SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Benjamin Fondane devant l'histoire N° 14

Benjamin Fondane et Jacob Groper

Roxana Sorescu , traduit par Carmen Oszi

La date du 1er mai 1914 est actuellement retenue comme celle des débuts poétiques de B. Fundoianu, lorsqu’il signe de ce pseudonyme le sonnet Dorm florile (Dorment les fleurs), dans un périodique de Jassy, Valuri (Vagues). D’autres textes, Noapte de vară (Nuit d'été), Peste ape (Au-dessus des eaux)[1], Creaţie (Création)[2], signés I.G. Ofir, ainsi que Cîntare (Ode)[3], signé I. Haşir, ont conservé un statut ambigu. Certains chercheurs attribuent les pseudonymes Ofir et Haşir au futur poète Fundoianu, d’autres estiment qu’ils appartiennent au poète Iacob Groper. Paul Daniel, beau-frère de Fundoianu et éditeur de sa poésie, considère les deux premiers titres cités comme des traductions de poèmes de Groper qu’il signe I. Ofir (sic!) – pseudonyme qui aurait appartenu au jeune Beniamin Wechsler, tandis que le poème de la revue Absolutio, signé Haşir, serait une création originale.[4]

Une recherche plus approfondie des années de formation du futur poète B. Fundoianu mettra au premier plan sa relation avec Iacob Groper, relation qui pourrait éclaircir la question des pseudonymes et  des premiers textes signés  Beniamin Wechsler.

Iacob Groper (1890 -1968)[5] fut le seul poète de Roumanie qui, d’après mes recherches, écrivit exclusivement en yiddish, bien qu’il connût parfaitement la langue roumaine. En 1934 apparut son unique recueil publié en Roumanie, În umbra unei lespezi (A l'ombre d'une pierre tombale) (60 pages en petit format), contenant des poèmes écrits en yiddish (avec des caractères hébraïques). Après la guerre, quelques-uns de ses textes furent inclus dans Antologia poeziei evreieşti noi (Anthologie de la nouvelle poésie juive)[6]. L’ensemble de son œuvre fut publié par Eliezer Frenkel en 1974 à Ashkelon. Marcel Marcian lui dédia une étude, Legendă la strada Iacob Groper din Askelon (Légende dans la rue Jacob Groper à Askelon) (Askelon, 1980), où l’on peut trouver des détails biographiques ainsi qu’une évocation de sa personnalité.

Groper était un personnage  hors du commun parmi les intellectuels de Jassy – un vrai érudit, spécialiste de  l’histoire et de  la littérature des Juifs de Roumanie et de Pologne. Extrêmement exigeant, il ne s’empressait pas de publier ses poèmes. Il menait une existence frugale, pareille à celle d’un indigent ; pourtant, après sa mort, il laissa suffisamment d’argent pour instituer une bourse portant son nom.

Iacob Groper remplit probablement le rôle d’un frère aîné dans la formation de Benjamin  Wechsler jusqu’à l’âge de 17-18 ans. Pour Fundoianu, cette influence fut peut-être aussi importante que celle de ses intenses lectures, à cette époque. Après 1917, une certaine froideur apparaît dans leurs relations. Le récit de leurs relations est narrée par Fundoianu dans Cuvinte despre un prieten (Paroles à propos d'un ami)[7] paru dans Lumea evree (Le Monde juif), le 1er novembre 1919 (republié le 11 novembre dans Mântuirea (Le Salut) « quotidien national juif » dirigé par A.L. Zissu.[8] L’article ayant paru à la veille de son 21e anniversaire, on peut le considérer comme le premier témoignage autobiographique d’un jeune homme qui fait le bilan de son évolution intellectuelle.

Au cours de l’année 1919, entre août et octobre, paraissent dans Mântuirea une série de chroniques de Gala Galaction[9], collaborateur fidèle du journal, intitulée Ghetto cultural (Ghetto culturel), dédiée à la culture juive en Moldavie. Cette série commença par une chronique consacrée exclusivement à Iacob Groper[10]. Les textes de Galaction étaient publiés en alternance avec ceux du jeune Fundoianu, qui intitula sa série Iudaism şi elenism (Judaïsme et hellénisme), sa première étude d’anthropologie culturelle comparée. C’est l’époque où le jeune Fundoianu développa un style précipité, d’urgence intellectuelle, dans son approche de la spiritualité et la culture judaïques. Est-ce un hasard si  ses articles traitant d’autodéfinition identitaire recoupent ceux de Galaction, centrés sur la personnalité de Groper, l’initiateur dans la spiritualité judaïque du jeune Wechsler ? Galaction se déclare d’ailleurs un admirateur fervent de Groper :

 

« J’ai lu ses poèmes dans la traduction roumaine, la plupart du temps très intéressante et fluide, mais qui n’est assurément pas à la hauteur de l’original.[11] Sous cet habit emprunté j’ai pu trouver des images, un  élan, une force d’évocation et un firmament comme un cadeau plein de lumière – signes des vrais talents. Je me suis proposé, pour l’amour de ce poète, de lui demander l’original en yiddish en espérant le comprendre [...]

