SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Situation de Benjamin Fondane poète N° 7

Autour d’un panorama de la poésie française 1933-43

Monique Jutrin

                  “ L’idée qu’on se fait de la poésie n’est, selon moi, qu’un prolongement de l’idée qu’on  se fait de l’homme.

 

Les réflexions qui vont suivre se sont cristallisées autour d’un brouillon retrouvé dans un carnet de travail de 1943, que Jeanne Tissier m’avait confié en février 1996. Ce texte, qui commence par les mots : “Ecrire sur la poésie 1933-43”, je l’ai aussitôt identifié : c’est l’article auquel Fondane fait allusion dans sa fameuse lettre d’août 1943 à Georges Ribemont-Dessaignes. Pour mieux comprendre la teneur de ces pages inachevées, je les ai situées dans le contexte de l’année 1943. J’ai ainsi pu retrouver les fils reliant ce texte à la correspondance échangée avec Ribemont-Dessaignes, mais aussi avec Jean Paulhan, avec Jean Ballard et Léon-Gabriel Gros, Paul Eluard et Francis Dumont. A travers ce jeu d’échos, de résonances, de renvois, j’ai tenté de dégager une sorte d’autoportrait de Fondane poète, tel qu’il se perçoit à cette époque, à l’âge de 45 ans.  

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Juillet 1943

L’issue de la guerre est encore incertaine. C’est un mois de juillet torride, si l’on en croit une lettre à Geneviève, qui est en vacances au bord de la mer. Fondane lui écrit qu’il va se baigner dans la Marne le matin et en garde pour le reste de la journée une “espèce de fraîcheur” qu’il essaie  de “propager à ses vers”. “Les choses se précipitent – lentement” écrit-il à Geneviève.[1] Serait-ce une allusion au débarquement des Alliés en Sicile le 16 juillet? Il évoque aussi la radio, la Voix de l’Amérique, à laquelle ils sont suspendus le soir.

Mais, pour les Juifs, la situation empire : le 17 juillet la loi 361 retire la nationalité française aux Juifs naturalisés après le 10 août 1927.

Fondane, lui, termine ce mois-là la première version du Mal des  fantômes dont il envoie le manuscrit à Léon-Gabriel Gros, critique de poésie aux Cahiers du Sud .  La réaction de Gros et de Ballard se fera attendre : au bout de six mois Fondane recevra leur accord pour en publier certains passages dans les Cahiers du Sud.  

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Dialogue avec Georges Ribemont-Dessaignes

En 1942 avait paru chez Laffont à Marseille une anthologie poétique due à René Bertelé : Anthologie de la jeune poésie française, ( éd. Jeune France)où Fondane est peiné de ne pas trouver son nom [2]. C’est alors que, au début du mois d’août 1943, survient une lettre de son ami Georges Ribemont-Dessaignes, dont il était sans nouvelles depuis longtemps. Celui-ci  lui demande d’écrire un article sur la poésie des années 1933 - 43 pour la revue de Henri de Lescoët qui paraît à Nice :Profil littéraire de la France. [3]L’on comprend que Fondane ne puisse refuser, mais l’on mesure aussi son embarras. Sa réponse,  nous la connaissons : cette longue lettre a été publiée dans Non Lieu. [4] Elle commence par un bilan : “Oui, nous sommes sur place, tous, un peu démâtés, un peu chavirés, et las, mais encore solides et pleins d’espoir.”

Fondane désire des éclaircissements au sujet de cet article : qui va collaborer à ce Cahier ? Publiera-t-on aussi des poèmes? Mais surtout, il ne dissimule pas sa perplexité : comment peut-il écrire sur une époque dont il ne ferait partie que comme juge alors qu’il se tient pour acteur?  Peut-il être “bon juge”, alors que l’année 1933 avait débuté avec une plaquette de vers intitulée Ulysse , que Ribemont-Dessaignes avait lui-même lancée dans la revue Conmerce. “Tout jugement de cette décade qui passerait  sur moi me semblera injuste”, écrit-il. Et comment peut-il se rendre justice à lui-même? L’on entend ici l’écho de la lettre  que Fondane écrivit à René Bertelé, après avoir découvert qu’il n’était même pas mentionné dans son Panorama. Si Fondane  ne peut cacher son amertume, il s’en excuse, l’attribuant à la profonde solitude dans laquelle il vit, “ressentant lourdement l’absence de toute résonance, le vide de tout effort, l’inutilité du sacrifice.”

