SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

L'Exode
Super flumina Babylonis
La Conscience malheureuse N° 13

Au nom du singulier : le défi de Fondane à Husserl

Maria Villela-Petit

Comme le dit avec une admirable concision Henri Maldiney, « le réel est ce qu’on n’attendait pas ». Sensible à l’inattendu, Benjamin Fondane l’était tout particulièrement. Commençons donc par attirer l’attention sur deux coïncidences qui sont loin d’être négligeables pour la suite de notre propos.

La première concerne l’année de la publication de La Conscience Malheureuse, c’est-à-dire 1936. En cette même année paraissait l’essai de Husserl qui est à l’origine du volume intitulé La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Ayant pour titre « La crise des sciences comme expression de la crise radicale de la vie dans l’humanité européenne », il fut publié dans la revue  Philosophia [1] de Belgrade que dirigeait Arthur Liebert. Un an auparavant, dans une Europe déjà au bord du gouffre, Husserl avait tenu à Vienne une conférence intitulée « La philosophie dans la crise de l’humanité européenne ». Son insistance, ces années-là, sur la « crise » touchant autant la science que la vie  même de l’humanité européenne, ne saurait laisser personne indifférent. Nous y reviendrons.

Quant à la seconde coïncidence, elle a trait à Léon Chestov. En 1938, peu de mois après la mort de Husserl[2], Chestov avait tenu à lui rendre hommage en écrivant un article : « À la mémoire d’un grand philosophe : Edmund Husserl ». Or, trois semaines après avoir terminé cet article et avant qu’il ne soit publié, Chestov mourut.

Si je souligne ces faits, c’est que le début de l’article de Chestov à la mémoire de Husserl mérite d’être rappelé. En voici donc le premier paragraphe dans la traduction de Boris de Schloezer :

 

« Au cours du dernier entretien que j’eus avec Max Scheler, quinze jours avant sa mort, il me dit : « Warum sind Sie mit so einem Ungestüm gegen Husserl losgegangen ? » (« Pourquoi vous emportez-vous contre Husserl avec une telle véhémence ?) Et  Husserl lui-même, poursuit Chestov, quand je vins le voir à Fribourg, me présenta en ces termes à quelques philosophes américains qui se trouvaient chez lui : « Mon confrère un Tel ; jamais personne ne m’a attaqué aussi violemment que lui. Et c’est de là qu’est venue notre amitié. » Les paroles de Husserl nous frappent d’abord par le désintéressement dont elles témoignent, désintéressement des plus rares, même chez les grands philosophes : c’était la vérité qui lui importait par-dessus tout; or, si l’on se place sur le terrain de la recherche de la vérité, l’amitié entre adversaires intellectuels devient non seulement possible mais presque nécessaire. L’attitude de Husserl à mon égard était donc extrêmement significative et le lecteur appréciera certainement à sa juste valeur ce trait de son caractère. Mais qu’est-ce qui avait provoqué, qu’est-ce qui avait pu provoquer d’aussi violentes attaques de ma part ? »[3]

 

Cette question que Chestov se posait à lui-même, on est tenté de la paraphraser  à propos de Fondane : « Qu’est-ce qui a pu provoquer d’aussi violentes attaques de la part de Fondane à l’égard de Husserl ? » Et compte tenu de la première coïncidence signalée, celle concernant d’une part la publication de la Conscience Malheureuse de Fondane, et d’autre part la publication du premier essai de la Crise de Husserl, ne peut-on se poser la question suivante :

            Est-ce que la connaissance de l’essai publié en 1936 – et des manuscrits husserliens de la même période restés inédits – aurait permis à Benjamin Fondane d’entrevoir chez Husserl, qui était le plus grand représentant vivant de la rationalité philosophique, quelqu’un de moins naïf envers le rationalisme de la science moderne, et de plus sensible au désarroi humain qu’il ne l’avait imaginé ?

L’autre hypothèse, c’est que la nature même de l’interprétation proposée par Husserl des impasses de la pensée moderne et sa manière d’y faire face, ne feraient que renforcer la protestation véhémente de Fondane envers un philosophe qui, en dépit de son constat critique, persistait à n’attendre de salut que de la seule raison.  N’est-ce pas dans cet espoir placé dans la raison que résidait justement la pomme de discorde?

            Même si la réponse à l’alternative que je viens de poser est d’avance connue, puisque, tout en reconnaissant que l’hostilité aux sciences étaient devenue inévitable à une époque aussi malheureuse que la sienne, Husserl, quant à lui, n’aurait jamais pu envisager de renoncer à la philosophie conçue comme une « science rigoureuse », Fondane ne serait pas demeuré indifférent à la lecture des textes de la Krisis. Avec talent y aurait-il probablement glané d’autres éléments capables de nourrir sa méfiance envers l’impérialisme de la connaissance scientifique, et d’autant plus précieux à ses yeux qu’ils étaient livrés par un grand philosophe rationaliste. A la faveur des seuls écrits alors disponibles de Husserl, Fondane n’avait-il pas déjà pu saisir que l’auteur des Méditations Cartésiennes n’épargnait pas la « philosophie historique »[4] , en particulier la philosophie moderne, à laquelle il était très redevable mais qu’il lui fallait reconfigurer de fond en comble, en lui donnant un nouveau commencement ?

Quant au scientisme, une allusion de Fondane à Husserl, à Scheler et à Bergson atteste qu’il n’ignorait pas qu’eux aussi s’inquiétaient de l’invasion du siècle, de l’Esprit du temps par, et selon ses termes,« les vérités mécanicistes de la Raison »[5].