Pour le moment, Iacob Groper, considéré par le grand Bialik comme un poète qui fait honneur à la langue yiddish partout dans le monde, vit parmi nous, en train affronter les vicissitudes de la vie, aujourd’hui plus prosaïque que jamais [...] Iacob Groper assouvit sa soif avec la rosée des fleurs, se nourrit du scintillement des étoiles et s’offre de grandioses festins avec les secrets de l’infini. »[12]

 

La série de chroniques Ghetto cultural constitue l’un des premiers recueils dédiés au mouvement culturel juif en Roumanie :

 

« Ce n’est que récemment que les Juifs de Roumanie ont acquis le sentiment d’être suffisamment libérés et solidaires entre eux pour oser entamer un mouvement culturel qui leur soit propre. Jassy, ville où ont été fondés plusieurs courants littéraires d’envergure qui ont marqué la culture roumaine, a représenté aussi pour les Juifs un centre d’effervescence et de rayonnement culturel. [...]

A ma connaissance, les intellectuels juifs de Jassy ont commencé à se rassembler pour une réflexion et une prise de conscience sur leur condition dans le cercle de Toynbeehall, grâce à l’obstination et au zèle de l’érudit rabbin Dr. Niemirower. Parmi les participants à ces réunions, on trouve plusieurs collaborateurs enthousiastes du Dr. Niemirower, qui se sont activement engagés dans ce travail de renaissance culturelle : Dr. Lipps, Dr. Burştin, Şaraga, Madame Schoenberg, A.L. Zissu, le poète Iacob Groper et d’autres.

De cette passion et de cette implication spirituelle dans les débats de Toynbeehall est né en 1914 le mouvement et le groupe autour de la revue Licht. » [13]

 

Fundoianu donnera la réplique aux chroniques de Galaction dans l’article Cuvinte despre un prieten (Paroles à propos d'un ami). Quelque chose a dû irriter le jeune symboliste dans l’approche de la question juive par Galaction. Bien qu’il ne précise jamais l’objet de son mécontentement, il n’est pas difficile d’en soupçonner la cause : le ton sentencieux et l’excès de sentimentalisme du prêtre Galaction,  évoquant l’atmosphère du début du siècle au nord de la Moldavie, l’état idyllique des écoles religieuses hébraïques, ainsi que la comparaison entre la poésie de Groper, toujours présent dans les évocations de Galaction, et l’atmosphère chargée d’un lyrisme nostalgique propre aux écrivains moldaves. Fundoianu est courtois, mais cassant : le bienveillant prêtre ne connaît pas vraiment l’œuvre de Groper, et la description de l’ambiance est plutôt subjective qu’objective :

 

« Je suis en train de lire attentivement et – avec un grand plaisir les articles de notre ami Galaction sur Groper. Galaction cache sous sa phrase épique, sous son style dur et impitoyable – un lyrique. Passant à côté de Groper – et comme les chansons de celui-ci s’ouvraient comme autant de pétales – il s’arrêta ému pour les écouter. Qui écoute les vagues innombrables, tout ce que la feuille tait et tout ce que le silence dit ? Ayant lu peu de Groper, l’ami Galaction reste plongé dans un grand trouble ; tout comme après un son unique échappé d’un clavier vibrant.

          Prétextes … Donnant ce titre à des œuvres critiques, André Gide trouva le titre le plus intelligent depuis les mémoires de Goethe :  Dichtung und Wahrheit [14]. Goethe avait senti avec acuité qu’à l’automne de sa vie, il ne pourrait pas la raconter en la reprenant à son commencement avec comme unique exigence celle de respecter la vérité. C’est pourquoi il avait ajouté : “ et poésie ”. C’est-à-dire “ falsification ” ou “ distorsion ”. Notre raison n’accepte la réalité qu’en tant que représentation – et la représentation est une distorsion de son objet. Dans le titre même de son ouvrage critique, Gide explique : “ Je n’écris pas sur vous. J’écris sur moi-même ”. En lisant les articles de Galaction à propos de Groper, j’ai lu ce que Galaction écrivait sur lui-même. »[15] 

              

Ajoutons  que Fundoianu écrira encore d’une manière très élogieuse sur Galaction et que celui-ci ne sera pas blessé par l’insolence du jeune homme. Il le soutiendra même dans Un Veniamin cutezător (Un Benjamin courageux),  publié dans Adevărul literar şi artistic (La Vérité littéraire et artistique), le 26 juin 1921.