Il rappelle toutefois que son Ulysse avait été le “premier à rompre avec la poétique d’alors, abordant le long poème, le thème unique, le sujet, réintroduisant dans le poème un peu de l’homme.” Cette lettre se termine sur une note prophétique empruntée à Stendhal : “Nous verrons bien  vers 1980 …ou ne verrons rien du tout.”

Cet échange épistolaire se poursuivit jusqu’en septembre ; des copies ou des brouillons sont conservés à la Bibliothèque Jacques Doucet: une lettre du 25 août et trois autres non datées, de septembre. Fondane regrette de s’ être plaint si amèrement, il s’en excuse auprès de son ami; celui-ci  s’était aussitôt accusé d’être coupable de l’oubli dans lequel est tombée la poésie de Fondane. “Sans doute l’écrivain écrit-il pour lui-même tout d’abord”, affirme Fondane, mais il a besoin d’un peu de “ résistance” : comment affronter sinon “ le drame de son inutilité? [5]

Et enfin : “si le monde entier pour m’être agréable, voulait me venir au secours et remplir de mon nom les échos, cela ne vaudrait pas, certainement, une seule action SPONTANÉE, venue d’on ne sait où, et qu’il me faudra attendre patiemment.” [6]

En septembre Fondane envoie l’article. Il craint qu’il ne soit un peu long et un peu “impertinent”. En tous cas il est très anxieux de l’opinion de son ami et l’enjoint à donner son avis en toute franchise, l’autorisant même à retrancher à sa guise. Comme Ribemont-Dessaignes lui a aussi demandé des poèmes, Fondane lui en envoie.

Le 15 septembre Fondane est très inquiet du silence de son correspondant. Il redoute surtout de l’avoir blessé et le supplie de ne pas le laisser dans l’incertitude. En effet, un passage de son article concerne l’oeuvre de Ribemont-Dessaignes lui-même : ce texte lui aurait-il déplu? A ce propos, Fondane  mentionne  un malentendu avec Eluard au sujet de Poésie involontaire. [7]

Ribemont-Dessaignes finit par répondre, lui promettant de lui écrire prochainement en toute franchise; et Fondane de réclamer les épreuves de l’article. C’est là que, à notre connaissance, s’arrête cette correspondance. En tous cas, l’article n’a pas été publié. Toutefois, après la guerre, dans certains numéros de la revue de Henri de Lescoët,  en 1951 et en 1959,  l’on peut lire de courts textes de Fondane concernant Rimbaud, Breton, Tzara, …S’agirait-il d’extraits de l’article qui ne fut pas publié? [8] Tout ce qui nous en reste, c’est ce  brouillon retrouvé dans un carnet de travail de 1943. Ce texte est assez chaotique : commencé au crayon et poursuivi à l’encre, avec des ajouts en marge, et au verso, de sorte que l’on ne peut être certain de l’ordre des paragraphes. 

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“Ecrire sur la poésie 33 – 43…” : ainsi débute ce brouillon. De toute évidence, il s’agit de réflexions à l’état brut, de notes où Fondane se parle surtout à lui-même. C’est une parole privée, un discours intime qui se livre à la page du carnet. Ce texte doit être décrypté sur un fond de sensation d’échec : celui du malentendu ressenti autour de la réception de son oeuvre, l’oubli où est tombé son Ulysse, le manque d’intérêt pour le Faux traité.

La première question abordée est celle  de la possibilité même de se poser en juge de la décade 33 – 43 : peut-on opérer un choix parmi des poètes vivants ? Il évoque alors, comme dans sa lettre récente à Léon-Gabriel Gros, les anthologies du siècle passé qu’il feuillette sur les quais de Paris. Alors que des noms  comme Aicard, Richepin ou Sully Prudhomme ont surnagé, il est rare, écrit-il,  d’y trouver ceux de Régnier, Verhaeren ou Elskamp. En somme, de la décade précédente, il reste un grand vainqueur : Paul Eluard, et un oublié :  Tristan Tzara [9]. Tout comme dans sa lettre à Ribemont-Dessaignes, Fondane rappelle que l’année 1933 débute avec Ulysse, et répète la prophétie stendhalienne : “Ma poésie ne sera lue que vers 1980.”

