Relecture du Faux Traité d'esthétique N° 10
A propos de quelques faux traités d'esthétique
Till R. KuhnleLa naissance du concept de l’art fut un événement historique malheureux
Prologue
Fiat ars pereat mundus, cette exclamation de Marinetti a amené Walter Benjamin à dénoncer l’eschatologie fasciste et sa mise en scène comme l’apogée d’une « esthétisation de la politique » :[1] l’avènement d’un état totalitaire est identifié à l’accomplissement de l’art pour l’art dans la mesure où l’art est confondu avec une machine de guerre portée à la perfection, une perfection « esthétique » ayant pour apothéose la destruction. En Allemagne, les mises en scène du Führer par Speer ou Leni Riefenstahl forment un élément prépondérant de cette « esthétisation ». Toutefois, les conséquences allaient plus loin : dans la mesure ou le fascisme en Italie comme en Allemagne mise sur l’effet, il corrompt profondément, à travers un langage ‘artistique’, les concepts politico-esthétiques. Benjamin y répond par la revendication d’une nouvelle terminologie, de nouveaux concepts qui résistent à une telle corruption. Certes, son point de départ a été l’esthétique : l’art est entré dans l’époque de sa reproduction mécanisée. Mais, Benjamin revendique une « politisation de l’art » pour créer un lieu de la contestation et de la critique des idéologies. Vue de près, la revendication de Benjamin s’avère plus que dangereuse – à savoir qu’elle va même à l’encontre de l’art. Pourtant, son argument vise cette tendance dangereuse qu’on pourrait nommer la ‘rhétorisation’ de l’art, tendance ayant connu son apogée avec les mouvements d’avant-garde dits « historiques ». Et le « choc » provoqué par chacun de ces mouvements a été l’effet d’une rhétorique particulière : des figures de discours qui trouvent leur analogie dans l’agencement des lignes dans la peinture et dans la sculpture. Aux onomatopées du poème futuriste, par exemple, correspond la déformation des corps par dédoublement de lignes dans la peinture pour faire prévaloir le mouvement sur l’objet. Dans la mesure où ces formes se sont vidées, elles ne sont pas seulement devenues les moules d’un discours de violence mais expression de la violence même.
Au commencement du crépuscule des avant-gardes, André Breton a scandalisé avec un propos qui n’était qu’une fiction à des desseins rhétoriques, un amplifcatio à travers l’exemplum : « L’acte surréaliste le plus simple consiste revolver aux poings, à descendre dans la rue et tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule ».[2] Bien entendu, Breton n’a pas voulu inciter à l’acte terroriste ; néanmoins il a livré un prétexte pour l’ « esthétisation » d’un acte meurtrier permettant de traduire son exécution en tropes rhétoriques. Chaque geste peut devenir trope ou figure inversant les rapports métonymiques : le revolver ou le coup tiré ne sont plus considérés comme pars pro toto de l’acte meurtrier mais d’une revendication esthétique – d’une autre herméneutique fondée notamment sur le propos d’un manifeste ; ils font partie intégrante d’une discursivité permettant dorénavant l’esthétisation de tout acte – y compris le meurtre !
Les manifestations "esthétiques", les mises en scènes du Reichsparteitag à Nuremberg ou des jeux olympiques à Berlin n’ont poursuivi qu’un seul but : seconder un discours qui est celui du Führer, créer du pathétique, c’est-à-dire entraîner l’audience – dans le sens du movere qui est la fonction du pathos rhétorique. On pourrait donc dire « affaire classée » puisque les rhéteurs ont disparu avec les régimes ; on pourrait désormais admirer la « technique » de l’architecture de Speer, des photographies de Leni Riefenstahl, des sculptures de Breker. Les exploits des 'grands artistes' du troisième Reich sont loin d’être innocents . Une fois prononcée dans un discours, une rhétorique (une série de combinaisons de figures et de tropes qui caractérisent un style) a perdu son innocence tant qu’elle reste rattachée aux topoi du dit discours, à une certaine topique (« discursivité »). En d’autre termes : les ‘œuvres’ d’un Breker, d’une Riefenstahl ou d’un Speer resteront à jamais des modes d’expression du nazisme. C’est par son discours, par la discursivité qu’il a instauré, qu’ils développent leur ‘sens’ – et nullement par une maîtrise pourtant incontestable des techniques artistiques.
Mais aussi le simple refus du poète tenant le flambeau de l’autonomie s’avère profondément rhétorique – là où les poètes et les artistes s’empressent de
« prendre les images suscitées par leur vécu interne pour des faits objectifs, leurs ‘états d’âme’ pour des événements historiques, et de donner audience aux superstitions – oh, combien rétrogrades ! – qui ont trait à l’existence de quelque paradis perdu. Et est-il admissible que l’on permette au poète de traverser en fantôme, une sorte de monde-fantôme qu’il refuse de prendre au ‘sérieux’, bien qu’il soit le seul à faire du ‘sérieux’ du monde même la matière de son poème ? » (FT 79).[3]
C’est ainsi que Fondane, dans son Faux Traité d’esthétique, soulève la dialectique de l’autonomie d’un art dont les œuvres ont perdu, selon Walter Benjamin, leur aura sous l’enseigne de la possibilité de « leur reproduction mécanisée ». Par deux voies différentes, Benjamin et Fondane cherchent à faire discerner l’essence même de l’art – ce je ne sais quoi qui en constitue la differentia specifica. Malgré leurs intentions différentes, ils se trouvent unis dans une démarche qui s’en prend à la fois à l’esthétique traditionnelle et aux « avant-gardes » prétendant rompre avec elle. Le présent essai se propose de présenter quelques « faux traités d’esthétique » qui peuvent être rapprochés de celui de Fondane et en ont peut-être été influencés. Ils cherchent à défendre l’art à la fois contre des théories « sur un mode lourdement passéiste », qui ont tacitement accepté cette « mort de l’art » proclamée par Hegel, et contre les avant-gardes les confirmant par négation.[4] Nous nous limitons dans les pages suivantes à un seul aspect : la rhétorisation de l’art, tout en soulignant que les « faux traités d’esthétique » sont, malgré leur ton souvent polémique et pressant, en quelque sorte des anti-manifestes.