 

Fundoianu a ainsi l’occasion à 21 ans de récapituler ses débuts littéraires. Son article révèle quelques aspects essentiels de sa relation avec Groper, mais non la vérité toute entière. Les deux poètes se sont probablement rencontrés  au cours de l’automne 1911, dans la salle de conférences Toynbee.

 

« J’ai connu Groper – à Toynbeehall[16] à Jassy – lors d’une soirée dans une salle minable, dont le public peu nombreux, avait été chassé par la pluie. C’était l’automne et Groper lisait des vers. Je connaissais le yiddish comme Galaction aujourd’hui. Et j’ai eu soudain l’intuition que derrière la chaire où Groper lisait mal et de façon si monotone – une révélation avait lieu. »

 

          Le moment de leur rencontre est essentiel : Wechsler venait d’avoir 13 ans et écrivait des vers depuis l’âge de 8 ans, Groper avait 21 ans. Aucun d’eux n’avait encore rien publié à cette date. Tous  deux feront leurs débuts littéraires en 1914, Groper dans la revue Licht (Lumière) et Fundoianu dans la revue Valuri (Vagues).

          Entre 13 et 16 ans se produit probablement la configuration des formes de pensée caractéristiques du futur poète. Cette période d’éclosion est tourmentée, non-conformiste, et singulière.

 

« C’était à l’époque où je cherchais ma voie, surpris de ne découvrir derrière moi aucun passé ; de par mon tempérament, je recherchais une tradition. J’avais besoin d’une rive rocailleuse et accidentée d’où lever l’ancre. J’avais besoin d’un père, d’une tradition, d’une hérédité. Là se situe le rôle de Groper, qui connaissait avec ferveur la tradition et la pratique religieuse. […].

Groper m’a pris par la main et m’a mené vers le portrait de mon aïeul : Benjamin Schwarzfeld. J’ai compris que là était la tradition. Je suis revenu aux origines et à la Bible. Je suis revenu immédiatement, non au sionisme, mais au judaïsme. Le sionisme n’est qu’une finalité politique. Le judaïsme, une finalité vitale. Le sentiment avait fini par convaincre la logique (ce qui ne veut pas dire que j’aie cessé d’être un sophiste). »

 

Afin de renforcer la conscience de la tradition spirituelle judaïque chez l’adolescent précoce qu’est Wechsler, Groper l’incite à un dialogue continu, en l’obligeant à se définir, à justifier ses opinions, et l’oriente vers la traduction des textes de la littérature yiddish.

 

« Le dialogue est conditionné par l’existence de deux individus différents – de deux différences. Au moment où l’un d’eux pense ce que l’autre pense aussi – le dialogue touche à sa fin. Groper fut et reste toujours un sentimental. Un humaniste. Son âme avait le don de transfigurer. La souffrance humaine avait trouvé en lui un interprète susceptible. Il aspirait à une grande transformation sociale. L’incertitude des possibilités ne lui faisait pas peur. Il vivait dans l’illusion que la révolution mènerait à la diminution de la souffrance. Issu de la race des créateurs de la religion monothéiste, il nourrissait sans le savoir des illusions. Peut-être favorisent-elles l’activité. Dans le dialogue, son interlocuteur c’était moi, le sophiste. »

 

          Aujourd’hui on désigne comme paradoxale la pensée qui admet la validité de vérités contradictoires et on la considère comme capitale pour le développement de la mentalité moderne. La fascination du paradoxe reste essentielle pour Fundoianu, comme pour Fondane, qui témoignera toujours d’une conscience ironique. [17]

Avec un sophiste, le dialogue peut être infini car il soutient la coexistence de vérités contradictoires. Le jeune sophiste approfondit avec diligence la technique de l’argumentation et apprend à se situer dans sa confrontation avec les problèmes de l’existence. C’est avec Groper que Fondane  commença son apprentissage de critique littéraire et de penseur existentiel. Et comme la culture philosophique et littéraire de celui-ci était tout à fait remarquable, son jeune interlocuteur devait emboîter le pas et lire avec frénésie. Toutefois le jeune apprenti tint à se délimiter et refusa le sentimentalisme et l’exaltation émotionnelle, qui seront  absents de son œuvre future.