            Aussi, plutôt que de nommer des poètes, nous dit  Fondane parlons  de la

poésie : que pensaient de la poésie les poètes de la dernière décénnie ? Ici, Fondane se retouve sur un terrain familier où il peut poursuivre sa controverse avec ses adversaires. Car la grande pensée animant cette poésie, ce fut  la honte de la poésie, “la conscience honteuse” qui hante son Faux traité, “un bouquin que personne n’a lu”. Que de fois ne l’a-t-il répété : à ses yeux ce livre paru au lendemain des accords de Munich, passa totalement inaperçu, escamoté par les hussards de l’Histoire. [10]

            Par contre, il lui oppose “ un bouquin très lu” qui a paru en 1941,  et qu’il  reçut avec une dédicace de l’auteur : Les Fleurs de Tarbes. Et c’est, pour Fondane, l’occasion de se mesurer à la pensée de Jean Paulhan.


Controverse avec Jean Paulhan

Ouvrons une parenthèse.

 Une première version des Fleurs de Tarbes, annoncée dès 1928 dans La N.R.F.,  fut publiée dans la revue en 1936, mais le livre ne paraîtra en volume qu’en 1941. Les Fleurs de Tarbes ou la terreur dans les lettres.  Paulhan y  critique l’opinion romantique, dite “terroriste”, qui, opposée à la tradition de la rhétorique, tente de montrer que le langage opprime la pensée, qu’il est inapte à exprimer “ le plus précieux de nous-mêmes”. Refusant le jeu de l’ancienne rhétorique, la terreur défend l’originalité et l’authenticité.

Paulhan offrit son livre  à Fondane un an après sa parution.  La dédicace, datée du 6 juillet 1942, cite une phrase des Upanishad : “…l’homme parvient au salut par cela même qui devait causer sa perte. Tel est le sens du rituel.” Et d’ajouter  : “pour Benjamin Fondane, son voisin (et son ami) Jean Paulhan”. [11]          .

Une lettre de cinq pages, non datée,  de Fondane à Paulhan, [12] écrite au verso de formulaires d’assurances “tous risques pour chiens de race”, commence par les mots : “Cher voisin”. Fondane, semble pasticher le style de son interlocuteur :

“Votre thème me passionne. Votre façon de le traiter me déconcerte.”

“Votre clarté garde mieux son secret qu’une bonne obscurité.”

“Je ne me flatte pas qu’en une seule lecture, qui n’en n’était pas une, j’aie pu pénétrer vos secrets.”

            Vers le milieu de sa lettre, Fondane  aborde le sujet essentiel de sa controverse avec Paulhan. Il affirme,  reprenant le thème du Faux traité : “Je tiens l’écrire et donc  le langage  pour des fonctionsnaturelles qui ont tout à craindre  qu’une conscience trop claire  s’y projette, avec ses exigences de pureté, d’originalité, de fuite du lieu commun etc, et voudrais les arracher aux dialectiques de l’histoire avec leur pure RÉFLEXION qui dérange le mécanisme spontané de l’expression (…)- alors que je soupçonne votre pensée de ne pas s’accorder avec la mienne et de chercher des RÈGLES pour le penser et l’écrire.”

            Alors que pour Paulhan il y a surtout “un drame du langage”,  Fondane est persuadé que le problème essentiel est ailleurs. Ainsi qu’il le soutient dans son Faux traité, le langage est une fonction naturelle, l’écriture est une sécrétion de l’homme, au même titre que le sang, la sueur ou les larmes. Les Fleurs de Tarbes lui ont révélé que le malentendu qui le sépare depuis des années de Paulhan est en partie lié à leur conception différente du langage et de la rhétorique. [13]

Si encore, ajoute Fondane, ces règles de la rhétorique n’étaient que “des conventionslibres” comme on en trouve dans la poésie anglaise, il veut bien les accepter, il les souhaite, car il “ ne déteste pas les économies de l’effort”. Toutefois il refuse d’en faire des commandements, rappelant que  c’est le XVIIe siècle français qui, le premier, avait institué une Terreur, qu’il tient pour nuisible.