L’insaisissable matière de l’art
Depuis l’antiquité, l’art et le discours sur l’art sont soumis à la rhétorique : chez Aristote, La Rhétorique précède La Poétique ; et Baumgartner écrira au 18è son Esthétique (Aesthetica). L’art et ses œuvres sont les objets d’un halo de discours qui les entoure ; mais ils ne participent pas moins à un discours ; ils sont gérés par une discursivité, une topique à laquelle sont assujettis leurs éléments.[5]
Le terme « art » désigne à la fois une faculté humaine, un savoir instrumental ou technique, et le produit qui en résulte – et ποιέωsignifie « faire » / « créer ». Toutefois, il y a toujours ce je ne sais quoi de la poésie et de l’art qui échappe au discours. Platon « qui, le premier ouvrit "le procès intellectuel de l’art" et particulièrement celui de la poésie » en était conscient : tout en cherchant à chasser la littérature (les œuvres des poètes) de sa république conforme à son idée, il a voulu rendre utile le savoir des poètes et des artistes. Ces derniers œuvrant sur les matériaux du quotidien pour le "décorer" paraissaient plus faciles à soumettre à une volonté politique dans la mesure où ils ne se perdaient pas dans la création de signes de vanité. « Certes, écrit Fondane, il [Platon] prend encore le poète pour un être dangereux, subversif et immoral là où nos physiciens feignent d’y voir un jouisseur et un exalté » (FT47sq). Mais Platon était au moins conscient de ce pouvoir émanant d’un fait anthropologique, qui est celui que l’homme aspire depuis toujours à la création artistique et à la poésie. Pour cette raison, il constata au sujet de la poésie « que ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle est brouillée avec la philosophie » (République. Livre X, FT 41). Il y a donc un clivage entre la philosophie et la poésie (ainsi que l’art) qui semble trahir une profonde interdépendance, qui amène la philosophie moderne – avant tout depuis Nietzsche – à repenser la philosophie à partir de l’art.
Parmi ces approches, il y a celle d’Alain Badiou pour qui l’art se manifeste tout d’abord à travers une « configuration artistique ». Cette configuration détermine la scène sur laquelle une vérité est dévoilée sans pourtant être saisie:
« Une configuration n’est ni un art, ni un genre, ni une période 'objective' de l’histoire d’un art, ni même un dispositif 'technique'. C’est une séquence identifiable, événementiellement initiée, composée d’un complexe virtuellement infini d’œuvres, et dont il y a sens à dire qu’elle produit, dans la stricte immanence à l’art dont il s’agit, une vérité de cet art, une vérité-art. La philosophie portera trace de la configuration, en ceci qu’elle aura à montrer en quel sens cette configuration se laisse saisir par la catégorie de vérité. Inversement, du reste, le montage philosophique de la catégorie de vérité sera singularisé par les configurations artistiques du temps »[6]
La « configuration » ramène au caractère « événementiel » de l’art. Ceci sous-entend une sorte de « Urszene », un choc dont toute émanation d’un « événement artistique » prend son départ, un choc qui est à reproduire ou à réactualiser. Ceci rappelle le travail psychique qui instaure, d’après Freud, le traumatisme. On pourrait également référer ce passage à l’archéologie de Foucault : l’artiste et son public se confondent dans un processus d’actualisations et de réactualisations ; ils traversent et créent des « strates », des « archives » (Foucault) – donc une tradition « en latence » (Freud) – pour en faire ressurgir ce moment "épiphanique" qu’est l’accomplissement de l’esthétique. Bref : le passage cité évoque les sentiments d’un déjà-vu. Mais tout en confinant l’histoire des idées dans la sainte trinité si chère à la philosophie actuelle (Freud, Foucault et Deleuze), trinité dont il ne saura jamais s’émanciper, Badiou a fait ressurgir la tradition rhétorique qui – avec l’idée d’un argument topique – a donné lieu à une vérité instaurée qui ne peut jamais être la Véritié ayant une emprise complète sur le réel. Et ce qu’on appelle la Raison est une vérité instaurée. Mais il reste donc toujours ce je ne sais quoi par lequel l’art tend à échapper à toute grille lui assignant un lieu.
Chez Fondane, ce problème se pose différemment : au lieu d’avancer la question de la vérité, il pose celle de la réalité pour soutenir sa défense de la poésie ; par conséquent, son Faux Traité d’esthétique est à la fois un Essai sur la crise de la réalité. L’art et avant tout la poésie modernes sont les produits d’une aliénation paradoxale : celle du réel au réel. Ayant recours aux travaux de l’ethnologue Lévy-Bruhl, Fondane constate :
« […] pour les 'primitifs', le réel de leur art coïncide absolument avec le réel que leur expérience leur donne pour véritable, alors que, pour le civilisé, le réel appréhendé par son art se situe hors de ce que son expérience leur donne pour véritable, alors que pour le civilisé, le réel appréhendé par son art, se situe hors de ce que son expérience ne cesse de tenir pour le seul réel légitime » (FT 68).
Ce paradoxe constaté par Fondane est à l’origine du clivage entre la philosophie et l’art puisque la question de la vérité implique en même temps un objet posé par cette question. La Poétique d’Aristote – à la fois contre et avec Platon – tente de contourner le problème en déclarant la mimesis comme le principe même de la poésie, de cet art qui se sert de la parole – et il n’y pas de mimesis (et pour Aristote « le désir d’imiter » est un fait anthropologique puisque tout homme veut imiter ce qu’il prend pour le réel afin de le communiquer)sans vraisemblance dictée par une conception, une idée du réel. Et cette « idée » cherche à épurer tout ce qui risque d’ébranler sa validité – il s’ensuit une longue liste de "tabous". Cette ruse de la raison, pour parler librement avec Hegel, ne fut pas mise en question par les anciens ; ce n’était qu’avec l’avènement de l’époque moderne, à l’issue du monde médiéval où rien n’eût pu être conçu en dehors de l’universalisme chrétien, que la question regagna d’importance, qu’Aristote et sa Poétique firent leur entrée dans le monde des lettres : la "ruse" d’Aristote fut à nouveau à l’ordre du jour pour faire valoir une théologie politique sous l’enseigne de la Raison.