            Quoi qu’il en soit, cependant, de leur critique du scientisme, voire du positivisme entretenu par les sciences, l’opposition tenace de Fondane à ces philosophes était loin de pouvoir se dissiper. Ne persistaient-ils, malgré tout, à faire confiance à la raison, ce qui d’après Fondane était la preuve de leur option pour la connaissance et ce au détriment de la vie, voire de l’existant [6]? C’est bien cette dénonciation qui est à l’œuvre dans l’essai de Fondane consacré à Husserl : « Edmund Husserl et l’œuf de Colomb du réel ». Et on la retrouve souvent, sous différentes formes, dans les très nombreuses mentions de Husserl qui parsèment les écrits de Fondane consacrés à d’autres penseurs.

Or, encore que je ne puisse pas partager la position de Fondane, comment se fait-il que sa protestation implacable contre « le rationalisme exaspéré  (sic) de Husserl »[7], souvent injuste et manquant de rigueur,  paraisse à mes yeux bien plus significative et digne d’être entendue que les qualificatifs sommaires dont, quarante années plus tard, Gérard Granel, le traducteur français de la Krisis, a cru bon d’affubler son auteur ?

Dans son Introduction à la Crise, G. Granel n’hésitait pas en effet à parler du « délire formel » de Husserl, délire où il voyait un « pur exemple », écrivait-il, de la « paranoïa théorique occidentale ». Une telle accusation ne provenait pas chez Granel d’une préférence ou d’une admiration pour les primitifs censés garder un contact plus étroit avec la vie, avec la nature. Elle se faisait au nom d’un âge post-métaphysique, dont Heidegger, suite au fameux tournant pris sur son chemin de pensée au début des années 30, avait annoncé l’avènement salvateur.

Dans son essai « Martin Heidegger – Sur les routes de Kierkegaard et de Dostoïewski », Fondane n’hésita pas à saluer au moins la cohérence de Husserl face aux ambiguïtés[8] qu’il avait pu entrevoir dans  « Qu’est-ce que la métaphysique ? » de Heidegger. Et n’y avait-il pas décelé une théologie sans Dieu[9] ? En un premier temps, certes, Fondane s’était senti plus proche du lecteur de Kierkegaard qu’était Heidegger que de Husserl. Car, Heidegger, tout en se réclamant de la phénoménologie, s’était d’emblée montré désireux de rompre « avec les cadres husserliens de la philosophie rigoureuse »[10]. Et n’était-ce pas une telle rupture que visait justement Fondane en dénonçant le rationalisme de Husserl ? Mais quel en était l’enjeu ?

 

*

 

Avant d’apporter ne fût-ce qu’un début de réponse aux questions tacitement esquissées dans cette introduction, il me semble qu’à propos de la genèse de la pensée de Husserl et de la connaissance de son œuvre, quelques considérations préalables s’imposent.

            Pour ce qui est de la genèse de la pensée de Husserl, un point me paraît incontournable : Husserl avait une formation de mathématicien. Fondane aurait ajouté : « une âme mathématicienne ». Et même s’il fut initié à la philosophie par Franz Brentano, philosophe et psychologue, qui avait remis en valeur la notion d’intentionnalité, Husserl aurait difficilement pu se contenter de s’en tenir au niveau de la seule psychologie, telle que l’avait développé Brentano lui-même dans La Psychologie d’un point de vue empirique. Bien qu’au sein de la phénoménologie husserlienne une psychologie phénoménologique ait aussi droit de cité, elle ne saurait suffire. Le passage au plan transcendantal s’impose à partir du moment où le philosophe se fixe comme tâche d’élucider les opérations de la conscience, à la faveur desquelles le sens de ce qui est se constitue pour nous, y compris le sens des entités, des idéalités mathématiques, lesquelles ne sauraient être confondues avec des simples multiplicités ou formes du monde naturel.

(Disons entre parenthèses que les diatribes de Fondane contre la « géométrie », nom qui recouvre pour lui aussi bien une arithmétique élémentaire que l’algèbre, ignorent la défense que fait Husserl de la géométrie euclidienne, plus proche de notre expérience dans le monde de la vie, et sa dénonciation des risques de l’algébrisation, qui finit par tout niveler)[11].

Bien entendu, il y a chez Husserl un vœu impérieux de connaissance. Mais cette connaissance ne porte non pas sur tel ou tel objet,  comme c’est le cas dans les savoirs positifs mais, au contraire, sur le connaître lui-même. Ce qui est à élucider par le phénoménologue est la vie même de la conscience en ses opérations contituantes. Impossible, pour Husserl, de séparer la connaissance de la vie, ainsi que le prétendait Chestov, et à sa suite Fondane. Et n’y avait-il pas, dans leur défense acharnée de la vie et dans l’opposition de celle-ci à la connaissance, une généralisation indue de la distinction biblique entre l’arbre de la vie et l’arbre de la connaissance ?

Dans la Genèse, l’arbre dont le fruit est défendu et mortel est celui de la connaissance du bien et du mal, et non pas de la connaissance en général. Ce qui est pourtant vrai est qu’une fois introduite la connaissance du bien et du mal, rien ne demeure plus indemne. Le mal peut donc empoisonner n’importe quelle connaissance, n’importe quel savoir. Comment pourrions-nous du reste ignorer que rares sont les savants ayant la force de reculer devant les applications meurtrières susceptibles d’être faites de leurs découvertes,  applications que souvent eux-mêmes aident à concrétiser ?

Revenons à Husserl. Ayant compris l’importance d’une refondation de la philosophie moderne pour parvenir à l’élucidation la vie de la conscience dans ses structures essentielles, sans lesquelles le sens même que prennent les choses pour chacun d’entre nous ne saurait se constituer, il lui fallait accomplir une suspension « méthodique » de la vie telle qu’elle est vécu dans l’attitude naturelle. Or une telle clarification des opérations de la conscience dans toutes ses dimensions exige des analyses  interminables, auxquelles Husserl s’adonnait sans répit et,  à mesure qu’il les effectuait, de nouveaux terrains de recherche s’ouvraient à lui.