Fondane fait remarquer à Paulhan que celui-ci a été “terroriste” lui-même et qu’il garde une tendresse pour l’adversaire. Au bout de la cinquième page Fondane s’aperçoit qu’il   n’a même pas effleuré l’essentiel. Aussi lui suggère-t-il de poursuivre la discussion de vive voix, puisqu’ils sont voisins. “Il est si bon , par le temps qui court, et pour des naufragés, de causer ‘rhétorique’; on a le sentiment que rien n’est perdu, que rien ne sera perdu, tant que des hommes  pourront encore prêter de l’importance à ‘ça’! D’autant plus que je suis, que nous sommes, à la merci du premier évènement (qu’on prépare, peut-être déjà, quelque part) et qui peut nous enlever d’un coup à cette distraction innocente.”  Paulhan lui répond,  sur papier à en-tête de  La N.R.F.,  qu’il refuse la discussion de vive voix : il faut garder pour la conversation les sujets “peu sérieux”, mais il promet de lui rendre visite.

            D’après une lettre de Fondane du 18 juillet 1942, il semble que les deux hommes se soient rencontrés,  car Fondane fait allusion à des sujets abordés dans une conversation, et mentionne la revue Mesures, que Paulhan lui a prêtée. Cette lettre  se termine par une petite phrase : “je suis tellement aplati par les évènements que j’ai perdu tout courage”, et l’on comprend qu’il s’agit de la rafle du Vélodrome d’Hiver du 16 et du 17 juillet 1942.

            Dans sa réponse à Fondane, Paulhan avait développéla question de la liberté et des entraves en littérature; pour lui, ce n’est pas Racine, mais Shakespeare qui est “entravé”. Il insiste aussi sur l’importance du sujet traité dans Les Fleurs de Tarbes : “que toute conduite de l’esprit tienne à l’opinion que l’on a formée du langage – et des rapports du langage et de la pensée et (c’est tout un) de la matière et de l’esprit.” Et, selon lui, le lieu commun est un fait crucial qu’il faut observer avec patience pour arriver à résoudre le problème du langage. L’on sait, par la lettre de janvier 44 à Boris de Schloezer, que le dialogue  avec Paulhan a tourné court. 

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Fermons la parenthèse au sujet des Fleurs de Tarbes, et retournons au brouillon de l’article sur la poésie 33-43. Fondane y résume son désaccord avec Paulhan :celui-ci croit à une “maladie du langage”, tandis que Fondane croit à “une maladie de l’esprit”. Il affirme : “ L’idée qu’on se fait de la poésie est un prolongement de l’idée qu’on se fait de l’homme.” Ensuite Fondane revient sur la question de la liberté. “Paulhan pense que le poète n’estlibre que s’il se donne des entraves”,  écrit Fondane, qui admet l’existence d’entraves,  mais refuse d’admettre que l’entrave soit la liberté. “ Se croire libre n’est pas être libre; c’est même la meilleure manière de n’y jamais parvenir. Ne pas désespérer de la liberté est une chose; croire qu’on est libre parce que l’on roule le roc sans y penser, en est une autre; mais proclamer que rouler le roc, c’est la liberté même – cela est encore pire que le mal lui-même !”  Il est vrai que la poésie est “un art, une façon de faire, unfaire”. Mais l’on ne peut ni se limiter au faire, ni y renoncer, car ce serait renoncer à la poésie FAITE.

            Tentant de cerner “le mérite de la génération 33-43”,  Fondane constate qu’il consisterait à avoir renversé les critères de la génération précédente ( celle du surréalisme triomphant), réintroduisant “l’affectivité, un contact avec l’homme et les choses, une bribe de chanson.” Mais, ajoute-t-il, elle a gardé le pire de son héritage : l’horreur du langage et du rythme. Cette poésie, selon Fondane, aurait une apparence de mauvaise traduction d’un langage étranger. En somme, elle fait de la poésie tout en se refusant au poème. Car il existe d’autres entraves que celles de la rime et du vers, il y a  celles de la clarté, de la cohérence, et surtout il y a le rythme, les exigences de l’oreille.

