :

une forêt en marche de linceuls
                                             mouvement de linceuls d’aïeuls

La réminiscence shakespearienne est aussitôt gommée, et les linceuls cèdent provisoirement la place (question de métrique ?) aux « aïeuls », terme qui associe l’image de vieillards en exode et la présence des ancêtres.  Sur le tapuscrit V, ce dernier vers est biffé et en marge, on lit « à refaire ». Les linceuls réapparaissent dans les nombreuses variantes manuscrites du tapuscrit VIII (Cf infra), notamment dans ce vers isolé, à l’encre bleue : Ô que les morts sont nus dans leurs linceuls.
Au-dessous du poème, la version V porte de nombreuses variantes des vers 10 et 11, qui introduisent un double thème floral souvent antithétique (les orties et les glaïeuls). Celui-ci sera décliné de façon diverse jusqu’au tapuscrit VIII et nécessiterait une étude particulière.

V : Quel coud(sic)-à-coude : orties et glaïeuls !
Un corps à corps d’orties et de glaïeuls
Quel songe aux solitudes de glaïeuls
Sommes-nous orties ? herbes ou glaïeuls ?
L’ortie se xxxxxxxxxx ( ?) sur les glaïeuls
Gémis, ortie ! Résigne-toi, glaïeul !
(et variantes : Proteste, ortie ! Hurlez, orties ! Sanglotez, glaïeuls)

La proposition de la version VI : Pleurez orties, souriez glaïeuls est biffée dans la version VII, qui comporte, au-dessous du poème, plusieurs variantes manuscrites au graphisme irrégulier, plus gros, épais et pâli :

Le sang du roc coule des glaïeuls
Gonflée de pression
Le sang du roc s’écoule des glaïeuls
Le sein vidé de lait

L’invention tourne ici autour des liquides vitaux (sang / lait / sève) qui fusionnent dans l’analogie poétique.
Dans la version VIII, on lit :
 
            s’égoutte des (correction manuscrite)
                                                      Le sang du roc monte dans les glaïeuls
Et au-dessous, à l’encre :

Qu’importe si orties ou glaïeuls (correction : ou pas : glaïeuls)
 
Vers 11 :
Les versions I et II donnent, avec A toi le monde dont l’écorce craque, l’image cosmique de la pression, de l’implosion, de l’éruption, qui est aussi (dans d’autres contextes) une image de la création. La version III témoigne de nombreux essais englobant les vers 10 et 11, traités (comme dans d’autres versions, notamment la version éditée) en distique :

Une forêt de morts, le monde craque
Des morts en marche sur un sol qui craque

On notera que le jeu sur la polysémie du verbe (déchirure brutale par tension excessive/ bruit du sol foulé) s’opère ici de l’abstrait au concret. Ce tapuscrit comporte des ajouts manuscrits :

Des morts. Ils n’ont de vif que leur angoisse
           Le
s cœurs a détendu son arc (marques du pluriel ajoutées)
                                 ont détendu leur arc
Des morts. Hier encore c’étaient mes frères

La version IV impose une nouvelle image saisissante, celle des charniers : Crépis de chaux. Des morts. Des morts en vrac, avec la correction manuscrite: « le corps crépi ».
La version V donne la variante : le long des routes, morts. Des morts en vrac !, et des propositions manuscrites au bas du poème :

A l’instant même où le monde craque (Correction : « l’histoire »)
Rien ne va plus, messieurs : l’Histoire craque
Pressée de toutes parts, l’Histoire craque
(correction : « vidée »)

Les versions VI et VII reprennent tel quel ce vers : vidée de toutes parts, l’Histoire craque, avec le paradoxe frappant que le vide produit le même effet, par effondrement, que le trop plein. Une correction manuscrite au-dessous du poème dit : Déserts, écroulez-vous. Histoire, craque, cette nouvelle image condensant en les associant le vide et l’effondrement. Le tapuscrit VIII la reprend tout d’abord : Déserts, écroulez-vous ! Histoire, craque ! avec en correction manuscrite: Mondes,-  c’est votre tour.
Mais cette version VIII, qui précède immédiatement le texte édité, est couverte de variantes, une première série à l’encre, une seconde au crayon.
A l’encre : Ecroule-toi chaos. Histoire, craque !, avec la correction : « cosmos » pour « chaos », équivalence reposant sur la coïncidentia oppositorum, comme celle qui remplace précédemment « désert » par « monde ».
Puis, après les « vivants dans leurs linceuls », une image qui ne sera pas retenue (malgré sa congruence avec la mer et la palourde) mais reparaît à plusieurs reprises dans L’Exode (GHIMEL) :

Ensevelis ! poissons, sous l’eau opaque

                                                             -hagards-

Immédiatement au-dessous, une série de vers autour de la terre et de la marche :

Tâtant le sol de toutes parts le sol qui craque
Tâtant la terre en marche qui se craque
Tâtant la terre ailleurs où elle craque
Tâtant le sol du pied, prudents, le sol qui craque
           le sol qui fuit leurs pieds et craque
                   prudents : l’Histoire craque !