Depuis le romantisme, afin de désigner la differentia specifica de l’art et de la littérature, on réactualise sans cesse le terme poésie. Mais ayant pour racine étymologique ποιέω (« faire »), il gagne la même ambiguïté que le terme art. Celui-ci peut désigner à la fois un je ne sais quoi de sublime et une certaine maîtrise dans la création d’artéfacts. Cette ambiguïté terminologique exprime donc le hiatus entre les deux sphères du réel et de la vérité. Engendré par la représentation, ce hiatus demande à être surmonté afin de faire valoir le réel et la vérité – de pousser le poète / l’artiste à assumer le sérieux du réel. Avec sa revendication du sublime et du grotesque dans un nouveau drame « monumental » de vocation totalisatrice, Victor Hugo entreprit un premier règlement de comptes d’envergure contre la "ruse" aristotélicienne poursuivie sous la bannière du classicisme.
Certes, le théorème de Walter Benjamin selon lequel l’art aurait définitivement perdu son aura avec la reproduction mécanisée ne saisit qu’un seul aspect de l’emprise de l’image sur la réalité, notamment celle de l’œuvre d’art en tant qu’ « existence unique au lieu où elle se trouve ».[7] Toutefois il désigne le fait que l’art est devenu un moule vide permettant de le transformer en instrument – et surtout en instrument rhétorique. Fondane le met au point en disant que les vérités de l’homme civilisé « se sont toujours comportées comme si le signe intelligible qu’elles étaient avaient épuisé le contenu du signifié » (FT 74). Ou pour le dire avec Clément Rosset : l’art et l’écriture sont devenus « grandiloquents ». Il s’ensuit que « la grandiloquence parfaite figure en somme un cas extrême de divorce entre le réel et sa représentation ».[8]
L’art devient irrévocablement rhétorique – un aspect négligé des avant-gardes
Pereat mundus, fiat ars – cette exclamation de Marinetti a une consonance profondément eschatologique : il prône l’avènement d’une ère nouvelle, notamment celle de l’art futuriste. Mais qu’est-ce que l’art futuriste ? Voici notre hypothèse : la differentia specifica des œuvres artistiques ou littéraires des grands mouvements d’avant-garde est le fait que les manifestes qui les précèdent ou qui les accompagnent les constituent en tant qu’œuvres d’art. Au fait, ce sont les manifestes et les autres écrits sur l’esthétique, notamment les poétiques depuis Aristote, qui développent des topiques (topicae) pour imposer une discursivité désignant l’œuvre d’art en tant que telle. Dans le cas des avant-gardes ainsi que de leurs précurseurs, c’est une discursivité qui exige la rupture avec une tradition, in extremis la fin d’un monde afin qu’advienne l’ART tel qu’il est conçu par le mouvement en question.
Cela veut dire que dorénavant l’art se soumet de plus en plus au discours, au commentaire. Ainsi, dans sa fameuse Histoire de l’art de 1927, Élie Faure constate pour l’art moderne :
« L’un des plus impressionnants témoignages de l’inquiétude des artistes, de leur besoin de rapprochement et d’entente, c’est leur disposition à écrire sur leur art et leurs tendances permanentes ou actuelles de leur art. Elle est commune à tous ceux des époques de changement de système décisifs, les universalistes italiens, les artistes français, anglais, allemands, de la fin du 18e siècle, le passage du romantisme et du matérialisme aux orientations d’aujourd’hui ».[9]
Le commentaire de Cioran sur l’art de son temps et donc sur les avant-gardes est particulièrement amer puisqu’il y voit une dégradation de l’art, une aliénation à ce qui pourrait être son essence :
«[…] ce n’est plus l’œuvre qui compte mais le commentaire qui le précède ou qui lui succède. Et ce qu’un artiste produit de meilleur, ce sont ses idées sur ce qu’il aurait pu accomplir. Il est devenu son propre critique, comme le vulgaire son propre psychologue ».[10]
Ces témoignages le prouvent : l’art est définitivement devenu rhétorique. Le manifeste n’est pas seulement une partie intégrale de l’œuvre d’art, mais elle constitue celle-ci en tant que telle ! D’ailleurs Nietzsche avait déjà souligné que les artistes du 19e siècle étaient devenus des « fanatiques de l’expression » – et il a également dénoncé le principe de l’amplificatio et ainsi le caractère profondément rhétorique de tout avant-gardisme en proclamant « la volonté du grand style (quelques propositions principales, et celles-ci unies dans la suite la plus rigoureuse) ; pas d’esprit ; pas de rhétorique ». Si Nietzsche réclame un « grand style » (appollinien), celui-ci préconise l’expérience de l’absurde à travers le dionysiaque.[11] Ce « grand style » est censé être l’expression même d’une expérience existentielle. Ou pour le dire avec Fondane : il ne se contente plus de communiquer les images de ces fantômes que sont les poètes modernes, des « images suscitées par leur vécu interne pour des faits objectifs, leurs 'états d’âme' pour des événements historiques » ; un tel style appartient à celui qui est « le seul à faire du 'sérieux' du monde la matière même de son poème » (FT 79). La vraie poésie s’annonce donc dans les œuvres tournées vers la cruauté et la violence vécues, vers l’expérience du gouffre.