            Ce  n’est vraiment qu’aujourd’hui que nous pouvons nous faire une idée plus précise de la phénoménologie husserlienne. Le fait est que seul un nombre limité d’ouvrages parurent du vivant de Husserl, alors qu’il laissait une masse énorme de manuscrits, heureusement sauvés, à la dernière minute, grâce à la ténacité du Père Van Breda de Louvain. Après la guerre, les Archives Husserl de Louvain furent créées, et depuis leur création ces Archives accomplissent un travail remarquable de déchiffrement et de publication des écrits de Husserl.

            Il va de soi que Benjamin Fondane ne put connaître qu’un nombre restreint d’œuvres de Husserl, et c’est tout à son honneur d’avoir probablement assisté en 1929 à ses conférences à la Sorbonne (Pariser Vorträge) et d’avoir ensuite lu « Les Méditations Cartésiennes », qui en sont issues et qui parurent d’abord en français en 1931, dans la traduction de Gabrielle Pfeiffer et d’Emmanuel Levinas.

            Mais s’il avait au moins pu prendre connaissance des écrits qui constituent la Crise, il aurait été surpris de constater que la philosophie transcendantale de Husserl, si elle suspend l’attitude naturelle, c’est justement pour mieux connaître ce qui en elle et à partir d’elle se constitue. Ce n’est donc pas « le mépris pour l’attitude naturelle »[12], selon l’expression de Fondane, qui résulte du travail entrepris par la phénoménologie husserlienne. Celle-ci conduit, au contraire, à la réhabilitation de l’expérience vivante face aux objectivations des sciences.

            Voici un passage assez éloquent de ce que Husserl écrit à propos de la priorité du monde de la vie (Lebenswelt) :

 

« C’est du reste une tâche d’une extrême importance pour l’entreprise qui consiste à ouvrir scientifiquement le monde de la vie, que de faire valoir le droit originel de ces évidences, j’entends leur plus haute dignité dans la fondation de la connaissance – plus haute que celle des évidences objectivo-logiques, dans laquelle la théorie objective (par exemple la théorie mathématique, la théorie physique) se trouve fondée quant à la forme et au contenu, possède les sources cachées de son fondement dans l’opération ultime qui est celle de la vie, dans laquelle constamment la donnée du monde de la vie possède, c’est-à-dire a acquis et acquiert  à nouveau, son sens d’être pré-scientifique. »[13]  

 

En bref, la vie est la source cachée de toute connaissance.

De même, malgré son attachement à la démarche de Descartes qui aboutit à l’ego cogito, Husserl en comprend l’insuffisance (d’où la « suspension » amenant au niveau transcendantal), et n’entérine pas le dualisme cartésien qu’il accuse d’absurdité. Qu’il suffise de rappeler ses analyses de la perception, de la place qui y revient  au corps propre et surtout l’importance de l’intersubjectivité dans l’égologie husserlienne. A Descartes conviendrait ainsi l’expression dont se sert Husserl en se référant à Galilée et à son  « génie à la fois dé-couvrant et re-couvrant »[14]. Et  quant à la voie prise par la philosophie moderne, à mesure qu’il avance dans sa recherche phénoménologique, Husserl comprend les conséquences néfastes de la position cartésienne. Ainsi qu’il le note dans la Crise :

« La modernité s’était prescrit dès le début le dualisme des substances et le parallélisme des méthodes du mos geometricus, on peut aussi dire : l’idéal méthodologique du physicisme… ». 

 

Cet « idéal » revenant à ne considérer l’homme qu’à partir de ses objectivations dans les sciences de la nature.

            Certes, bien avant Husserl, ce réductionnisme physicaliste avait été ciblé par Dostoïevski, en particulier dans Le Sous-sol ou Les mémoires du sous-sol, écrit qui, sans nul doute,  a énormément compté pour Fondane, car il le cite à maintes reprises. Voici un exemple de l’ironie mordante avec laquelle Dostoïevski salue ce triomphe de la science :

 

« … alors, dites-vous, la science apprendra à l’homme (…) qu’il n’a jamais eu de volonté ni de caprices, et qu’il n’est, en somme, qu’une touche de piano, une pédale d’orgue ; ce qu’il accomplit, par conséquent, il l’accomplit non selon sa volonté, mais conformément aux lois de la nature. Il suffit donc de découvrir ces lois, et l’homme alors ne pourra être tenu pour responsable de ses actions, et la vie lui deviendra extrêmement facile. Toutes les actions humaines pourront être évidemment calculées mathématiquement d’après ces lois, comme l’on fait pour les logarithmes, jusqu’au cent millième…»[15]

 

Ce que Fondane n’aurait pu soupçonner, c’est que Husserl lui-même avait à cœur de penser ce que l’avènement des sciences à l’âge moderne avait entraîné relativement à l’auto- compréhension de l’homme quant au sens de sa vie. L’incontestable avancée de la connaissance scientifique s’avère certes être un« progrès », mais un « progrès » extrêmement ambivalent, et d’autant plus dangereux qu’émanant des savants et des philosophes, revêtus, les uns et les autres, du prestige de la raison. C’est justement parce qu’il ressentait vivement la menace de non-sens frappant l’humanité que Husserl avait cherché un autre chemin pour la philosophie afin de lui assurer en tant que science rigoureuse un statut plus élevé que celui des sciences. Seulement sa critique de l’égarement des positions philosophiques découlant du progrès éclaté des sciences ne pouvait se faire que selon la voie qui était la sienne, à savoir celle d’un philosophe, et non selon la manière provocatrice et percutante du grand Dostoïevski, ou celle d’un penseur anti-rationaliste comme Chestov.