Au crayon, postérieurement, ont été ajoutés les distiques suivants, qui accouchent péniblement de la version définitive :

Ont-elles droit aussi à leurs linceuls (correction : « au calme des »)
Ces ombres maigres que l’histoire traque ? (correction : « sales »)
La terre lente ronge les linceuls (correction : « absorbe »)
La mort traverse la ???? opaque
coucheront-ils jamais dans leurs linceuls
Ces morts futurs
Sortiront-ils jamais de leurs linceuls
Ces morts vivants atroces que l’histoire traque

Cette traque, si douloureusement vécue par le poète, est énoncée aussi dans la Préface en prose de 1942. Mais c’est recroquevillée dans la marge qu’apparaît la version (presque) définitive 

Ont-elles droit, si maigres, aux linceuls
Ces vaines ombres que l’histoire traque ?

L’adjectif « vaines », rappel des ombres infernales des épopées antiques, sera remplacé par « pures » (qui radicalise l’essence du substantif, et pouvait en ce sens qualifier les vomissements de la première version). Toujours est-il que cette vision hallucinée rappelle le « meeting de fantômes » et les « morts maigres », d’Ulysse. Le caractère exceptionnel de ce vers, dont le poète a accouché, en dernier, avec tant de difficulté, est souligné par la métrique : selon le choix de lecture, il aura 8 ou 9 syllabes, mais ne sera jamais un décasyllabe.
Ce tercet a donné lieu jusqu’à la fin, et surtout à la fin, à nombre de tâtonnements, ratures et corrections, travers lesquels le sens final se dégage peu à peu. Le cri et la lumière (obscure), signes qu’il y a quelque chose à dire, à découvrir, ont disparu : comme celui de la photographie, le processus révélateur de l’écriture à ratures, accompagnant le processus meurtrier de l’Histoire, des années 30 aux années 40, a fait apparaître progressivement le contenu visuel et sémantique de la parole : la solitude, et le terrible paradoxe de la solitude en masse ; la catastrophe menaçante, craquement de l’Histoire qui décharne, qui traque ; la mort, thème lancinant à travers les variantes (morts en marche, aïeux, morts et leur linceul – voire, pire, sans linceul ; et enfin les morts vivants - les vivants déjà morts ?)


Les variations du second tercet

Elles sont minimes, et n’affectent guère les images primordiales.

Vers 12 :
Les variantes marquent de simples hésitations entre l’hypothèse, le souhait. Alors que les versions I et II étaient injonctives : A toi de joindre aux pulpes du sommeil, la version III modalise le propos : peut-être est-il quand même en toi, sommeil, et propose à la suite du poème les corrections suivantes : S’il est en toi puissé-je joindre voir, sommeil
                                                    Pourtant, ils marchent. Est-ce en toi, sommeil
La version définitive : puisse-t-il être en ton moyeu, sommeil, trouvée dès la version IV, complète l’image initiale du vers suivant : le zodiaque qui tourne comme une roue céleste, et le désigne comme l’objet du rêve.

Vers 14 :
La version II corrige l’expression initiale « monde du futur » en « terres du futur », le « s » du pluriel étant rajouté – pour éviter une assimilation trop évidente et / ou restrictive à LA Terre promise ? A partir de la version V, on constate quelques variantes concernant simplement les qualifiants de la terre invoquée : « terres de la mort », expression biffée sur le manuscrit VII et corrigée en « Terres de la stupeur » et « Terres de Jugement ». Le manuscrit VIII reprend « Terres de la stupeur », mais revient à « O terres du futur », qui reste la version définitive. Les trois notions sombres et funèbres (mort, stupeur, Jugement) ont donc été finalement écartées au profit d’une vision ouverte de l’avenir. Comme dans la première version, le poème se clôt sur une vision messianique non dénuée d'espoir. Construit en chiasme grammatical et phonique, le vers associe les deux termes englobants (terres / orteils) et les deux qualifiants enclavés (du futur / puissants). Pointe et clé de voûte du sonnet, le vers 14 évoque, après trois strophes d’angoisse, une marche solide et confiante. Précisons qu’il n’est détaché par un blanc du vers précédent qu’à partir de la version III, sur une indication ajoutée au tapuscrit II.