Les œuvres d’un Baudelaire ou d’un Kafka lancent leurs lecteurs vers les régions où règne l’anti-aisthesis, c’est-à-dire la négation de la perception esthétique, donc de l’aisthesis (terme résumant les attitudes émanant de cette idée du beau qui s’est formée d'Aristote à Kant et bien au-delà). Dans ce dualisme réside une profonde préoccupation: communiquer le choc causé par la rencontre avec l’existence sans le transformer en une rhétorique qui serait pathétique. Des auteurs comme Baudelaire ou Rimbaud, Dostoïevski ou Kafka, défendent l’espace poétique en tant qu’espace respectant la liberté de leurs lecteurs qu’ils invitent à l’aventure existentielle. Il s’agit – mutatis mutandis – de ce "lieu" dont émerge toute parole, de cet ou-topos qu’Emmanuel Levinas appelle le « il y a » : le point de départ de toute expérience humaine – et ainsi le moment de l’indicible messianique. Ceci trouve son équivalent dans la poétique de Paul Celan qui demande au poème de s’affranchir des tropes et des métaphores.[12]
Rompre avec l’esthétique
Le pathétique est donc le style de la violence mise en œuvre in actu et non point l’imitation (mimesis) de la violence, ni le lieu où s’exprime la violence vécue qui constitue la chanson humaine. Benjamin Fondane l’a bien démontré en soulignant, dans son Baudelaire, que l’expérience du gouffre n’exige pas forcément une forme littéraire nouvelle qui – au fond – ne serait qu’une rhétorique nouvelle. On peut donc comprendre cet argument de Fondane comme une critique d’un avant-gardisme en tant que démarche rhétorique tournée vers cette amplification (amplificatio) qui caractérise le pathétique. Quand les expressionnistes allemands comme le poète Gottfried Benn ou le peintre Kandinsky ont proclamé l’universalité de l’avant-gardisme de leur époque (y compris le futurisme et le cubisme), c’était sous l’enseigne de ce pathos qui ne serait pas moins partagé par les surréalistes.
Le « nihilisme » de l’avant-gardisme commence au moment où celui-ci renie la tradition du langage poétique – en littérature comme dans tous les arts, y compris la musique. Tant que cette tradition résumant « en latence » l’expérience humaine est encore palpable à travers l’œuvre, il est « communication » ou « communion » respectant la liberté de l’autre. Au moment où toute trace d’une telle tradition paraît – ou prétend être – effacée, aucun recul n’est plus possible. Le discours devient usurpation de l’être : il nous enveloppe d’une couche d’inauthenticité qu’il supplée à la "pureté" d’une argumentation cohérente. Ou pour le dire avec Fondane : c’est encore l’Esprit qui l’emporte en dernière instance.
Son Faux Traité d’esthétique, son Essai sur la crise de la réalité, est – en quelque sorte – un anti-manifeste. Quoiqu’il prétende se démarquer d’un Laokoon ou de la querelle des anciens et des modernes, Fondane a pris pour cible les manifestes de l’avant-garde, avant tout ceux du surréalisme. C’est déjà à la première page de son avant-propos, intitulé À bâtons rompus, qu’on peut lire à propos de la modernité :
« Notre époque a tout remis en question, en tension ; il n’est valeur qui n’ait été touchée, blessée ; l’Esprit ne peut plus supporter les choses indifférentes ; il lui faut à tout prix faire le point, savoir où nous sommes, distinguer – afin de désunir – ce qui fait vivre de ce qui fait mourir » (FT 23)
L’Esprit – dont il souligne qu’on « n’a jamais su ce que représentait ce terme » – est dévoilé ici en tant que topos résumant une topique, c’est-à-dire en tant que facteur purement rhétorique : il cherche à assigner un lieu à tous les manifestations. La métaphysique est dévoilée comme un moule d’arguments vides face à l’existence – c’est ainsi qu’on peut résumer la révolte d’une pensée existentielle. C’est d’ailleurs Jean Dubuffet, artiste et défenseur d’un art brut, qui reprochera la même chose à la pensée occidentale: la fragmentation des choses, de la vie « par son appétit de cohérence, son illusion de cohérence ». [13]
Fondane s’en prend donc à tout argument ayant la prétention de donner une explication exhaustive de ce qui pourrait être l’art et la vie. Le surréalisme ne lui sert que de bouc émissaire. Cette revendication d’une cohérence théorique que Fondane distingue chez les surréalistes désigne un discours basé sur une topique (« discursivité ») sans faille qui se soumet toute éthique en la rabaissant au rang d’une simple morale à l’intérieur de son système. Ses idées sur l'art, Fondane les développe ailleurs : dans Rimbaud le voyou, dans La Conscience malheureuse et finalement dans Baudelaire et l’expérience du gouffre. Non, il ne faut pas lire le Faux Traité d’estétique comme une analyse systématique des concepts de l’art. Il s’agit bien d’un faux traité ! En effet, la force de ce texte ne réside pas dans sa valeur d’analyse, mais dans sa valeur polémique. Et en cela il renvoie la balle dans le camp de ses adversaires qu’il cherche à battre avec leurs propres moyens.
Comme dans tout "vrai" traité, Fondane commence par l’évocation d’une autorité qu’il démonte aussitôt : Platon. Il est bien conscient du fait que Platon a banni le poète de sa République puisqu’il connaissait sa vraie valeur – et donc le danger qui en résulte pour la cohérence de son système. À l’instar de Platon, les surréalistes veulent bannir la poésie de leur cité. Le Faux Traité est donc un plaidoyer pour la poésie au-delà ou en deçà de ce hiatus la séparant du réel, hiatus posé par l’esthétique.
Pour une relecture de Fondane à travers quelques esthétiques à bâtons rompus
Le philosophe dont la pensée pivote autour du concept de l’événement cherche à réviser le rapport que l’art et la philosophie entretiennent avec la vérité. Comme Fondane, Alain Badiou distingue strictement entre la connaissance philosophique et la connaissance artistique / poétique. Et comme Fondane, il part d’une critique de Platon.
Dans le « nouage » entre l’art et la philosophie, Badiou distingue trois schèmes différents : (1) le « schème didactique » qui présuppose que « l’art est incapable de vérité ou que toute vérité lui est extérieure » ; (2) le « schème romantique » qui s’y oppose radicalement et dont la thèse est « que l’art seul est capable de vérité » ; et finalement le « schème classique » dont le but est de signer une sorte de traité de paix entre art et philosophie puisque « le schème classique déshystérise l’art ». Et avec cette approche nosographique de l’art, Badiou prend encore la suite et le sillon du Faux Traité d’esthétique.
Au cours de son exposé sur la confrontation entre la connaissance sous l’enseigne de l’Esprit (Badiou : « connaissance discursive / dianoia ») et poésie, Fondane, reprend le portrait du poète en schizophrène dressé par Caillois tout en lui attribuant une autre signification. Chez ce dernier, on peut déceler, selon Fondane, une erreur fondamentale : bien que Caillois reconnaisse qu’il y a quelque chose comme une essence de la poésie échappant à la Raison, il démontre – malgré lui – que la « rigueur » du schizophrène ainsi que celle du poète signifient la soumission à l’Esprit poussée à son extrême et non pas une vraie révolte contre celui-ci.