 

« Je lui ai proposé de traduire ses vers en roumain. Groper m’a aidé. Il m’a aidé également à traduire des textes de Reisen[18], Bialik[19] et Schneyur[20] pour Hatikvah[21]. Voilà comment j’ai connu Groper. Plongé dans une permanente impossibilité matérielle de créer. Il avait toujours l’air d’un écolier studieux sur les bancs d’une Yeshivah[22]. Groper aurait pu vivre des années isolé parmi des rayons de livres. Son intelligence avait besoin de textes pour apprendre l’araméen ou le chaldéen. »

 

Les premiers textes publiés par le futur poète sont sans doute des traductions de Groper. Le pseudonyme l’indique  d’une manière évidente : I.G. Ofir. I.G.= Iacob Groper Ofir, de même que  Haşir utilisé plus tard, sont des noms hébraïques. Ofir est le nom d’une ville citée plusieurs fois dans la Bible, et apparaît le plus souvent dans l’expression « l’or d’Ophir ». Fondane utilise aussi ce nom dans le poème Psalmul Sulamitei (Le Psaume de Sulamite).[23]  Hashir  signifie en hébreu “ chant ” » ou “ poème ”.

 

En 1912, au moment où les deux amis font leurs débuts littéraires sous un pseudonyme commun, aucun d’entre eux n’avait encore rien publié. Le pseudonyme commun, du type A. Mirea, comme dans le cas des poètes Anghel şi Iosif, cache l’impossibilité de délimiter la contribution de chacun des auteurs impliqués dans la création. On peut supposer que le rôle de Groper,  intellectuel accompli et mentor, fut plus important : il a proposé les textes en yiddish, il a aussi choisi probablement le pseudonyme et a dû l’aider dans la traduction. Pourtant le texte roumain porte d’une manière évidente l’empreinte du jeune versificateur Wechsler. Celui-ci subissait à cette époque l’influence profonde d’Eminescu : il avait lu d’Eminescu non seulement les recueils publiés de son vivant, mais aussi les poèmes posthumes publiés en 1902 par Nerva Hodoş.[24] Pendant ses années d’activité littéraire en roumain, ses  modèles, ses affinités électives, seront : pour la poésie, Francis Jammes ; pour le poème en prose, les premiers poèmes en prose d’André Gide ; pour le commentaire littéraire, l’impressionisme chargé de poétique personnelle de Remy de Gourmont.

 

Dès son enfance, les auteurs envers lesquels il ne ressentait pas de résonance lui restaient étrangers, impossibles à assimiler, même s’ils étaient imposés par le programme scolaire. Dans une page de son Journal, publié par Paul Daniel, Fundoianu se souvient avec humour de la scène où sa remarquable mère, lectrice de Goethe, de Heine, de Lenau, de Coşbuc, de Bolintineanu et d’Alecsandri, se rendit à l’école) pour s’intéresser aux  progrès de son fils. Elle le trouva puni, agenouillé au premier pupitre parce que il s’obstinait dans le refus d’apprendre par cœur Semănătorii (Les Semeurs) d’ Alecsandri. Gênée, la mère commença à le réciter à la place de son fils récalcitrant :

 

Semănătorii harnici, cu sacul subsuoară,

Păşesc în lungul brazdei pe fragedul pămînt.[25]

 

Son attitude envers Eminescu est fort différente. Eminescu fut une passion, et quand le jeune Wechsler commença rédiger des poèmes, c’est comme Eminescu qu’il voulut écrire. Même quand il traduisit les vers de Groper,  il  était encore marqué par Eminescu.

 

Peste ape    [Au- dessus des eaux]

 

Peste ape nici un zgomot

Şi copacii dorm uşor,                                          

Te aştept să vii, iubito,

Printre florile ce mor.

 

Dintre roze şi liane

Surîzînd te văd venind,

Şi întind a mele braţe...

Vai, fantomele din gînd!

 

Ai uitat acele zile,

Nu ţi le-aminteşti, o ştiu!

Peste apele în murmur

Cerne pace de sicriu.

 

                              N-o să vie, n-o să vie!

Spune codrul înţelept,

Si eu stau la ţărm de ape

Şi aştept. Ce mai aştept?