L’étude des tapuscrits successifs a dévoilé une efflorescence thématique foisonnante dont certains rameaux ont été cisaillés. Parmi les thèmes ou images abandonnés : les songes en croûte, le sang et les sources, l’abîme, la forêt d’aïeux en marche, les morts en vrac, les orties et les glaïeuls… Cependant la conservation des brouillons en laisse plus que la trace. Ces huit feuillets composent un bouquet de poèmes qui valent chacun en tant que tels, enrichis d’ajouts ouvrant sur d’autres poèmes possibles. L’un d’eux, sur le tapuscrit II, donne particulièrement à rêver, à méditer : « Pitié ! à quoi me sert, sous le veston, / l’aile blessée et pâle ». L’ange parle ?
Si l’on en reprend pour perspective la version éditée du poème, conforme aux dernières volontés de Fondane, on voit un poème prophétique dégager son sens progressivement. On lit alors les brouillons comme l’espace où appréhender concrètement cet « état d’inspiration de second degré » qui caractérise le « poète qui rature »[9], cette « démangeaison interne »[10] qui le travaille. On peut y vérifier qu’après la première étincelle, « c’est par la suite seulement qu’il (le véritable poète) mettra les mots en présence, les frottera, les accouplera au hasard et de mille façons arbitraires, jusqu’à ce qu’enfin le courant passe à travers ». Ces huit brouillons révèlent comment c’est le travail des mots, de leur matière sonore, qui accouche du sens, par élans et éliminations, dans un processus infini.


L’importance de la rime

Le corpus des brouillons de ce sonnet permet de montrer notamment l’importance de la rime pour le poète Fondane, qui s’est exprimé à ce sujet dans Faux Traité d’esthétique. Je prendrai deux exemples.
Au bas du tapuscrit II, on voit une liste de mots finissant en EULS, comme tirés d’un dictionnaire de rimes : épagneuls/ filleul/ tilleul // seuls / aïeuls/glaïeuls/linceuls. La position centrale et décalée de « seuls » (que je souligne en l’encadrant) confirme qu’il s’agit de la notion essentielle pour laquelle on cherche des échos. Les trois premiers mots n’offrant aucune résonance sémantique à cette notion (mais le poète peut s’amuser gratuitement), seule la deuxième série sera exploitée, que les termes soient ou non conservés. Tous se rapportent, au moins par connotation, au thème de la mort : les aïeuls renvoient à la lignée des ancêtres disparus, le glaïeul probablement au « Dormeur du val » de Rimbaud – ce qui ne l’empêche pas de symboliser aussi l’amour et la beauté fière, contrastant ainsi efficacement avec l’ortie. Quant aux linceuls, métonymie parlante et rime riche pour « seuls », elle restera définitivement associée à ce mot, au point que Fondane revient, dans son poème XII du Mal des fantômes », sur ce choix et sur la malédiction qui associe cette solitude imparfaite et la mort.
Le deuxième mot suscitant une recherche de rime est Zodiaque, qui suscite des variantes fort diverses : Craque / arc / vrac / opaque / traque, et en marge du tapuscrit VIII : « cardiaque ». Ce recensement hétérogène montre que Fondane part du son, du corps sonore du mot qui convoque, par résonance, des significations possibles. Le sens en sera naturellement d’autant plus riche qu’il y a, d’une part, polysémie et connotations, d’autre part, congruence avec les autres notions. Ainsi « cardiaque », totalement « hors sujet », n’est même pas mis à l’épreuve. « Opaque » aurait pu fonctionner en lien avec sourd, gourd[11], mais il n’est pas retenu. L’ « arc », image symbolique ancienne, ne fait pas étincelle ici – mais on le retrouve dans le second sonnet. En revanche, les trois autres vocables sont productifs et expressifs. « Vrac » est un mot frappant par sa brièveté, la violence de ses sonorités et de l’image qu’il impose, le caractère insolite de son emploi pour les morts ; « craque » présente les mêmes caractéristiques phoniques, alliées à une polysémie intéressante qui embrasse concret et abstrait, espace et temps. D’ailleurs, dans les deux vers proposés, on entend le claquement sec des quatre monosyllabes terminés par ces mots. Quant à « traque », le mot retenu, il produit le même effet sonore en introduisant le thème de l’exode. De la sorte, il enracine profondément le sonnet dans le recueil, en le reliant étroitement au titre et à la préface.

La terre qui craque
Des morts en vrac
Que l’histoire traque

Les trois segments se caractérisent également par la même rude allitération en « r », mais la spécificité rythmique du dernier vers (définitif) donne une idée du génie original de Fondane. Il crée ici une rupture rythmique de l’alternance temps faible / temps fort, et crée la tension en juxtaposant deux accents ou temps forts, ainsi que les deux « r » et les deux sonorités vocaliques qui leur correspondent : Que l’histoire traque.

Voix de l’Esprit

Voix de l’esprit
A quoi te sert de fuir ? L’Angoisse est prête.
-Je veux dormir. Qui crie ? Est-ce moi ?
Une lumière
gicle – sang ou soie ?
C’était, je m’en souviens, c’était la fête…

Ce n’est, inimitable, qu’une voix
Qui roule de mes reins jusqu’à ma tête :
-Arrête-toi ! Qui parle ? Suis-je bête !
C’était, je m’en souviens, c’était la joie …

Figures vierges. Solitudes grasses.
-Est-ce le plat démon ? Une ombre passe,
Emplit mon arc tendu, de mouvement.