Cette  question du rythme poétique est chère à Fondane, elle est capitale à ses yeux. Il la reprend quelques mois plus tard, dans le brouillon de son article sur Bachelard destiné aux Cahiers du Sud. [14] Après avoir opposé Bachelard, qui  privilégie l’image et le rêve, à Paulhan qui voit dans le lieu commun la source du langage littéraire, il interroge : “Entre Paulhan et Bachelard, quel choisirais-je?” – Ni l’un ni l’autre, assurément. Car Fondane ne peut non plus rejoindre la position de Bachelard, pour qui l’image est l’élément essentiel de la poésie. Or, pour Fondane, “la poésie demeure essentiellement ce qu’on ne peut pas traduire. – Et ce sont ces éléments intraduisibles qui sont les éléments poétiques premiers.” En effet, la métaphore véritable ne peut être séparée de son rythme ni de ses mots. Et les mots, rappelle Fondane, ont “leur légèreté, leur poids, leur longueur, leur son, leur tonicité, leur capacité de résonance et de suggestion.” D’ailleurs, des notes au bas de la page de ce brouillon nous font comprendre que Fondane avait l’intention de développer ces réflexions sur la traduction poétique, sur le rythme et la rime. Déjà dans une note de 1933 publiée dans les Cahiers du Sud, [15] où il critique vivement la traduction faite par Roger Vailland de l’Ulysse de Voronca, l’on peut lire : “l’esprit qui a présidé à cette traduction me semble des plus navrants : il suppose que le vers moderne n’est qu’une prose frelatée, et guère des rythmes obscurs, des similitudes savantes, des obstacles invisibles, bref toute une technique obscure qui, pour être libre de toute domesticité, imposée, n’en n’est pas moins assujettie à des nécessités internes.”


L’esthétique d’Ulysse

En somme, Fondane reproche à la génération de 33-43  d’avoir :

“ fui les difficultés du métier, de  s’être dérobée aux responsabilités, d’avoir donné son  mépris à l’excellence, à la perfection, au fini, à la cohérence : elle a fait de la poésie et s’est refusée au poème.” L’on est surpris :Fondane lui-même n’a-t-il pas exprimé son mépris pour la perfection et le fini?

En effet Fondane ajoute qu’il a lui-même défendu ces idées. Mais il s’agit ici de l’éternel conflit qui anime sa poétique. D’une part, le poète est conscient de l’impossibilité de jamais pouvoir mettre un point final à son poème; il éprouve le besoin de recommencer à l’infini tout ce qu’il écrit. Et cet inachèvement se thématise dans sa poésie elle même :

“Avais-je le temps de le finir?”

            D’autre part,  en 1939, sentant approcher la guerre et songeant à sauver de la destruction certains de ses manuscrits, Fondane écrit à Georgette Gaucher [16] qu’il ne peut tout de même pas lui “adresser des kilos de papier provisoire”. Il ne peut supporter l’idée que paraisse “ une chose pas tout à fait achevée”.

Et dans sa dernière lettre du 20 janvier 1944 à Boris de Schloezer, il évoque encore la nécéssité de recommencer sans cesse tous ses livres, rappelant que sur le manuscrit de son Ulysse,  il avait écrit : “ édition sans fin.” [17] Il ajoute : “heureusement qu’il y a les revues, l’édition et la mort, en fin de compte,  pour mettre un terme (provisoire) à ces travaux de  Sisyphe.” [18]

C’est à la fin de son Baudelaire que Fondane s’exprime  nettement, développant sa propre philosophie de la liberté et des entraves poétiques. Dans cette belle formule de “l’esthétique d’Ulysse”, - oscillant entre les deux pôles de la “trouvaille” et du “métier acquis”, -   il réunit les tendances inconciliables qui se combattent en tout poète : tenter de dépasser les limites du langage poétique, tout en ne refusant pas cet artefactum qu’est le poème [19].