 

[…]

 

Peste ape  nici un zgomot,

Nici o şoaptă de zefir,

Nu se bate-n depărtare

Nici o frunză, nici un fir.[26]

                                                       I.G.Ofir

 

          La preuve absolue certifiant qu’Ofir est un pseudonyme commun aux deux poètes est fournie lors de la republication du texte dans une traduction revue – où cette fois le nom de l’auteur et celui du traducteur sont mentionnés séparément :

 

Peste ape   [Au-dessus des eaux]

(Romanţă)  [Romance]

 

Peste ape  nici un murmur

Şi copacii dorm visînd

Printre florile grădinii

Vin, iubito, surîzînd

 

Dintre palidele roze

Te desprinzi şi mă dezmierzi,

Dar cînd braţu-ntind spre tine

Tu te mistui şi te pierzi.

[…][27]

 

Iacob Groper, Trad. de B.Wechsler

 

          Les différences entre la première et la deuxième version du texte montrent dans quelle mesure fut dominante la contribution du traducteur. Elles prouvent aussi que le traducteur resta persistant dans son usage des images, des musicalités et de l’atmosphère des romances eminesciennes. Les autres traductions, elles aussi influencées par Eminescu, bien que dans une moindre mesure, témoignent encore de la symbiose existant entre l’auteur et le traducteur.

 

Noapte de vară  [Nuit d'été]

 

Peste bolţi pluteşte luna cu zîmbirile amare,

Podobeşte cu arginturi unde raza şi-a trimis,

Înfăşoară cu seninuri şi cu pace armonia

Şi presară peste arbori vraja tainică de vis.

 

Somnoros priveşte satul prin mărunte ferestruice

Şi pădurea înfiripă visul anilor apuşi,

Teiul parcă mai ascultă ale iernii vînturi repezi

Şi de-a nopţii fricoşare crengile în jos şi-a dus.

[…][28]

I [Au sommaire : I.G.Ofir] 

 

Creaţie   [Création]

 

O singură rază! O singură clipă

Şi moară-n amurg universul,

Din marea de soare un strop pe aripă

Şi prins pe vecie e mersul.

 

Din jarul luminii furare-aş scînteia

Şi sclavă e noaptea de gheaţă,

Un fulger în minte: creată-i ideea,

O rază : şi-i iar dimineaţă.[29]

 

                                               I.G.Ofir

 

Deux années plus tard, le poème signé I. Haşir (pseudonyme utilisé une seule fois) est probablement aussi le fruit de la collaboration des deux poètes. Le traducteur imite cette fois-ci St. O. Iosif.

    Cîntare  [Ode]

 

Un cîntec primăverii voi să-i cînt

Brodat din zori, azur şi viorele

Ca ochii-nseninaţi ai dragei mele,

Ca sufletu-i senin, duios şi blînd.

 

Să-l cînt în zile triste spre-nserare

Cînd ramurile veştede se zbat

Şi apa stă să-ngheţe lîngă vad,

Cuprinsă de o rece-nfiorare.

[…][30]

                                                                                   I.Haşir

 

Deux mois plus tard paraîtront à Jassy, dans la revue Versuri şi proză (Vers et prose), deux petits portraits  signés F. : Jules Brun[31] et Octav Băncilă[32]. Au mois de mai, dans le même numéro de la revue Valuri (Vagues), paraîtront les textes Dorm florile (Dorment les fleurs), signé Fondoianu, et Idilă (Idylle), signé Fundoianu – cette petite variation dans le pseudonyme nous fait soupçonner qu’il s'agit d’une première utilisation de ce pseudonyme et que la variante est une coquille.

Outre les textes que nous venons de citer, B. Wechsler publia encore deux traductions du poème : Nocturna proletarului (Nocturne du prolétaire), de Groper : la première (Hatikvah, no. 8, 5 octobre 1915), dans le style de Coşbuc, à qui il emprunte la métrique utilisée dans Noi vrem pămînt (Nous voulons de la terre) ; et la deuxième, quelques années plus tard,  reprenant la métrique du poème Nervi de primăvară (Asthénie de printemps), à Bacovia[33] (Mântuirea, No 27, 19 février 1919). Notons qu’à partir de 1916, il se déclara symboliste. En suivant les influences stylistiques subies, dans ses traductions des poèmes de Groper, on peut retracer le parcours intellectuel de Fundoianu : d’Eminescu à Bacovia, avec un petit détour par St. O. Iosif et G. Coşbuc.