« Nous désignons donc par le mot schizophrène un type humain qui a le dégoût et la haine de l’existence, qui la poursuit avec acharnement au nom d’une pensée évidée de tout contenu sensible, appelé Esprit – type intellectuel tellement répandu à notre époque, qu’il semble qu’il l’ait inventé. Mais, bien que la création en série de ce type fût le but obscur et obstiné de la pensée rationnelle, il n’a jamais été avoué par une philosophie qui, sournoise, prétendit toujours ne travailler que pour le plus grand bien de l’existence » (FT 46)
Chez Alain Badiou, on peut trouver une approche presque similaire : celui-ci compare le poète (l’artiste) à l’hystérique qu’il oppose au maître – dans le sens hégélien respectivement lacanien du terme :
« […] philosophie et art sont historiquement couplés comme le sont, d’après Lacan, le Maître et l’Hystérique. On sait que l’hystérique vient dire au maître : 'La vérité parle par ma bouche, je suis là, et toi qui sais, dis-moi qui je suis'. Et l’on devine que, quelle que soit la subtilité savante de la réponse du maître, l’hystérique lui fera savoir que ce n’est pas encore ça, que son là se dérobe à la prise, qu’il faut tout reprendre, et beaucoup travailler, pour lui plaire ». [14]
Regardons de près ces deux citations : dans les deux cas, le poète – l’artiste – est posé comme un marginal défini par rapport à un système rationaliste. Le Maître hégélien – ou lacanien – chez Badiou est le représentant de l’Esprit dénoncé par Fondane.
Le cas extrême d’une telle « existence manquée » – missglücktes Dasein – c’est la schizophrénie. Alors, le malade est confiné dans un monde définitivement inaccessible aux autres : dans le monde de sa folie – seine Wahnwelt (les termes allemands sont de L. Binswanger). À ce monde de la folie correspondent non seulement des images chimériques ayant leur propre symbolisme mais aussi une forme d’expression verbale s’exprimant en figures rhétoriques particulières comme, par exemple, l’hyperbate. Cette rhétorique de la folie donne avant tout un effet d’amplification hyperbolique – un effet donc esthétique si l’on considère l’amplification novatrice comme conditio sine qua non de l’expression artistique.
En d’autres termes : le discours du schizophrène est particulièrement expressif – il s’ensuit un parallèle évident avec les modes d’expression de certaines avant-gardes. Malgré la différence entre les maladies en question établie par la nosographie psychiatrique, les structures du discours schizophrénique et celles de l’hystérique se ressemblent. Ainsi, on peut renoncer, dans le contexte de la présente analyse, à une « anamnèse » proprement dite, puisque seul le rapport au monde qui se cache derrière ses structures nous intéresse ici : elles trahissent un mode d’existence particulier, un mode d’existence qui est, d’après Laing et Gabel, disciples de Ludwig Binswanger, caractéristique de la condition moderne – mais elles ne sont « pathologiques » que dans la mesure où elles s’avèrent d’avance inaptes aux formes établies de la communication.[15] Un aliéné mental n’est donc pas forcément un grand artiste mais il le rejoint dans la solitude indispensable à la création . Ainsi, un artiste comme Jean Dubuffet, qui prend l’esthétique à bâtons rompus,[16] peut constater dans son essai Honneur aux valeurs sauvages : « La création d’art, pour avoir son plein intérêt, nécessite une concentration et une solitude qui ne sont guère compatibles avec la vie sociale de nos artistes professionnels ».[17] Mais « le cas d’un véritable artiste est presque aussi rare chez les fous que chez les gens normaux ». Un « schizophrène n’est donc pas forcément un grand artiste. Néanmoins, on a une plus forte chance d’un trouver un parmi les « fous » car
« Il appartient à l’art, au premier chef, de substituer de nouveaux yeux à nos yeux habituels, de rompre tout ce qui est habituel, de crever toutes les croûtes de l’habituel, d’éclater justement la coquille de l’homme social et policé, et de déboucher les passages par où peuvent s’exprimer ses voix intérieures d’homme sauvage ».[18]
Le portrait du poète en « hystérique » ou en « schizophrène » renoue avec cette (auto-) marginalisation du poète en tant que « maudit » ou « voyou » (auto-) proclamé. Mais, comme le souligne Jean Dubuffet, il ne s’agit point d’une définition ex negativo de ce qu’est l’art, puisque l’art est tourné d’une façon particulière vers le réel :
« Le seul art qui mérite ce nom et qui a quelque prise, est […] celui qui s’applique à restituer l’exacte, la totale vérité des choses, et l’art n’aurait aucun sens s’il n’était justement une voie de voyance et de connaissance par laquelle l’homme s’efforce d’appréhender la vérité ».[19]
Et dans une asphyxiante culture, Dubuffet voit l’homme profondément aliéné à la réalité. Il s’ensuit que « L’homme de culture est aussi éloigné de l’artiste que l’historien l’est de l’homme d’action ».[20] Cela rappelle la définition de la culture proposée par Fondane dans son écrit polémique L’Écrivain devant la révolution (1935) : « le mot culture est une sorte de mot magique qui désigne une opération de l’homme sur les pouvoirs qui lui échappent, aux fins de réduction en signe » (EdR 94)[21]. Dans son Faux traité, il précise « l’idée que le civilisé se fait de l’art : la contemplation d’une vérité désaffectée, la consommation d’un réel mort » (FT 95). Dubuffet y oppose « un art de haute voyance et haut délire » tel qu’on le rencontre chez les « sauvages »[22] dont la violence risque de provoquer le rejet d’une société qui les assimile aux aliénés. Cela rappelle bien le traité de Fondane sur l’aliénation de l’homme moderne au réel. Cette aliénation le pousse à chercher, à travers l’art, un "lieu" autre que cet être qui lui est imputé par le discours rationaliste, celui préconisant l’intelligibilité absolue des choses. En tant qu’artiste, l’homme moderne cherche une autre réalité à l’instar de celle des « primitifs » qui, par rapport à son être (aliéné), se révèle comme « non-être » ou « non-réalité » (fictions, songes, images etc.) : « dans leur art, les modernes semblent fuir l’être véritable de leur réel […], alors qu’ils font leur dilection d’un art qui assure la primauté au non-être ». Et cette aliénation causée par le réel imputé par le discours rationaliste est à l’origine de l’esthétique : « Le courant esthétique passe de la réalité des primitifs dans la non-réalité des modernes » (FT 97).