 A Husserl, il revenait donc de réfléchir en philosophe, en faisant toujours appel à la raison, afin de mieux saisir et ressaisir pourquoi, et pour le dire avec Simone Weil, « l’aventure de Descartes a mal tourné ». Ne cédons toutefois pas à la tentation d’interpréter l’opposition de Fondane à Husserl uniquement en termes de méconnaissance des ouvrages de ce dernier publiés bien après la mort de Fondane et a fortiori après celle de Husserl lui-même. Ou encore, à l’inévitable méconnaissance par Fondane des travaux de meilleurs interprètes de Husserl, qui sont loin d’être aussi nombreux que ne laisserait croire l’étendue du mouvement phénoménologique…

Certes, l’ignorance de l’énorme masse des écrits de Husserl, dont certains viennent tout juste de paraître, joue son rôle dans la lecture de Fondane. Soit, par exemple, l’apparente indifférence de Husserl au réel, qui est un des points forts de la critique fondanienne. A la page 107 de La Conscience Malheureuse, on lit : « En un mot : pendant que Husserl s’abstient de la position du réel, le réel, à son tour, cesse-t-il d’ « effectuer » l’existence de Husserl ? »

A la fin de cet ouvrage, dans une note à propos de cette interrogation devenue, oh combien pertinente existentiellement, Fondane mentionne le régime nazi et les torts que Husserl lui-même en tant que juif y était en train de subir[16]. Fondane y rappelle encore que, dès 1929, il avait déjà écrit  dans  Europe : « En un mot, pendant que Husserl s’abstient du réel, le réel à son tour s’abstient-il de la position de Husserl ? »[17]

Ce que Fondane était loin d’imaginer, c’est que dans ses articles écrits en 1922-1923 pour la revue japonaise Kaizo, et ayant pour thème général « Le Renouveau », Husserl ne s’abstenait justement pas de faire des remarques du genre de celle-ci :

 

« Le renouveau est le mot d’ordre (Ruf) général dans notre douloureux présent, et ce, dans l’ensemble du domaine de la culture européenne. La guerre qui a dévasté celle-ci depuis l’année 1914 et qui, depuis 1918, a seulement choisi, à la place des moyens de contrainte militaire, ceux, plus ‘raffinés’, des tortures de l’âme et des misères économiques moralement dépravantes, a dévoilé la non-vérité, l’absurdité intime de cette culture. »[18]

 

(Husserl lui-même avait été durement rattrapé par ce réel-là, car il perdit un de ses fils lors de la guerre de 14-18).

Et comme si, en dépit de la lutte qu’il entendait mener par les moyens dont il disposait, à savoir ceux d’une raison renouvellée, lui aussi craignait ce qui pourrait encore survenir, Husserl ajoutait plus loin :

 

« Mais cette clarté n’est nullement facile à obtenir. Ce pessimisme sceptique et l’impudence de la sophistique politique dominant de façon si funeste notre époque, qui se sert de l’argumentation socio-éthique seulement comme couverture pour les buts égoïstes d’un nationalisme complètement dégénéré… » [19]         

 

La publication intégrale en allemand des cinq articles écrits pour la revue Kaizo, qui n’en avait édité que trois, et seul le premier en édition bilingue, les deux autres uniquement en japonais , n’eut lieu qu’en 1989. Ils sont parus dans le volume XXVII des Husserliana, lequel réunit les articles et conférences (Aufsätze und Vorträge) allant de 1922 à 1937. [Les cinq articles destinés à Kaizo ainsi qu’une série d’appendices sont depuis 2005 traduits en français par Laurent Joumier et publiés en ouvrage sous le titre : Sur le Renouveau. ]

On y trouve des passages qui étonnent même des lecteurs assidus des écrits de Husserl. Ils révèlent un peu mieux l’homme Husserl, dans le visage duquel Fondane n’avait pourtant pas manqué d’entrevoir un être passionné. Comment n’aurait-il pas été surpris de constater que chez ce philosophe faisant une profession de foi inébranlable en la raison, il y avait, malgré tout, place pour Dieu et autrement que chez Kant?  Et qui plus est, dans un Appendice (IV), Husserl ne se privait pas d’avouer son amour infini pour la figure du Christ.

Commençons par la question de Dieu. Dans son troisième article pour Kaizo « Le renouveau comme problème éthique-individuel », lorsqu’il vient à aborder la question de la perfection qui, quoique inatteignable, n’en serait pas moins le telos (le but) de tout idéal éthique authentique, Husserl déclare :

« Si nous allons ici jusqu’à la frontière idéale, en langage mathématique jusqu’à la « limite », d’un idéal relatif de perfection se détache un idéal absolu. » [20]

 

Suit un commentaire précisant ce qu’il entend par cet idéal de perfection personnelle, lequel mène à l’éclaircissement que voici :

 

« En tout cas, nous pouvons jusqu’à cette différence (extra-rationnelle) dire : la limite absolue, le pôle qui s’étend au-delà de toute finitude, sur lequel tout effort humain authentique est dirigé est l’idée de Dieu. Elle-même est le « moi authentique et véritable » que, comme il faudra encore le montrer, tout homme éthique porte en lui auquel il aspire et qu’il aime infiniment et se sait toujours infiniment éloigné. »[21]

 

Avant de poursuivre en nous tournant vers Fondane, citons juste un extrait de l’Appendice IV, (« L’efficience religieuse des légendes, des œuvres poétiques »), où Husserl fait état de ce qu’éveille en lui la figure du Christ :