 

Selon son propre témoignage, à l’origine des autres traductions que Fundoianu fait du yiddish, se trouve toujours Groper. Il est fort probable que Groper lui-même  choisissait les textes et l’aidait à bien en saisisr le sens. Nous ne disposons pas de sources pour apprécier le niveau  acquis par Fundoianu dans la compréhension du yiddish, et ignorons s’il faisait d’autres lectures dans cette langue en dehors des textes qu’il avait traduits. Après la fin de la symbiose poétique avec Groper, Fundoianu n’a plus traduit d’autres poèmes du yiddish ; il s’est contenté de remanier d’anciennes traductions et de  les republier. Il a traduit surtout Chaim Nachman Bialik, considéré à cette époque comme  le plus éminent représentant de la poésie hébraïque moderne : Lied de dragoste ( Chanson d'amour), Hatikvah, 25 octobre 1915, republié dans  Hasmonea, 1923, No 8-9, janvier-février ; Cînd n-oi mai fi (Quand je serai mort), Hatikvah, 25 octobre 1915, republié dans Rampa, 31 juillet 1921 ; În iarbă ( En herbe ), Hatikvah, 5 avril 1916, repris dans Mântuirea, 3 février 1919 ; Lumina (La lumière) Hatikvah, 6 mars 1916, repris dans Hasmonea, 1923, No 8-9, janvier-février.

Parmi d’autres poètes traduits par Fundoianu on trouve : A. Reisen, Lied, Hatikvah, 6 février 1916, repris dans Mântuirea, 20 février 1919 ; Ghetto, Hatikvah, 7 juillet 1915, repris dans Rampa, 27 juillet 1921 ; S. Frug, Ca lacrima-i limpede cerul, (Le ciel est limpide comme une larme), Hatikvah, 29 juillet 1915 ; Moris Rosenfeld, Poporului meu (A  mon peuple), Hatikvah, 8 mai 1916 ; Z. Schneyur, O piatră, (Une pierre), Hatikvah, 15 septembre 1915, repris dans Rampa, 23 juillet 1921. 

On voit bien que B. Wechsler traduit du yiddish pendant les premières années de son activité poétique, entre 1915 et 1916, publiant ses textes notamment dans Hatikvah, la revue des étudiants juifs qui paraissait à Galaţi. Ce fut probablement la période de collaboration intellectuelle la plus étroite avec Iacob Groper.

Le 2 janvier 1916 paraissaient dans Hatikvah trois Sonnets bibliques (Eva, L'échelle de Jacob, Moïse),[34] signés F. Benjamin. A cette même époque Groper écrivait son nouveau cycle de poèmes, Biblice (Bibliques), dont une grande partie étaient des sonnets. On aurait pu supposer que les textes signés F. Benjamin seraient inspirés par les poèmes de son ami, ou qu’il s’agirait d’une traduction libre. Or, une comparaison entre les sonnets de Fundoianu et ceux  de Groper dans l’édition d’E. Frenkel, montre qu'une telle supposition est invraisemblable : en dehors de leur thématique biblique commune, il n’existe aucune ressemblance.

 

Dans Hatikvah est publiée aussi une traduction d’un texte important pour la spiritualité judaïque,  la légende dramatique en quatre actes Dybuk de An-sky.[35] Signée B. Wechsler, elle apparut dans chaque numéro de la revue, au cours de toute une année, entre 27 juin 1922 et juillet-août 1923, à une période où la relation entre Iacob Groper, resté à Jassy, et  Fundoianu, qui venait de s’installer à Bucarest, s’était refroidie. Cela dénote qu’entre temps, Fundoianu maîtrisait suffisamment le yiddish que pour se lancer dans la  traduction d’un texte si difficile. En 1922, Fundoianu fonde le théâtre d’avant-garde Insula (L’Île), en collaboration avec sa sœur aînée, Line, qui était actrice, et son beau-frère, Armand Pascal, metteur en scène. Visait-il une éventuelle mise en scène de cette légende fondée sur d’anciennes croyances et rites judaïques ? Si tel est le cas, Dybuk aurait été la représentation avant-gardiste d’un texte à valeur archétypale. Pensait-il, à réunir ces  deux tendances contradictoires dans un seul spectacle ? Cette traduction peut susciter de nombreuses spéculations. Cette version roumaine intégrale du Dybuk témoigne d’une bonne maîtrise de la langue, et on peut affirmer qu’il s’agit d’un travail d’écrivain accompli. Peu de temps après la publication de ce texte, Fundoianu partira pour Paris ; il n’aura plus le temps de le mettre en valeur. Vu que le texte a paru dans une publication de province au tirage restreint, cette traduction n’a pas attiré  à ce jour l’attention des exégètes de l’œuvre de Fundoianu.