Délices fortes que le temps
renoue !
O voix ! plus anciennes que le sang.
Et pas un fleuve pour coucher ma joue.


Eléments primordiaux intacts

A quoi te sert de fuir ? L’Angoisse est prête.
-Je veux dormir : -Qui crie ? -Est-ce moi ?
Une lumière…………… - sang ou soie ?

Les deux premiers vers se sont imposés dès l’origine du poème. Le premier est un décasyllabe bien frappé qui entame ce sonnet avec la même énergie anxieuse que le vers 1 du précédent. Cependant le second vers est en rupture rythmique : 4 / 2 / 3, et il est notable que Fondane ne l’ait pas retravaillé en décasyllabe : il reste impair jusqu’à la version définitive, instaurant et assumant une claudication qui resurgit plus loin dans ce poème. Le troisième vers, à nouveau un décasyllabe (possible), introduit le thème de la lumière associée au sang, deux manifestations fluides du vital ; l’alternative « ou soie » glisse, par assimilation sonore, à l’éclat visuel et tactile pouvant entrer en résonance avec la « fête » qui clôt le quatrain dès le premier jet.
Ce n’est, inimitable, qu’une voix
qui roule de mes reins jusqu’à ma tête.
-Arrête

Le second quatrain apparaît donc d’emblée comme la réponse à la question du vers 2. Le poète est traversé corporellement par une voix qui le remonte, de l’organe ancestral jusqu’au cerveau, à la conscience. Quel est ce Dibbouk qui habite son corps et y profère à sa place[12] ? Le contre–rejet lance sur le mode mimétique ce flux irrépressible, que le vers 7 fait mine de vouloir stopper. Sur l’adjectif « inimitable », rehaussé au centre du vers 4, je reviendrai plus bas.

Figures vierges. Solitudes grasses.
…démon
 ………………………mouvement.

Le vers 9 se présente dès l’origine en deux paquets compacts, juxtaposés hermétiquement, hésitant entre l’ennéasyllabe et, si l’on appuie, contre l’usage classique de la métrique, sur « ges », un décasyllabe pesant. A quoi renvoient les deux notations ? Les figures, qui n’existent pas tant qu’il n’y a pas encore d’Esprit (ALEPH), qui s’animent merveilleusement (BETH), qui sont créées par le cri (COPH), sont encore « vierges », comme les pays à découvrir[13] ; elles restent à construire. L’alliance de mots du second groupe nominal est déroutante : la solitude, fréquemment personnifiée jusqu’à l’allégorie, peut se penser en autant d’individus isolés, en « tas de seuls » ; mais qu’est-ce que cette graisse qui les caractérise, cette antithèse de la maigreur ? celle que la mort ne leur a pas encore retirée (SHIN[14]) ? A ce double état initial, à la fois vide et lourd, les deux vers suivants opposent l’action du démon, susceptible d’animer la création inerte. La ligne est tracée, qui relie « démon » à « mouvement ».

Délices fortes que le temps …
Ô voix ! Plus anciennes que le sang

La dernière strophe du poème commence par trois exclamations dont le lyrisme exalte une jouissance retrouvée et invoque à présent les voix, brisant encore une fois le rythme du décasyllabe : voix auteurs des délices ? voix des morts nourriciers du vers 8 (brouillon I) ? Voix primordiales, en tout cas, évoquées avec une musicalité douce.

Dès le premier brouillon, la charpente du sonnet en couvre déjà l’essentiel. L’Angoisse, le cri, le jaillissement de lumière sont imminents. Une voix traverse le locuteur, un démon lui fait don du mouvement, le plaisir (re)vient grâce au temps, aux voix ancestrales. La question de l’expression semble tarauder le poète.