 

« Je lis les Évangiles comme un roman[22], comme une légende, j’accomplis l’empathie et je me remplis d’amour infini pour cette figure supra-empirique, cette incarnation d’une idée pure, et je me remplis d’amour et je me remplis de félicité de savoir que cette personne infinie se rapporte aussi à moi de manière vivante – et tandis que cette force se diffuse à partir de cette figure idéale, elle a déjà pour moi une réalité, je crois à cette idée légéndaire individualisée et elle devient une force dans ma vie. »[23]

 

En un premier moment, un tel passage, voire l’ensemble de l’Appendice dont il est extrait, aurait peut-être révéle à Fondane un nouvel aspect du philosophe, mais aussitôt y aurait-il reconnu la figure du rationaliste non repenti dont il dénonçait l’aveuglement à l’existence. Même s’il ignorait certains développements,  alors de mise chez des théologiens allemands (cf. Rudolf Bultmann), qui, peut-être sous-tendaient la prise de position husserlienne, ou qui l’avaient encouragée, Fondane, et ce indépendamment de toute croyance religieuse, aurait sans doute accusé Husserl de n’aimer qu’une idée, alors que ce Christ, qu’il prenait pour une figure idéale, fut peut-être aussi un homme, un certain existant nommé Jésus, qui, peu avant d’expirer sur une croix, aurait lancé ce cri du Psaume 22: « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ? »[24] Cri auquel le philosophe resterait, semble-t-il, sourd, car ne se souciant que des idées (ici de l’idée de perfection éthique).Or, à elles seules, les idées ne crient pas…

A l’encontre de Husserl, qui, selon Fondane, « entend parler de tout, même de l’essence des religions »[25], il n’aurait qu’à réitérer, fût-ce en les déployant,  les interrogations déjà soulevées dans son essai sur Husserl : 

 

« Mais vraiment, le réel peut-il accepter cela ? et que reste-t-il de l’art si l’expression : un triangle méchant est déclarée absurde ? et du sentiment religieux si l’on accepte la mise au rancart de la grâce de l’arbitraire, du soudain, du miracle ? »[26] 

 

La question n’aurait pas été tout à fait déplacée vis-à-vis de cet écrit de Husserl, lequel commence par cette déclaration :

 

« Si je lis les Evangiles, les miracles ne me touchent pas du tout. » … [27]

 

A coup sûr devant cet aveu, Fondane reprendrait avec ironie la phrase de Husserl selon laquelle la Raison « n’admet nulle autorité au-dessus ou à côté de soi », phrase qu’il s’était déjà plu à évoquer dans son article sur « Gide ‘suivant Montaigne’ »[28].  Et il se sentirait une fois de plus non seulement justifié d’employer l’expression de foi en la raison s’agissant de Husserl, mais y verrait, qui plus est, une confirmation de ce qui apparaissait à ses yeux comme l’impossible concilation entre foi et raison[29] . On peut avoir un avis différent, comme c’est mon cas, mais encore faut-il savoir comment le soutenir. Je ne peux pas m’étendre là-dessus, la question du miracle constituant à elle seule un grand défi. Posons-nous maintenant la question impliquée par tout ce qui précède : en quoi la protestation fondanienne est-elle encore susceptible de nous interpeller, ou en tout cas m’interpelle, alors qu’en tant que philosophe c’est dans le sillage de Husserl que je me situe ? Deux points me paraissent devoir être mis en avant : l’un a trait à la conception que Husserl se fait de la raison, l’autre, qui n’est pas indépendant du premier, concerne les rapports du transcendantal au singulier, voire de l’essence à l’existence.

Dans son désir d’asseoir la philosophie sur des bases scientifiquement sûres, Husserl  se place sous une sorte d’impératif catégorique de la raison qu’il tient, en effet, pour absolu. Certes, chez certains penseurs marqués par l’idéalisme, en particulier celui de Fichte, l’adjectif ‘absolu’ était plus courant qu’on ne peut imaginer aujourd’hui, et Husserl n’en eut pas l’exclusivité. Il n’empêche que l’usage qu’en fait Husserl ne manque pas d’être excessif. Soit l’emploi d’un tel adjectif pour qualifier ce qui serait « la logique de la philosophie phénoménologico-transcendantale elle-même » : elle devait être prise pour « la logique de la science absolue » ainsi qu’on lit dans le 1erparagraphe de la « Conclusion » de « Logique formelle et Logique transcendantale »[30].

Mais peut-on concevoir la logique de la philosophie phénoménologique transcendantale, qui, d’un point de vue strictement husserlien, est toujours en train de se constituer, comme une science absolue ? Qualifier une science d’absolue (et non seulement le divin, comme le font certains philosophes) est-ce exprimer une idée-limite ou est-ce une affirmation frappée en quelque sorte de démesure ? Malgré tout l’effort qu’il convient de déployer pour qu’une philosophie de plus en plus rigoureuse se constitue- et Husserl n’a pas ménagé ses efforts dans cette direction par la pratique d’analyses rigoureuses, mais dont la reprise même atteste qu’elles pouvaient toujours devenir plus précises et mieux comprises, peut-on tenir pour sûr qu’une science absolue est à la portée d’un philosophe ou, mieux, et comme le prétendait Husserl,  de la communauté de philosophes, capable de poursuivre dans son sillage la tâche de constitution d’une philosophie phénoménologique transcendantale?  Et qu’en est-il des inévitables défaillances humaines ?

Question à laquelle Husserl lui-même n’était aucunement insensible. Il  a même considéré ces défaillances de façon assez nette,  en allant des plus anodines, comme celles qui peuvent affecter notre mémoire du fait des associations passives entre vécus séparés mais qui fusionnent[31] , à celles, autrement plus graves, qui compromettent notre vie éthique.