Il incombe à l’artiste de créer au lieu de fabriquer des signes. C’est à travers les signes que l’homme se soumet à cette discursivité appelée « éthique » ou « morale », et cette éthique sera toujours ébranlée par les artistes et poètes opposant au « sois bon, aime ton prochain » des exclamations comme « soyez vampire » (Lautréamont) ou « la femme est naturelle donc infâme » (Baudelaire), par des artistes et poètes demandant « de nous révolter contre la mort » (Rimbaud) : « Ce désaccord, il nous faudra le tenir pour la différence spécifique qui joue dans les deux manières vivantes et dissemblables de rechercher les mêmes valeurs afin d’aboutir au même terme » (EdR 85 sq.). Ainsi L’Art brut préféré aux arts culturels signifie pour Dubuffet une redéfinition à fond du rôle de l’art : « C’est la raison d’être de l’art qu’il est un moyen d’opération ne passant pas par le chemin des idées ». [23]
Quand Fondane s’en prend au surréalisme, il pense certainement à l’ensemble des mouvements d’avant-garde qui font valoir leurs -ismes et dont le mouvement de Breton a été en quelque sorte la somme – résumant les apories des avant-garde dites « historiques » en théorie ainsi que dans la praxis poétique. C’est ici que s’impose la comparaison de la polémique de Fondane avec les arguments du Petit manuel d’inesthétique résumant les positions des avant-gardes du siècle dernier :
« Les avant-gardes du siècle, du dadaïsme au situationnisme, n’ont été des expériences d’escorte de l’art contemporain, et non la désignation adéquate des opérations de cet art. Elles ont eu un rôle de représentation plutôt que de nouage. C’est que les avant-gardes n’ont été que la recherche désespérée et instable d’un schème médiateur, d’un schème didacto-romantique. Didactiques, elles l’étaient par leur désir de mettre fin à l’art, par la dénonciation de son caractère aliéné et inauthentique. Romantiques aussi bine, par la conviction que l’art devrait renaître aussitôt comme absoluité, comme vérité immédiatement lisible de soi-même. » [24]
Les avant-gardes « historiques » ont suivi le romantisme en tant que révolte anti-classiciste au nom de l’art – sans pourtant préciser ce qu'est l’art tant vanté. Le pereat mundus fiat ars est néanmoins l’expression d’une crise profonde de l’art – à l’instar de cette crise qui avait marqué l’entrée dans l’ère moderne proprement dite à l’âge romantique. Fondane a rappelé la nature de ces crises:
« La première crise de la poésie a eu lieu au XIXe siècle, et j’entends par ‘crise’ cette lutte de conflits devenue interne, l’ennemi ayant trouvé le moyen de s’installer avec armes et bagages au centre même de l’assiégé. Le romantisme français marqua bien le déchirement philosophique social produit par la grande révolution, mais ce fut au romantisme allemand – bien que situé aux confins des lieux de bataille – ou peut-être à cause de cela – qu’il échut la tâche de prendre conscience de la rupture métaphysique qu’il avait suscitée (…); c’est au point de croisement de ces deux courants, qui ne font plus qu’un, la sécularisation du mythe chrétien, qu’il faut situer l’origine de la crise qui porte le nom romantisme allemand » (FT 62sq).
C’est encore Alain Badiou qui précise le problème majeur de l’avant-gardisme – tout en s’avérant proche de Fondane – quand il souligne le dialogue de sourds entre les mouvements d’avant-garde d’un côté et les idéologies politiques de l’autre :
« Leur limite [sc : des avant-gardes] a été qu’elles n’ont pu sceller durablement d’alliance ni avec les formes contemporaines du schème didactique ni avec celle du schème romantique. Empiriquement : le communisme de Breton et des surréalistes est resté allégorique, tout comme le fascisme de Marinetti et des futuristes. Les avant-gardes ne sont pas parvenues, comme c’était leur destination consciente, à être la direction d’un front uni anti-classique. La didactique révolutionnaire les a condamnées à raison de ce qu’ils avaient de romantique […]. Le romantisme herméneutique les a condamnées à raison de qu’elles avaient de didactique […] ». [25]
Badiou reprendra –mutatis mutandis – un argument déjà promulgué par Fondane : le fait que le surréalisme se heurte à la morale du communisme. Là où Badiou écrit « didactique » on peut lire avec Fondane « morale ». Le côté romantique du surréalisme, par contre, c’est la révolte affichée contre la raison. Ainsi on peut lire dans le Faux Traité d’esthétique :
« A ces heures-là, il n’a que faire d’une liberté, d’une innocence, d’une irresponsabilité qui se passent de la direction et de la surveillance de l’Esprit, qui échappent à la dialectique et à l’histoire, et donc l’action exercée ne saurait emprunter aucune des vies royales par lesquelles se justifie et se couvre de prestige notre conscience rationnelle » (FT 71)