Evolution du premier quatrain

Les quelques variantes qui affectent les premiers vers ne concernent que la ponctuation, mais ne sont pas anodines dans la mesure où elles agissent sur le système énonciatif. Un point termine finalement le premier vers, le clôt sur lui-même. Précédemment, les deux points ouvraient sur le deuxième vers, semblant introduire le dialogue de façon équivoque, comme si pouvaient se rapporter à l’Angoisse aussi bien qu’au « tu » initial, la première assertion et le premier « je ». En outre, les tirets qui précédaient les deux questions du vers 2, laissant supposer un changement d’interlocuteur, ont été biffés[15] et supprimés dans la version éditée. Le poème s’achemine ainsi vers le monologue intérieur.
Cette évolution se poursuit dans les deux vers suivants, précédés d’un tiret dans le brouillon I. Cette typographie, sans doute héritée des poètes admirés[16], disparaît peu à peu. Sortie pour la version à éditer du système dialogique marqué par le tiret, la notation de lumière du vers 3 s’inscrit avec fluidité dans le monologue instauré au vers précédent. Le brouillon III parachève ce processus en supprimant le tiret du vers 4.
A l’intérieur d’une structure intacte, le vers 3 présente une hésitation concernant le verbe : dans les trois premiers brouillons, la lumière « coule » ; le deuxième tapuscrit porte en marge un ajout manuscrit biffé : « appelle » ; la version définitive donne « gicle », image violente d’un jaillissement liquide qui entre en résonance sémantique avec « sang » celui de la blessure brutale , en résonance phonique avec « crie ».
Quant au vers 4, toujours orienté vers la rime « fête », il a varié davantage. Sur le brouillon I, il constitue la dernière interrogation du quatrain : « - Qui ose rompre cette ultime fête ? ». La correction manuscrite du brouillon II, reprise dans le tapuscrit III, fait glisser la fête dans le passé et le souvenir : « C’était – je m’en souviens- l’ultime fête », et revient au ferme décasyllabe[17], abandonné au vers 2 pour les interrogations, dont l’impair sert mieux la perplexité. La version définitive renonce à l’adjectif « ultime » au profit d’une expression plus familière et d’une répétition du verbe à l’imparfait qui, encadrant le vers, prolonge la nostalgie. L’effet « point d’orgue » des points de suspension était d’ailleurs introduit dès le tapuscrit III.


Evolution du second quatrain

Seuls les vers 7 et 8 ont subi des modifications, mais des modifications conséquentes. Voici la première version :
                       
–   Arrête-toi – arrête-toi ! Et que je tête
le fade lait des morts que l’on tutoie.

Le deuxième tapuscrit porte les corrections suivantes :
Le fade lait des morts que l’on tutoie
le lait des morts anciens                    que je halète ! –
                                                                           que je suis bête ! –

La correction du vers 8, première, va dans le sens de celle, dans la même version, du vers 4 : « anciens » se rapporte également au passé, et creuse la profondeur mémorielle, ancestrale, de l’évocation. Celle du vers 7, ensuite, signale le renoncement à l’image de l’allaitement macabre. Le halètement, souffle mais souffle précipité par l’émotion, proche de l’essoufflement, va dans le sens de l’injonction pressante du début du vers : « -Arrête – arrête-toi ». Fondane renonce pourtant à cette image familière[18] pour s’exclamer : « que je suis bête ! »[19], ce qui devient dans le brouillon III : – Arrête-toi : –– Qui parle ? – Suis-je bête !... Le manuscrit définitif supprime, comme au premier quatrain, les tirets introducteurs, estompant la discontinuité initiale.
L’insertion de « Qui parle ? » au centre du vers, au lieu de la répétition de l’impératif, fait écho au « Qui crie ? » du vers 2 et établit un parallèle rythmique entre les 2 vers (4 – 2/3 – 3). Le rapprochement entre les deux quatrains, fortement congruents dans la logique traditionnelle du sonnet, est corroboré avec le remplacement du vers 8 par un vers parallèle au vers 4 tel qu’il est corrigé à ce stade de la composition : « C’était – je m’en souviens – c’était la joie ». Cette version définitive (il reste à remplacer les tirets par des virgules) a suggéré par ricochet la dernière correction du vers 4 : « c’était la fête ». Mais auparavant, une mention manuscrite au bas du tapuscrit II avait proposé : « C’était – je m’en souviens – c’était la Loi ! », le mot « loi » étant corrigé à l’encre en « joie » sur le tapuscrit suivant. Le terme biblique n’a donc fait qu’une courte apparition, remplacé par un mot mieux accordé avec la fête.
Les deux quatrains s’articulent finalement avec plus de netteté sur la tension entre la tentation de la fuite, du sommeil, et le surgissement d’une lumière, d’un cri, d’un souvenir de joie, d’une voix venue du fond du corps, du fond du passé.
           

Evolution du premier tercet

Si le premier vers, sèchement symétrique avec ses deux brefs segments nominaux, a subsisté tel quel, le distique formé par les vers 10 et 11 a beaucoup évolué. Les caractérisations du démon et les modalités de production du mouvement varient. D’ « affreux », le démon devient « plat » par une correction manuscrite du brouillon II. Moins forte en apparence mais moins convenue, la nouvelle épithète suggère l’image insolite et inquiétante d’une entité en deux dimensions - de celles qui manquent d’épaisseur[20] ? Ce démon « se nourrit d’espace » dans les deux premières versions[21], avant de se transformer, à partir du tapuscrit III, et une fois « plat », en « ombre [qui] passe ». Immatérielle, obscure et nocturne, versant opposé de la lumière giclante du vers 3, l’ombre est aussi présence des morts anciens.
Le vers 11 est consacré à la production du mouvement. Dans la première version, le démon l’ « injecte » dans le sommeil du locuteur. Sur le deuxième tapuscrit, ce vers est biffé et suivi de deux corrections manuscrites qui resteront lettres mortes :
Injecte en mon sommeil le mouvement
 tourne dans                 son
danse dans