Ce sont de telles défaillances, ou comme il le dit lui-même ces « inclinations tirant vers le bas », qui exigent le renouveau dont il est question dans les articles pour la revue japonaise. Dans  le troisième article portant sur « Le Renouveau comme problème éthique individuel », il se demande comment une vie éthique, autrement dit, une vie véritablement humaine doit se dérouler, et « quels sont ses dangers spécifiques, ses types possibles de tromperie de soi, de déviances de soi, ses dégénérescences durables, ses formes habituelles de fausseté de soi, de restrictions éthiques non remarquées. Et il ajoute : « exposer cela est la tâche d’une éthique individuelle circonstanciée. » [32]

Mais si le renouveau doit toujours recommencer,  être ‘réactivé’, si l’éducation de soi n’a pas de fin, nous avons là la preuve que, même si le philosophe transcendantal demeure fidèle à soi-même, à son essence d’être raisonnable, il ne peut jamais parvenir qu’à un savoir dont les certitudes, fondées sur les évidences, seront toujours partielles. L’absoluité, dans la plupart des cas, ne pourra être que limitée, voire relative (bien que non relativiste)[33].

Il y a donc, il est vrai,  un excès de langage chez Husserl qui se prêtait à la critique de Fondane, même si le temps a manqué à ce dernier pour nuancer certains de ses jugements. Lorsque, par exemple, reprenant à son compte l’interrogation de Chestov, il s’adresse indirectement à Husserl :

 

« Le péché vient-il du trop peu de raison, ou du trop ? Vient-il de l’absence de raison ou de son excessive présence ? Et si le rôle de la raison était de nous égarer, de nous tromper sur toutes choses ? Et si la raison n’était ni le meilleur ni le plus légitime de la conscience – si elle n’épuisait pas la conscience ? Si, précisément, une autre pensée était possible, qui devrait, elle, s’ « abstenir » de la position du cogito ? Si le primat du théorique était justement la cause de tout mal ? »[34]

 

Fondane ignore alors que, pour Husserl, la raison théorique n’est jamais dissociable de la raison pratique, de l’éthique, et que celle-ci a pour fin (pour telos) l’amour. Autrement dit, la raison telle que Husserl la comprend n’est pas celle des rationalismes objectivistes, qui peuvent rester indifférents à la question du bien, voire au malheur des hommes. Là où on pourrait suivre Fondane, c’est quand il affirme que la raison n’épuise pas la conscience.

Voyons en quel sens un tel propos est légitime, mais en écartant d’abord un possible malentendu sur la façon dont Husserl approche la conscience, la vie de la conscience. Au contraire de ce qui, à première vue, semblerait être impliqué par son rationalisme, Husserl fait une large part à la dimension affective de la conscience dans ses analyses de l’expérience anté- ou pré-prédicative (de la perception, de l’attention), expériences qui sont la source même de tout savoir. Ce qu’il n’envisage pas, c’est la possible expérience d’une nuit de la conscience, par exemple, de la ‘nuit obscure de l’âme’ des mystiques, dont certes celui qui l’éprouve est encore conscient puisqu’il la vit, mais où sa raison même devient passive, se met, pour ainsi dire, en retrait.

L’autre point majeur qui mérite d’être évoqué chez Fondane et chez d’autres penseurs existentiels, est celui des rapports du transcendantal  et du singulier. La philosophie se déploie dans le domaine de l’universel, même quand elle se propose, comme ce fut le cas de Heidegger, de constituer une ontologie de l’existence. Ce faisant, et même quand elle se réfère à l’individuel, au singulier - comme chez Husserl lui-même, on l’a entrevu à propos du thème du renouveau - , la philosophie ne peut le faire qu’en termes de traits essentiels, typiques ou structurels.

Qu’en est-il alors de la pensée du singulier, comme celle d’un Pascal, d’un Kierkegaard ou d’un Nietzsche, trois penseurs particulièrement chers à Fondane et à ses compagnons de combat (Chestov, Bespaloff) dans leur lutte contre Husserl ?

J’avais soulevé une question de cet ordre dans une communication portant sur « Le transcendantal et le singulier » lors d’un Colloque de Phénoménologie qui s’est tenu en 2008 à Cracovie. Ici, et en guise de conclusion, je le ferai d’une autre façon à l’aide des considérations suivantes:

 

1)               Bien que ne pouvant pas renoncer au dégagement des essences et des vérités universelles, la philosophie, et a fortiori une philosophie transcendantale, doit néamoins reconnaître qu’elle a été depuis toujours précédée par une pensée s’exprimant à travers les mythes, la poésie (et tout particulièrement la poésie tragique), voire la littérature au sens le plus large du terme. L’expérience humaine ne saurait pas se passer du narratif, des histoires que la vie suscite. Et dans ces histoires, ou dans la vie elle-même, il est nécessaire parfois de paraître déraisonnable, de faire le fou pour dire la vérité, comme dans le Roi Lear de Shakespeare.

Ce serait également une erreur pour le philosophe de vouloir jouer l’oiseau de Minerve, ainsi que le prétendait Hegel, comme si, une fois sa maturité atteinte, la philosophie pouvait envisager tous les autres domaines d’en haut, et être capable de les penser sans reste. Ni la littérature ni les arts en général ne se laissent entièrement penser par la philosophie. Le fait est que ces domaines-là (par le dépassement même de la simple attitude naturelle que le travail de création d’une œuvre implique) ne cessent d’enrichir la pensée des hommes, philosophes ou non, et la philosophie n’en épuise jamais le sens. A cet égard aussi le savoir philosophique ne saurait être pris pour un savoir absolu.