Voici la conclusion formulée par Fondane : le surréalisme n’a pu échapper à l’emprise du rationalisme, à la surveillance de l’Esprit, étant donné qu’il n’a donné qu’une idée ex negativo de ce que c’est la poésie – ou l’art . Le surréalisme a court-circuité consciemment, et ainsi sous la surveillance de l’Esprit, la raison : une entreprise qui ne saura expliquer le je ne sais quoi de la poésie. En d’autres termes : Fondane souligne l’impasse de toute démarche avant-gardiste prônant une eschatologie de l’art. Il n’y a point d’art qui puisse suivre à la crise puisque le concept même de l’art est dorénavant irréparablement lié à celui de la crise. Les mouvements d’avant-garde, dont le surréalisme est devenu le schibboleth, ont perdu leur impact novateur. C’est ainsi qu’il faut comprendre le bilan tiré par Badiou, bilan que Fondane aurait signé sans toutefois reprendre le ton eschatologique dont il est teint:
« Les avant-gardes on aujourd-hui disparu. La situation globale est finalement la suivante : saturation des trois schèmes hérités, clôture de tout effet du seul schème tenté en ce siècle, qui était en fait un schème synthétique, le didacto-romantisme .[26]
Ce constat ne signifie point la fin de l’art, mais la nécessité de redéfinir le concept de l’art. Ce n'est donc point un hasard si le nombre d’écrits sur l’art susceptibles d'être situés dans le sillage du Faux Traité, se multiplient en marge d’un postmodernisme dont les théories s’avèrent de plus en plus insatisfaisantes. Les écrits esthétiques de Dubuffet ou de Badiou en témoignent. Et pourtant ils ne contiennent aucune référence à Fondane. C’est pourquoi il faut particulièrement relever le livre de Paul Audi : Créer, paru en 2005, qui se réfère explicitement au Faux Traité d’esthétique ainsi qu’à Baudelaire et l’expérience du gouffre – tout en s’appuyant sur Nietzsche et Schopenhauer. L’acte créateur de l’artiste est perçu ici comme un changement qui n’opère pas sur le plan des signifiants, mais comme un changement dans le réel qu’il saisit. Le « sens » du produit de la création est donc déterminé ainsi : « [...] le sens a bon se montrer d’emblée signifiant, il n’est jamais plus significatif par nature ; si bien que pour qu’il le devienne, significatif, il faut qu’il lui arrive quelque chose de plus. Un événement supplémentaire. Un événement nommé création ».[27]
L’événementiel de l’art est également présent dans la théorie de Badiou selon laquelle l’œuvre d’art « est à la fois une vérité et l’événement qui origine cette vérité » [28]. Walter Benjamin n’a pas moins misé sur l’ « événement » – dans le sens le plus large du terme. De plus Benjamin, dans le « faux traité » qu’est son essai sur L’Art à l’époque de sa représentation mécanisée ne soulève pas le problème de la création. Il en est de même, en fin de compte, avec Rosset qui traite bien le problème de la représentation. Mais pour lui, le philosophe qui n’est pas tout d’abord « poète » ou « artiste », le hiatus par rapport au réel ne permet qu’une issue apocalyptique, un événement dont l’évocation engendre de la panique : « La coïncidence du réel et de sa représentation, qui détermine la panique, définit aussi, la manière plus générale, tout ce qui relève de la catastrophe ».[29] Sans vouloir l’avouer, le philosophe s’arrête donc là où Fondane, le poète-philosophe, cherche à situer le poète : au cœur même de ce hiatus. « Mais pour que l’art puisse servir d’exutoire, écrit-il déjà dans l’Écrivain devant la révolution, pour que l’artiste puisse remplir sa fonction d’égoutier, il doit prendre sur lui-même de vivre les tourments, les angoisses, les crimes de l’homme » (EdR 87). Cela demande plus que de descendre dans la rue et tirer dans la foule : un tel acte est aussi rhétorique que son évocation. Vivre le crime ne signifie pas le commettre, mais non plus s’en défaire en le transformant en hyperbole rhétorique. Dictée par la Raison, la morale condamne l’évocation du « vivre jusqu’au bout le sadomasochisme de l’humanité » (EdR 87) comme elle condamne l’évocation de l’acte surréaliste ; la morale la ramène à cette rhétorique pathétique qui assure l’esthétisation du crime par la parole ou par l’acte même dont elle sait pourtant se servir à ses desseins si la Raison l’exige. Ce « vivre les tourments » que vante Fondane, par contre, se soustrait a priori à tout fondement dans la Raison ; il se soustrait à l’éternelle discussion hypocrite des fins et des moyens ; il ne présuppose aucune économie des pulsions puisque seul le vécu compte et non pas la transgression. En cela, Fondane s’avère profondément éthique : le vécu est la matière même de la création.
Les surréalistes, chantres de l’inconscient, ne peuvent se passer de la Raison, de ces hypothèses « économiques » qu’ils ont empruntées à Freud ! En s’attaquant à la morale, ils ne font qu’en affirmer le principe pour prôner une « autre morale », cette fois « révolutionnaire », qui confine – encore – l’art dans un « didactico-romantisme » (Badiou). Contre un tel concept de l’art, Fondane s’oppose avec véhémence au nom de la vie : « En effet, l’activité sociale de l’éthique s’attaque aux instincts anarchiques ou antisociaux de l’homme en les refoulant de force, d’une manière plus ou moins brutale ; elle est à base de contrainte, d’intimidation, de gêne » (EdR 86). Il en résulte la revendication d’une autre éthique, d’une éthique qui engage seul l’individu !