S’ensuit une correction manuscrite reportée sur le tapuscrit suivant : « me gonfle comme un xxxxx arc de mouvement ». L’image de l’arc et de sa courbure, remplaçant l’agitation du rêve du dormeur, suggère la tension et la dynamique insufflées au locuteur. Le verbe « gonfle », qui confirme l’idée, est corrigé ainsi à la main dans la version III : « emplit mon arc tendu, de mouvement ». Emplir évoque également le plein, tandis que l’arc, de comparant, est devenu objet, propriété du locuteur, intégré de plus près à son identité.


Evolution du second tercet

Le vers 12 offre une modification à la fois étrange et habituelle chez Fondane, l’inversion. Elle est ici facilement compréhensible. Le verbe « dénoue » est remplacé sur le troisième tapuscrit par son contraire : « renoue ». Le temps dénouant les délices concordait avec l’idée de « rompre » la fête (vers 4 de la première version) ; le temps renouant les délices s’adapte au glissement de cette fête dans un passé perdu, opéré dans la troisième version, et qu’il répare par la réminiscence.
 Mais seul le vers 14, aboutissement et akmè de la forme sonnet, a véritablement changé. C’est le deuxième tapuscrit qui en concentre l’évolution, du vers initial biffé aux deux corrections manuscrites dont la seconde est définitive :

Pétales de la mort sur cette joue
Figures sur le vent de cette proue
Et pas un fleuve pour coucher ma joue.

Les deux premiers essais, qui fonctionnent comme des appositions aux voix anciennes, en proposent deux images poétiques totalement différentes, la première les reliant par une délicate « vanité » au thème de la mort, la seconde projetant sur l’écran aérien la silhouette d’un navire, de l’avant d’un navire. Finalement, Fondane renonce ultérieurement, si l’on en croit l’encre plus claire, à cette option pleine d’allant, et termine son poème sur une autre perspective, découragée, déconnectée des voix, et qui revient au mot ultime choisi initialement – la joue - tout en introduisant un leitmotiv de L’Exode : le fleuve. Echo négatif, attristé, aux vers du premier poème consécutif aux strophes alphabétiques : « que de fleuves futurs où nous allions pleurer / le visage couché sous l’eau ». Le tapuscrit III souligne d’ailleurs la spécificité de ce vers en l’isolant par un blanc, de la même manière que dans « La chair a beau crier… », mais cette option n’est finalement pas retenue.
Si on le compare au premier sonnet, ce poème a peu évolué. Depuis la première version, le locuteur est envahi par une voix intérieure ancestrale qui remonte en lui, par un démon – un daimon ? un Dibbouk ? – créateur de mouvement. La version finale oppose plus nettement un passé jubilatoire et un présent ambivalent : angoisse et déréliction (vers 1 et 14), mais aussi élan - d’ « une chanson nouvelle »[22] ?


Substrat et voix rimbaldiens

La rédaction de Rimbaud le voyou est concomitante de celle de ces sonnets. La (re)lecture de ce poète, en particulier d’Une saison en enfer, imprègne les vers composés à ce moment, au point qu’on peut parler, pour « Voix de l’Esprit », d’hypotexte rimbaldien. Ainsi l’avant-propos d’Une saison en enfer commence par « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin ». Le poète-locuteur reconnaît alors s’être enfui, puis avoir « songé à rechercher la clef du festin ancien »[23]. On peut retrouver cette démarche chez Fondane : « A quoi te sert de fuir ? (…) je m’en souviens, c’était la fête (…) délices forte que le temps renoue ». Au sein de l’aventure, l’aspiration au sommeil est une tentation partagée par les deux locuteurs : « Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre » / « je veux dormir ». Par ailleurs, dès les « notes biographiques » préliminaires à Rimbaud le voyou, Fondane reconnaissait en lui un poète aux voix multiples : « Le poète se dédouble, il se pluralise »[24]. Que fait d’autre Fondane, à travers l’énonciation diverse et incertaine du recueil, et des deux sonnets en particulier ? Des emprunts plus précis signalent la présence, dans « Voix de l’Esprit », de cet alter ego[25]. Ainsi la raillerie « suis-je bête ! » qui répond à la question « qui parle ? » reprend celle qui clôt une section de « Mauvais sang », et que Fondane met en exergue du chapitre X de Rimbaud le voyou. De là à supposer que l’autre dont la voix roule en lui est celle de Rimbaud … la voix « inimitable » de celui dont Fondane écrit dans son essai : « à quoi bon l’imiter ? Et n’est-il pas inimitable ? »[26] ; voix qu’il tenterait de stopper et de mettre à distance par la reconnaissance ironique : « Arrête-toi ! Qui parle ? Suis-je bête ! ». Le sonnet peut se lire comme un dialogue avec celui « qui a préféré fuir », dont l’Esprit – origine du titre ? - « doué d’attributs pour le moins singuliers » exige la Joie, qui est possédé d’un démon « à travers qui des forces obscures s’expriment », qui a « donné sa mesure dans l’angoisse » … Même l’image abandonnée de la proue sur le vent, pour finir le poème, pourrait provenir de celle qui dans « Adieu », dernière section de la Saison, donne à voir le « grand vaisseau d’or […] agit(ant) ses pavillons multicolores sous les brises du matin »[27]. Mais ces références intertextuelles sont emportées par le  mouvement de l’alien qui impose sa voix ; le jeu des citations est pulvérisé par la hantise forcenée du « plat démon » Rimbaud qui crie en Fondane.