2)           Quant aux penseurs existentiels du XXesiècle tels que Chestov, Fondane, Bespaloff, ainsi que leurs figures tutélaires, à savoir  Kierkegaard et Nietzsche, leur force est d’avoir rappelé l’irréductibilité du singulier, de l’existant  individuel, toujours unique, face à l’universel. D’où leurs défis, leurs cris de protestation contre la raison, qui n’a de cesse d’ignorer le singulier. Dans un de ses premiers textes philosophiques, celui de la conférence sur Léon Chestov faite à Buenos Aires, Fondane lance, son « j’accuse » en ces termes ; « elle (la Raison) lave tout acte humain de tout trait individuel …, »[35]. Même dans ce qu’elle a d’obstiné, voire d’outrancier, cette accusation doit être entendue par le philosophe qui ne veut pas s’enfermer dans une tour d’ivoire. Malgré les apparences, il n’est pas exclu que l’on doive, au moins en partie, laver Husserl d’un tel soupçon, en prenant en compte ses motivations et le sens qu’il avait de sa vocation. Mais surtout, si l’on est philosophe, ne pas oublier que, pour la philosophie, le rapport du singulier (personnel ou communautaire)  à l’universel ne saurait être éludé. Il y va du sens même de l’humain en tant tel.

 

Ces penseurs qui lancent des imprécations contre la raison au nom du tragique de l’existence et qui, par-delà toute  foi ou toute théologie établie, se tournent vers Dieu soit pour l’affirmer (Kierkegaard) soit pour le nier (Nietzsche), et qui dans leur défense acharnée du singulier, sont plus proches des poètes, comment les désigner ? Rachel Bespaloff n’aurait-elle pas vu juste lorsque, dans ses « Réflexions sur l’esprit de la tragédie »,  elle les désignedu beau nom de « penseurs poètes »[36] ? Et ce nom ne convient-il pas, encore que l’on puisse changer l’ordre des termes, au poète penseur que fut Fondane ?

 

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Ajout manuscrit autographe dans les épreuves de

La Conscience malheureuse

 


[1] Le volume VI des Husserliana, sous le titre Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, ne fut publié qu’en 1954, grâce aux soins de Walter Biemel. Il réunit trois textes principaux et des « Compléments » parmi lesquels le texte de la conférence tenue en 1935 par Husserl à Vienne sous le titre « La crise de l’humanité européeenne et la philosophie ». En français : La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, traduction intégrale due à Gérard Granel, Gallimard, 1976.

[2] Edmund Husserl, né en 1859, est décédé le 21 avril 1938, tandis que Chestov,  né en 1866, est décédé au début du mois de novembre 1938.

[3] Cf. Léon Chestov, « À la mémoire d’un grand philosophe : Edmund Husserl » in  Spéculation et Révélation, traduit du russe par Sylvie Luneau et autres, L’Age d’Homme, 1981, pp. 203-221. Il importe de noter que juste après la mort de Husserl, et donc avant même la rédaction de ce texte, Chestov avait eu l’occasion de s’entretenir de lui avec Fondane. Dans l’entretien daté du 18 mai 1938, tel que raconté par Fondane, Chestov lui fit part de la confidence que lui avait faite Husserl à propos du désarroi qui avait été le sien au début de sa vie d’enseignant : « Quand j’ai commencé à enseigner, je me suis senti les mains vides…, il n’ y avait rien de réel, de certain …tout chancelait sous moi… ». Et Chestov d’ajouter sur son différend avec Husserl : « Je pensais, moi, que si la connaissance pouvait décider de tout, avoir le dernier mot, j’étais perdu, tout était perdu. Et il pensait, lui [Husserl] que si la connaissance n’était pas le suprême, tout chancelait sous lui, il était perdu… » (Benjamin Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, Plasma, 1982, p.155).

[4] Dans son essai « Husserl et l’œuf de Colomb du réel », Fondane cite et commente un extrait de l’étude « La Philosophie comme science rigoureuse » (Philosophie als Strenge Wissenschaft), parue dans la revue Logos (1910), et le rapproche d’un passage se trouvant dans l’Introduction aux Méditations cartésiennes. (La Conscience malheureuse, Denoël, 1936, p. 111. Désormais C.M.).

[5] Voici ce qu’on peut lire dans « Soeren Kierkegaard et la catégorie du secret » : « Un Husserl, un Scheler, un Bergson avouent – bien que partant des points de vue différents – que les vérités mécanicistes de la Raison ont envahi le siècle, qu’elles font partie désormais de l’Esprit du temps. » (in C.M.,, p. 203). 

[6] Sur la distinction entre philosophies de ou portant sur l’existence, et la pensée de l’existant, voir le commentaire que fait Fondane à partir de Berdiaeff et de Rachel Bespaloff dans Le Lundi existentiel, Éditions du Rocher, 1990, p. 20.

[7] « Martin Heidegger. Sur les routes de Kierkegaard et de Dostoiewski », in C.M., p.172, note 1.

[8] « Alors que la pensée de Husserl s’avère identique à sa méthode, il y a entre la pensée et la méthode de Heidegger un va-et-vient incessant, une volonté tendue d’adéquation et et partant une inadéquation continuelle. Méthode de Husserl d’une part et pensée de Kierkegaard de l’autre, s’affrontent en un débat ardu où la pensée triomphe souvent aux dépens de la méthode et la méthode triomphe finalement aux dépens de la pensée. » Op. cit., p. 186. En fait, bien que les sources de la pensée de Heidegger comprennent d’autres noms que ceux mentionnés par Fondane, et en particulier celui d’Aristote, il ne fait pas de doute que Fondane a entrevu la tension inhérente à Etre et Temps, où, selon les mots de Fondane, l’Être occupe la place de l’Ego transcendantal. Or dans ses notes à Sein und Zeit, Husserl lui-même avait relevé que  faisait défaut à Heidegger  « la réduction transcendantale ».