En somme, la liberté poétique, ainsi que l’a définie Fondane dans le brouillon de 1943, c’est “le droit et le devoir d’être ce que l’on est.” Et l’on pense à une affirmation de Robert Desnos à la même époque : “ce n’est pas la poésie qui doit être libre, c’est le poète.” (Etat de veille,1943) ou encore : “au-delà de la poésie il y a le poème, au-delà de la poésie soumise il y a la poésie imposée, au-delà de la poésie libre il y a le poète libre.” (Réflexions sur la poésie, 1944). Si Mallarmé ou Rimbaud ont le droit d’être obscurs, Fondane, lui, réclame le droit à la clarté et à la cohérence. A travers cette revendication du “droit à la cohérence”, j’entends résonner l’écho d’un autre texte de Fondane de la même année 1943, destiné à une anthologie poétique qu’avait projetée Francis Dumont pour les éditions Calmann-Lévy, et qui ne vit jamais le jour. Dumont publia toutefois en 1959 dans la revue Evidences [20] un article sur Fondane où il reproduisit la notice de présentation que Fondane avait rédigée lui-même en mars 1943 à sa demande, non sans réticence. Au début de cette brève notice, Fondane cite Jean Cassou au sujet de son Ulysse : “ce qui frappe dans ces poèmes, c’est leur manque d’incohérence, cette incohérence à quoi il semble que, si souvent, la poésie actuelle soit obligée, soumise comme à une donnée. (...) son lyrisme dépasse l’incohérence et entraîne le poème vers l’unité du chant.” Suivent quelques phrases où – fait assez exceptionnel - , l’auteur du Mal des fantômes situe sa propre poésie :

“L’univers poétique de Fondane est de nature tragique; point de fuite pour l’homme; le personnage central en est l’immigrant; le flux des choses en fait la toile de fond; le choeur y articule toutes les soifs de l’être. Mais cet univers, par là même que poétique est discours et langage; il ne croit pas à l’innocence de la dictée automatique. Le poète professe, en effet, que la nature n’est pas un fruit délibéré de l’esprit critique, mais celui d’une inspiration poétique seconde.” 

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Pour conclure : ce qui apparaît nettement, c’est que Fondane, en 1943, refuse d’être considéré uniquement comme un “philosophe de la poésie” : il revendique sa place parmi les poètes, parmi les poètes français. En outre, il refuse de tenir compte  des “circonstances”, il n’envisage même pas la difficulté à faire valoir  en 1943 l’oeuvre d’un poète juif. L’obstacle ne semble pas insurmontable à ses yeux, puisqu’il ne l’évoque même pas.

            Rappelons que Jean Lescure n’avait pas hésité à publier des poèmes de Fondane dans Messages en 1942. Et,  pour le protéger, il avait présenté cette publication comme si elle s’était faite à l’insu de l’auteur.( Max Jacob, lui, refusa de collaborer à Messages, ne désirant pas prendre de risques, selon le témoignage de Jean Lescure.) [21]

            En mars-avril 1944, “Au temps du poème” parut dans Poésie 44 de Pierre Seghers, et un mois plus tard,  “Journées de juin”, sous le pseudonyme de  Isaac Laquedem dans L’Honneur des Poètes aux Editions de Minuit. Ce sont les seules publications de poèmes durant ces quatre années de guerre.

Fondane ne cessa de lutter pour sa poésie. Dans une lettre de décembre 1943 à Léon- Gabriel Gros, il mentionne son Mal des fantômes comme “le chef d’oeuvre de sa quarante- cinquième année”. [22] Il avait ajouté dans le brouillon une phrase qui ne figure pas  dans la lettre envoyée : “et ma seule bouée de sauvetage en ce temps où ma vie est tous les jours en péril.” A Jean Ballard, dans sa dernière lettre de janvier 1944, il tente de faire comprendre combien   le rejet de sa poésie lui fut douloureux : “combien pénible de passer pour mégalomane ou pour fou, combien pénible d’avoir à douter de soi.”

Si Fondane admet que les circonstances s’opposent à la publication de certaines séquences du Mal des fantômes, il ne s’y “résigne” qu’à son corps défendant. Et l’on comprend que cette irrésignation qui était sienne, Fondane s’attendait à la trouver chez ses amis.