 La lecture de Rimbaud nourrit également le premier sonnet – et l’œuvre entier, sans doute. Le cri, l’ange, la solitude du « forçat intraitable », l’injonction « en marche », les « trois mages, le cœur, l’âme, l’esprit », pour n’être pas, tant s’en faut, des inventions exclusives de Rimbaud, hantent « l’œuvre de sa crise aiguë »[28] et lui sont communs avec Fondane. Mais la correction (abandonnée) du dernier vers du premier sonnet de L’Exode  « terres de stupeur », rappelle directement le développement que Fondane consacre à cette notion à la toute fin de son dernier chapitre. Après avoir cité Rimbaud : « Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos ! Qu’est mon néant auprès de la stupeur qui vous attend ? », Fondane commente et conclut : « Cependant, voici une chose autrement terrible que le néant : c’est la Stupeur. […] Nous autres, est-ce bien la stupeur qui nous attend, au terme naturel de notre route ? » [29]


Les deux sonnets : un diptyque énigmatique

Dans la version initiale de la postface, Fondane avait écrit : « Les formes fixes, par opposition aux formes libres, signifient ici un certain niveau de l’esprit »[30]. Le « niveau » signifié par la forme du sonnet, particulièrement contraignante et resserrée, ne peut qu’être élevé, exigeant. Là sans doute, dans ces « poèmes parfaits » (à part les quelques entorses à la métrique) que la Préface en prose distingue du cri[31], « le souffle du verrier /  triomphe des démons de l’air »[32]. Nerval, Baudelaire, Mallarmé n’avaient-ils pas déjà enfermé dans ce flacon précieusement travaillé les mystères obscurs pressentis et arrachés à leur angoisse ?
Chacun des deux sonnets concentre avec une particulière densité des leitmotive de  L’Exode. Certains leur sont communs comme l’Angoisse inaugurale (« lourde » ou « prête », terriblement présente), dont Fondane retrouvait chez Baudelaire et Rimbaud l’effrayante allégorie, mais qu’il charge dans ce recueil d’une vertu paradoxale : cette « maman vénérable »[33] rend possible l’extraction du sens profond, du « visage »[34] aussi. D’autres thèmes, le temps, le sommeil, la solitude, l’ombre y sont traités différemment ou même de façon inversée. Les concordances jouent parfois au niveau des brouillons : le souhait, dans la version initiale du premier sonnet, que « ta lumière sourde » résonne avec le troisième vers du second : « une lumière gicle ». Des parallélismes sont frappants : non seulement les attaques se répondent, au premier vers, rythmiquement (6/4), thématiquement (l’Angoisse) et logiquement (opposition), mais le dernier vers, détaché dans le sonnet 1 et dans une version antérieure du sonnet II, s’élance vers l’avenir dans le sonnet I, ainsi que dans une version antérieure du sonnet II. Dans l’une et l’autre version définitive, le sonnet s’achève sur une partie du corps : les orteils / la joue.
Le traitement de leurs titres demeure énigmatique et paradoxal. Alors que « L’âme parle » figure sur trois des brouillons (IV, V et VI) pour disparaître ensuite, laissant s’imposer abruptement le sonnet (« La chair a beau crier… »), on ne lit « Voix de l’Esprit » sur aucun des trois brouillons, mais bien sur la version éditée et, naturellement, sur les tapuscrits revus à cette intention[35]. Le choix des italiques pour ce titre, comme pour « Chœur », « Le récitant », « Un homme parle »…, inscrit clairement le second sonnet dans le « poème dramatique à plusieurs voix ». Mais comment expliquer l’évacuation de cet autre locuteur notable qu’est l’âme ? Pourquoi Fondane a-t-il renoncé à cet effet de parallélisme, de variante ? Les deux termes « âme » et « esprit » sont-ils redondants ou incompatibles ?
Les deux poèmes, situés dans le premier tiers du recueil, ne sont pas consécutifs mais séparés par un des chants du chœur. Cette disposition matérialise la dualité du diptyque : horreur du cri muet dans un présent plombé par l’avenir / surgissement d’une voix ranimant le passé. Le premier sonnet constitue une sorte de développement, de trans-formation, de COPH[36], le second des vers du chœur, plus loin :

l’Esprit qui a créé la joie aux jours anciens
et mis dans nos ganglions cette secrète angoisse
qui nous lie à la Joie créée aux jours anciens.