S’appuyant entre autres sur Fondane, Paul Audi, esquisse une « esth/éthique » dans le but « de 'voir' l’homme (c’est-à-dire de concevoir son essence) à partir de cette possibilité supérieure où son existence ose et gagne le chaos et s’avère ainsi parfaitement créatrice ».[30] Selon Audi, on peut trouver une telle approche « esth/éthique » dans Baudelaire et l’expérience du gouffre ainsi que dans le Faux Traité, dans lequel Fondane exprime « ses réserves quant à la 'fausse' autonomie de l’esthétique par rapport à l’éthique, ou bien quant à la non moins 'fausse' indépendance de l’œuvre d’art par rapport à la vie de son auteur » – tout en soulignant « le lien entre ces pôles en apparence antagonistes ayant pour nom l’acte spirituel ».[31] Par la création, d’après Audi, on cherche à « se défaire de soi », donc à s’affranchir de ce « moi haïssable » qui n’est qu’un topos créé par la Raison, de ce moi dont Baudelaire, par exemple, voulait se débarrasser : « Créer est une des ‘solutions’ possibles. Car si, en créant, on fait exister autre chose que soi, alors que cet acte permet à sa façon (provisoire et illusoire, il est vrai, mais malgré tout effective) de desserrer l’étau de cette pression suffocante qui rive à soi », la création a une vocation profondément éthique. « Créer […] ne consiste pas à restaurer le possible, mais à l’instaurer. Et c’est là une différence qui explique pourquoi toute création est de nature expressive, alors que toute expression n’est pas forcément créatrice ». [32] Mais en prétendant que la création « instaure un champ de possibles » Audi s’éloigne de Fondane puisque cette tournure pourrait même être signée d’un représentant d’une théorie esthétique plus traditionnelle. De plus, il est à craindre que le terme « est/éthique » risque de tomber dans le piège du rationalisme auquel il emprunte deux concepts au lieu de redéfinir celui de l’éthique pour abandonner l’autre. Mais ceci serait le sujet d’une autre étude. Reste à noter que Paul Audi a bien saisi le moment critique du Faux Traité d’esthétique. Le hiatus séparant l’expérience du réel de l’esthétique a pourtant déjà été relevé par Nietzsche après avoir établi la distinction entre le dionysiaque et l’apollinien : seul un peuple ou un artiste sachant assumer le choc provoqué par la confrontation avec le réel à travers l’extase dionysiaque peut s’élever aux cimes de l’apollinien – sans cette expérience, celui-ci tombe dans l’esthétique qui n’en marque que la dégradation (et ainsi celle de la culture). Créer et vivre signifient donc deux choses fort différentes qui restent pourtant intimement liées au sein du réel – c’est une des conclusions qu’impose le Faux Traité d’esthétique :
« La poésie cesse d’être quelque chose de positif, dès que, pour des raisons éthiques, le poète cesse de lui faire confiance. Alors, mais alors seulement, le mal apparaît, et la hideur de ce monde, et le réel rugueux à étreindre. Rimbaud a voulu conclure hors de la poésie ; il a, du même coup, tué sa poésie ; avec elle, il a tué ce qui donnait un sens à son existence, à l’existence ; il a libéré de la boîte de Pandore le flot effrayant du réel rugueux à étreindre, le flot de la pensée éthique qui prend ses désirs pour ceux de la réalité profonde » (FT 88).
[1] Walter Benjamin,«L'Oeuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée». Ds. : Ecrits français, Gallimard, 1991, p.140-171.
[2] André Breton, Second Manifeste du surréalisme. Ds. : Œuvres complètes I, Gallimard, 1988, p. 775-828.
[3] Benjamin Fondane, Faux Traité d’esthétique, Paris- Méditerranée, 1998 – cité dans le texte : FT.
[4] Cf. Gérard Genette, L’Œuvre de l’art I. Immanence et transcendance, Seuil (coll. Poétique), 1994, p. 286.
[5] Cf. Roland Barthes, « L’Ancienne Rhétorique. Aide-mémoire », ds. : Recherches rhétoriques ( Communications16), Seuil, 1994, p. 256-340.
[6] Alain Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, Seuil , 1998, p. 26.
[7] W. Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », op. cit., p. 140.
[8] Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, Minuit, 1997 / 2004, p. 105.
[9] Élie Faure, L’Histoire de l’art. L’Art moderne II, Denoël / Gallimard (folio essais), p. 280. Ajoutons qu’en littérature, ce phénomène a déjà accompagné l’avènement de l’âge classique.
[10] E. M. Cioran, La Tentation d’exister, Gallimard, 1995, p.142.
[11] Friedrich Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse. Ds.: KSA 5, p. 202 (n° 206); Nachgelassene Fragmente 1885-1887. Ds. : KSA 12, p. 303; Die Geburt der Tragödie. Ds. KSA 1, p.52-57 – tous: München: dtv/de Gruyter, 1988.
[12] Emmanuel Levinas, De l’Existence à l’existant, Paris, Fontaine, 1947, p.100 ; Paul Celan, « Der Meridian ». Ds. Gesammelte Werke III, Frankfurt a. M.: Suhrkamp (st) 2000, 187-202, 199. Ces arguments ont été développés dans Till R. Kuhnle : « Die permanente Revolution der Tradition – oder die Wiederauferstehung der Kunst aus dem Geist der Avantgarde? ». Ds. : H. V. Geppert, Hans et H. Zapf (dir.): Theorien der Literatur II, Tübingen, A. Francke, 2005, p.95-133.
[13] Jean Dubuffet, Asphyxiante Culture, Minuit, 1968 / 1986, p.44.
[14] A. Badiou, op. cit , p.8sq.
[15] Cf. Ludwig Binswange,: Drei Formen des missglückten Daseins [1956]. Ds. : Ausgewählte Werke 1. Formen des missglückten Daseins, Heidelberg, Asanger, 1992; Ronald D. Laing, The Devided Self. An Existential Study in Sanitiy and Madness, London, 1999; Joseph Gabel, La fausse conscience. Essai sur la réification, Paris, 1962 . Pour l’application de ces approches dans la discussion poétique et esthétique cf. Till R. Kuhnle : « Utopie, Kitsch und Katastrophe. Perspektiven einer daseinsanalytischen Literaturwissenschaft » Ds. : H. V. Geppert et H. Zapf, Theorien der Literatur. Grundlagen und Perspektiven I, Tübingen, Franke, 2003, p. 105-140.
[16] Une série d’entretiens a été publiée après la mort de Dubuffet sous le titre Bâtons rompus (Minuit, 1986) – titre choisi par l’artiste lui-même !
[17] Jean Dubuffet: « Honneur aux valeurs sauvages ». Ds. : L’Homme commun à l’ouvrage, Gallimard, 1999 , p.93-118.
[20] J. Dubuffet, Asphyxiante Culture, op. cit., p.16.
[21] Benjamin Fondane, L’Ecrivain devant la Révolution, Paris-Méditerranée, 1997 – cité dans le texte : EdR.
[22] J. Dubuffet, « Honneur aux valeurs sauvages », op. cit., p.104.
[23] Jean Dubuffet, « L’Art brut préféré aux arts culturels ». Ds. : L’Homme commun à l’ouvrage, op. cit. , p. 87-92.
[24] A. Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, op. cit. , p.18sq.
[26] A.Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, op. cit. , p. 19.
[27] Paul Audi, Créer, La Versanne, Encre marine, 2005, p. 166.
[28] A.Badiou, op. cit. , p.24..