[1]Publiée dans Le voyageur n’a pas fini de voyager, Paris-Méditerranée, 1996. 

[2] Lettre non datée publiée dans Benjamin Fondane et les Cahiers du Sud, éditions de la Fondation Culturelle Roumaine, 1998.

[3] Henri de Lescoët, poète et traducteur, fonda la revue et les éditions Profil littéraire de la France en 1940. Cette revue accueillit pendant la guerre des écrivains réfugiés en zone libre. Georges Ribemont-Dessaignes, qui était installé dans le Midi depuis 1934, y collabora à partir de 1942. Après la guerre, la revue continua à paraître sous des titres divers : Abordages, Septembre, …

[4] Numéro spécial consacré à Fondane en 1978.

[5] Lettre du 25 août 1943,  aimablement  communiquée par Eric Freedman qui l’a recopiée à la Bibliothèque Doucet.

[6] Ibid.

[7] Cette lettre n’a pas été retrouvée. Il existe une autre lettre de Fondane à Eluard : datée d’octobre 1942, elle remercie Eluard de l’envoi de Poésie et Vérité et lui propose de le rencontrer. ( mentionnée dans L’Intelligence en guerre, catalogue des librairies La Palourde et Vignes, Nîmes-Paris, 2001.)

[8]S’il s’agit  effectivement d’extraits de ce même article,  - car ils s’y rattachent par les thèmes

abordés - , il faudrait en déduire que le texte définitif, plus élaboré, commençait par une introduction historique. En effet, Fondane y parle tantôt de “la révolution copernicienne de Rimbaud”, tantôt de Dada et de Tzara, et fait une critique de l’écriture automatique; ailleurs il nous livre des réflexions sur la nature de la poésie. Ces textes ont été publiés dans :  Septembre mars 1951 , dans   Abordages, été 1951, et dans Profil littéraire de la France, premier trimestre 1959.

[9]Dans une lettre de janvier 44 à Boris de Schloezer, qui l’interroge sur la jeune poésie française, Fondane répond qu’il “accorde des chances à Pierre Emmanuel malgré sa fécondité et à Guillevic qui est, de beaucoup le plus dense.” Il ajoute : “je ne ferai pas de folies pour Aragon, quoique ce soit là une très forte personnalité.”

[10] Voir e.a. la lettre de juin 1939 à Raymond Queneau publiée dans le Cahier no 6.

[11] Cet exemplaire se trouve dans le Fonds Gadoffre de la Bibliothèque de Marne-la-Vallée.( voir Cahier Benjamin Fondane, no 4. 

[12]Fonds Paulhan , Bibliothèque de l’IMEC. Lettre communiquée par Claire Paulhan, à qui nous exprimons notre gratitude.

[13] Les relations entre Fondane et Paulhan remontent apparemment au début des années 30. Nous avons retrouvé une lettre de Fondane à Paulhan à propos d’un compte rendu   de  Raymond Schwab au sujet de Rimbaud le voyou publié dans La N.R.F. en mars 1934.

[14] Ce texte est mentionné dans le Cahier no 4 : M.Jutrin, “Fondane lisant Bachelard en 1943”.

[15] Cahiers du Sud , no 154, 1933.

[16] Poétesse française que Fondane rencontra en 1936 lors de son voyage vers l’Argentine.Voir Cahier Benjamin Fondane no 1.

[17] En effet , sur le manuscrit, il a barré les mots : “édition définitive”, pour les remplacer par : “édition sans fin”.

[18] Lettre conservée dans le Fonds Boris de Schloezer de la Bibliothèque Louis-Notari de Monaco.

[19] Voir notre article : “Benjamin Fondane et l’esthétique d’Ulysse”, dans : L’Oeuvre inachevée, Op.cit, Revue de littérature française et comparée, Presses Universitaires de Pau, 1999.

[20] “Un inédit de Benjamin Fondane”, Evidences, no 78, juin-juillet 1959.

[21] Voir dans Europe, mars 1998, l’entretien de Jean Lescure avec Monique Jutrin : “Un auteur-clé de notre réflexion.”

[22] Publiée dans Benjamin Fondane et les Cahiers du Sud, op. cit.