[9] Voici le propos auquel je me réfère : « Tout comme – selon le paradoxe d’Anatole France – la république est une monarchie sans roi, on peut affirmer sans crainte que la métaphysique en général, et celle de Heidegger en particulier, est une théologie sans Dieu. », op.cit., p. 193.

[10]  Op. cit., p. 170.

[11] Cf. Maria Villela-Petit, « En Défense de la géometrie : Edmund Husserl et Simone Weil », in Géométrie, mesure du monde-Philosophie, architecture, urbain, sous la direction de Thierry Paquot et Chris Younès,  Paris, Éd. La Découverrte,  2005, pp. 61-82.

[12] C.M., p. 106.

[13] Husserl, La Crise, p. 145.

[14] Husserl, La Crise, p. 61. A la page 69, toujours à propos de Galilée, Husserl écrit : « Galilée, dans le regard qu’il dirige sur le monde à partir de la géométrie et à partir de ce qui apparaît comme sensible et est mathématisable, fait abstraction des sujets en tant que personnes, porteuses d’une vie personnelle, abstraction de tout ce qui appartient à l’esprit en quelque sens que ce soit, abstraction de toutes les propriétés culturelles qui échoient aux choses dans la praxis humaine. »

[15] Dostoïevski, « Le sous-sol », trad. par Boris de Schlœzer, dans le vol. L’Adolescent, Pléiade, Gallimard, 1956, p. 704-705.

[16] Dans l’entretien de Fondane avec Chestov, mentionné à la note 3, on voyait aussi Chestov souligner le contraste entre les honneurs faits à Husserl lors de son 70ème anniversaire, et le mépris dont il avait été ensuite victime, de par ses origines juives, sous le régime nazi.

[17] C.M., p. 295. La version du texte est ici modifiée par rapport à celle d’Europe.

[18] Husserl, Sur le Renouveau,  trad. fr. et présentation de Laurent Joumier, Vrin, 2005, p. 23 [« Über Erneuerung « in Aufsätze und Vorträge (1923-1937), éd. établie par Thomas Nenon et Hans Reiner Sepp, Husserliana XXVII, Springer, 1989, p. 3].

[19] Husserl, Sur le Renouveau, p. 23 [p. 5].

[20] Husserl, Sur le Renouveau, p. 52.

[21] Husserl, Sur le Renouveau, p. 53 [p. 33-34].

[22] Husserl ne pouvait qu’ignorer les recherches faites après-guerre sur l’historicité de Jésus, en particulier celles entreprises depuis des dizaines d’années par John P. Meier, auteur d’Un certain juif nommé Jésus, les données de l’histoire.

[23] Husserl, Sur le Renouveau, p. 121 [p.100-101].

[24] Voir dans « L’homme devant l’histoire ou le bruit et la fureur », la différence mordante qu’établit Fondane,  entre d’une part  les évangiles de Mathieu et de Marc, où figure cet appel et les deux autres, celui de Luc et celui de Jean, qui le remplacent par d’autres considérations,  (Le Lundi existentielop. cit., p. 142.)

[25] C.M., p. 107.

[26] Op.cit., p.108.

[27] Husserl, Sur le Renouveau, p. 121 [p. 100].

[28] C.M., p. 75.

[29] Op.cit., p. 171.

[30] Husserl, Logique formelle et logique transcendantale.Essai d’une critique de la raison logique, trad. fr. par Suzanne Bachelard, PUF, 1996 (1957), p. 385.

[31] Husserl, De la synthèse passive (Analysen zur passiven Synthesis, Husserliana Bd XI), trad. fr. de Bruce Bégout et Jean Kessler (avec coll. de Natalie Depraz et Marc Richir), éd. Jerôme Millon, 1998. (Voir, en particulier la Troisième Section qui porte sur « L’Association »).

[32] Hussserl, Sur le Renouveau, p. 58 [p.39].

[33] Dans la  conclusion de son ouvrage, Phénoménologie de Husserl (PUF, 1954), Quentin Lauer, qui fut aussi le traducteur de La Philosophie comme science rigoureuse, avait déjà développé une « critique » sur la conception « absolutiste » que Husserl se faisait de la raison. Notre position cependant ne coïncide pas entièrement avec la sienne.

[34] C.M., p. 110.

 

[35] « Un nouveau visage de Dieu : Léon Chestov mystique russe », Europe, n°827, mars 1998.

[36] Rachel Bespaloff, « Réflexions sur l’esprit de la tragédie »  Deucalion, Éditions de la Revue Fontaine, 1947, pp. 171-193. Cet article avait été suscité par la publication d’un article de W.H. Auden « The Christian tragic hero », où le poète essaie de penser « Moby Dick » de Melville à la lumière de Kierkegaard.  Dans le passage où surgit le terme de penseur poète, Bespaloff est en train de thématiser le conflit entre la pensée chrétienne et la pensée tragique. Voici ce qu’elle écrit (p.189) : « Loin d’être épuisée, cette confrontation a été diversement revécue par chacun des penseurs poètes auxquels nous devons notre vision du monde. Kierkegaard, dans l’Alternative conclut en faveur de la foi chrétienne ; Nietzsche, dans la Volonté de Puissance, en faveur d’un humanisme tragique. Péguy, peut-être plus clairvoyant, associe le chrétien et le suppliant pour les opposer à une philosophie qui méconnaît à la fois le héros tragique et le saint. »