 

Pourquoi les relations entre Wechsler, devenu Fundoianu, et Groper se sont-elles refroidies, après 1916-1917 ? Question à laquelle on ne peut répondre que par des hypothèses. Une  réponse pourrait être que Fundoianu avait déjà dépassé l’approche littéraire de Groper. D’après les traductions publiées entre 1915 et 1916 par Fundoianu, G. Poria, Enric Furtună[36], Barbu Nemţeanu[37] – Groper est resté un romantique sentimental (que V. Nemoianu[38] aurait taxé de style Biedermeyer) doublé d’un révolté social du genre prophétique. Fundoianu avait déjà dépassé cette étape ; il découvre le symbolisme, se trouve dans la sphère d’influence littéraire de Ion Minulescu[39], devient un fervent arghezien[40], et développe un autre genre dans sa propre écriture : un style descriptif, dépourvu de sentimentalité, légèrement nostalgique, selon le modèle de Francis Jammes, sa nouvelle idole littéraire.

 

 

Traduction de Carmen Oszi, d’après un article paru dans Observator Cultural, 12 et 18 nov. 2009.

 


[1] Publié dans la revue Floare-albastră (La Fleur bleue), Iaşi, 15 juin 1912.

[2] Floare-albastră, Iaşi, 15 juin 1912.

[3] Absolutio, Iaşi, 25 janvier 1914.

[4]  Selon le tableau chronologique du volume B. Fundoianu, Poezii, Editura Minerva, Bucureşti, 1983.

[5] Né à Mihăileni (Botoşani), il resta en Roumanie jusqu’en 1964, et émigra en Israël, où il vécut à Ashkelon.

[6] Antologhie fin der naier idişer dihtung, Iaşi, 1945.

[7] Reproduit dans B. Fundoianu, Iudaism şi elenism, édition annotée par Leon Volovici et Remus Zăstroiu, Edit. Hasefer, Bucureşti, 1999 ; dans sa traduction française, ce texte est inclus dans  Entre Jérusalem  et Athènes. Benjamin Fondane à la recherche du judaïsm. Textes réunis par Monique Jutrin, Lethielleux, Parole et Silence, 2009.

[8] A.L. Zissu (1888-1956), publiciste, écrivain, idéologue et leader sioniste, directeur de Mântuirea (1919).  Adolescent, Fundoianu le connut à Jassy,  et  resta en relation avec lui après s’être établi en France. (NDT)

[9] Gala Galaction (1879-1961). Membre du clergé orthodoxe et théologien, écrivain et journaliste de gauche, il fut l’un des promoteurs de la tolérance face à la minorité juive. (NDT)

[10]  Gala Galaction, Iacob Gropper (sic), Mântuirea, 17 août 1919, p. 1.

[11] Traduction des poèmes de Iacob Groper par G. Poria.

[12] Gala Galaction, Iacob Gropper (sic), Mântuirea, 17 août 1919, p. 1.

[13] Gala Galaction, Ghetto cultural II, Mântuirea, 20 septembre 1919, p. 1.

[14] « Poésie et vérité ».

[15] Mântuirea, 11 novembre 1919, p. 1.

[16] Toynbeehall, Centre culturel juif de Jassy, d’après le modèle londonien, créé en 1884 à la mémoire d’Arnold Toynbee.

[17] Voir Roxana Sorescu, « La conscience ironique : un pont jeté entre Fundoianu et Fondane », Euresis, automne-hiver 2008.

[18] Abraham Reisen (1876-1953). Poète et prosateur de langue yiddish originaire de Russie.

[19] Haïm Nahman Bialik (1873-1934). Poète de langue hébraïque moderne, qui écrivit aussi en yiddish. Fondane traduisit  plusieurs de ses poèmes.

[20] Zalman Schneyur (1887-1959). Poète et prosateur de langue yiddish et hébraïque originaire de Russie.

[21] Hatikvah : revue culturelle d’orientation sioniste, publiée à Galatz. Fondane y publia en 1915, sous le nom de B. Wechsler, ses traductions de poèmes du yiddish.

[22] Yeshivah : école talmudique.

[23] Selon Monique Jutrin, Benjamin Fondane ou Le Périple d’ Ulysse, Librairie A.-G. Nizet, Paris, 1989, p. 24.

[24] Gisèle Vanhese a montré l’empreinte d’Eminescu dans la poésie française de Fondane : « Réminiscences d’Eminescu  dans la poésie française de Fondane », Cahiers Benjamin Fondane, No12, 2009.