Le passage de l’un à l’autre s’effectue par le second chant du choeur qui les sépare. Commençant comme le premier par le souvenir des pleurs « sur les fleuves de Babylone », il évoque cependant plus loin la « chanson nouvelle qui chante dans sa moelle », qui « s’avance en lui ».

Il chante mal encore, mais ça viendra
– A quoi lui sert de fuir ?
– Il est au bout de sa découverte du monde…
[37]
           

                         


[1] Benjamin Fondane, compte rendu de l’Ulysse de Voronca, Cahiers du Sud, X, 1933.

[2] Benjamin Fondane, Faux Traité d’esthétique [1938], Plasma, 1980, p. 81.

[3] Benjamin Fondane, L’Exode, in Le Mal des fantômes, Editions Verdier, 2006, p. 207. La pagination se réfèrera à cette édition.

[4] Le titre a finalement disparu dans le recueil. 

[5] Benjamin Fondane, Faux Traité d’esthétique, op.cit. p. 80.

[6] Ceux dont nous disposons à l’heure actuelle sont au nombre de 8 pour « L’âme parle », de 3 pour « Voix de l’Esprit ». Il faut ajouter pour chacun les deux tapuscrits présents respectivement dans les deux jeux de manuscrits conservés à la Bibliothèque Doucet (MS 7058 et 7059), soit la version « originale » et la version revue pour l’édition.

[7] L’Exode, p.162.

[8] Cf. « résidu ou terme », Titanic, in Le Mal des fantômes, op. cit. p. 146.

[9] Benjamin Fondane, Faux Traité d’esthétique, op.cit., p. 82.

[10] Ibid. p. 83.

[11] La terre est devenue opaque, la vitre s’est embuée,

La vie s’est engourdie comme le sang des serpents. L’Exode, p. 196.

[12] Fondane avait traduit, Le Dibbouk de S. Ansky en roumain, dans la revue Hasmonaea (1922-23).

[13] L’Exode, p. 167-168.

[14] Ibid. p. 197.

[15] MS 7058 et 7059, Bibliothèque Doucet.

[16] Nerval et Baudelaire déjà, puis Rimbaud, faisaient usage du tiret dans leurs vers ou leurs poèmes en prose.

[17] « C’était, je m’en souviens », constitue un hémistiche classique que l’on trouve chez Corneille (Le Menteur), chez Molière (L’Avare).

[18] « Colère de la vision », XV.

[19] Rimbaud, Une saison en enfer, « Mauvais sang » 110.

[20] Cf. GHIMEL : « - mais où est-elle l’épaisseur ? », et l’article de Claire Gruson, Cahiers Benjamin Fondane No 13, p. 34-47.

[21] Le tapuscrit II porte deux variantes manuscrites où le verbe est illisible et barré : « Le plat démon qui xxxxx les espaces ».

[22] L’Exode, p. 166.

[23] Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, GF Flammarion, p. 105.

[24] Benjamin Fondane, Rimbaud le voyou, Editions Non Lieu, 2010, p. 29.

[25] « Avec quoi ferait-on une biographie, sinon avec sa propre vie ? ». Ibid. Préface, p. 18.

[26]Ibid., Ch. XX, p. 144. La proximité ressentie par Fondane avec Rimbaud transparaît, malgré sa dénégation de toute « utilisation » d’une démarche considérée comme « absolument personnelle », dans la phrase étrange : « Qui veut encore me suivre et qui veut encore suivre Rimbaud si c’est là son chemin, le seul et pas un autre ? »

Les citations suivantes se situent respectivement aux pages 34-135-87-229-137.

[27] Arthur Rimbaud, op. cit. p. 141-142.

[28] Benjamin Fondane, op. cit. p.111.

[29] Le « cri de la stupeur » est aussi celui de la louve, dans le poème « Le chant du prisonnier » qui clôt Au temps du poème, mais qui avait été pressenti pour servir de préface à L’Exode. Ibid. p. 180.

[30] MS 7058, Bibliothèque Doucet.

[31]  L’Exode, p. 153.

[32] Ibid., p. 191.

[33] Ibid. p. 173.

[34] Ibid. p. 175.

[35] Ms 7058 et 7059, Bibliothèque Doucet.

[36] L’Exode, p. 162.

[37] Ibid. p. 166.