[25] Manuscriptum, 1976 (23), No2, p. 81-91. [Les semeurs laborieux, leur sac sous le bras / Marchent au long du sillon sur la tendre terre.]

[26] Floare-albastră, 15 mai 1912, p. 13. [Au-dessus des eaux aucun bruit /Et les arbres sommeillent doucement,/J’attends ton arrivée, ma bien-aimée, /Parmi les fleurs mourantes. // De parmi les roses et lianes /Je te vois arriver souriante,/Et j’étends mes bras…/Oh, les fantômes de mes pensées ! // Tu as oublié ces jours lointains,/Tu ne t’en souviens pas, je le sais ! /Au-dessus des eaux susurrantes /Règne une paix de sépulcre.// Elle ne viendra pas, elle ne viendra pas ! /Dit la sage forêt,/Et moi je reste au bord des eaux /Et j’attends. Qu’attends-je encore ? //…// Au-dessus des eaux aucun bruit,/Aucun chuchotement du zéphire,/Ne palpite aux lointains/ Aucune feuille, aucun brin d'herbe.]

[27] Hatikvah, an I, 5 avril 1916, p. 344. [Au-dessus des eaux nul murmure/Et les arbres dorment en rêvant/Parmi les fleurs du jardin/Je viens, ma bien-aimée, en souriant // D'entre des pâles roses/Tu te détaches et me caresses,/Mais quand je tends mes bras vers toi/Tu disparais et t'évanouis.]

 

[28] Floare-albastră, 15 mai 1912, p. 3. [Au-dessus des arcades glisse la lune  avec des sourires amers,/Embellit de  lueurs argentées les lieux où elle envoya ses rayons,/Entoure d'un ciel pur et du calme l’harmonie/Et parsème au-dessus des arbres le charme secret du rêve. // Le village somnolent regarde à travers des fenêtres minuscules/Et la forêt entame le rêve des années passées,/Le tilleul semble écouter encore les vents rapides de l’hiver/Et, effrayé par la nuit, incline ses branches vers la terre.[…]

[29] Floare-albastră, 15 juin 1912, p. 21. [Un seul rayon ! Un seul moment/Et l’univers se meurt en crépuscule,/De la mer de soleil une goutte sur une aile/Et captive à jamais est la démarche. // Du brasier de lumière, j’aurais volé l'étincelle/Et la nuit glaciale est une esclave,/Un éclair dans le cerveau : et l’idée est créée,/Un rayon : et le matin jaillit de nouveau.]

[30] Absolutio, Iaşi, 25 janvier 1914. [Je veux chanter une ode au printemps/Brodée dès l'aube, d’azur et violettes/Comme le regard rasséréné de ma bien-aimée,/Comme son âme sereine, tendre et douce. // La chanter dans les jours tristes, vers le crépuscule …/Quand les branches fanées s’agitent/Et l’eau est en train de geler dans le lit de la source  …/Saisie d’un frisson glacé.

[31] Jules Brun (1849-1911)  général et homme politique français ; titulaire du portefeuille de ministre de la Guerre dans les deux premiers ministères d’Aristide Briand, il exerce cette fonction de 1909 à 1911. (NDT)

[32] Octav Băncilă (1872-1944) peintre, représentant du courant réaliste dans la peinture roumaine ; activiste engagé d’orientation socialiste. (NDT)

[33] George Bacovia (1981-1957), poète roumain, auteur de plusieurs recueils de poèmes et de prose ; il développa un style unique dans la poésie moderne roumaine, où l’on reconnaît l’influence du symbolisme français. (NDT)

[34] Un grand  nombre de sonnets bibliques ont été traduits par Odile Serre dans Poèmes d’autrefois, Le Temps qu’il fait, 2010.

[35]S. An-sky (1863-1920), pseudonyme de Solomon Rapaport, écrivain, journaliste et ethnographe, spécialiste du folklore juif et de la culture yiddish.

[36] Enric Furtună (1881-1964), pseudonyme de Heinrich Peckelman, poète, prosateur et traducteur : Bialik, Groper, Itzic Manger, Goethe etc. (NDT)

[37] Barbu Nemţeanu (1887-1919), pseudonyme de Benjamin Deutsch, poète, publiciste et prodigieux traducteur de littérature:  Pétrarque, La Fontaine, Baudelaire, O. Wilde, Goethe, Tourgueniev, Lessing, Heine, Lenau etc.  (NDT)

[38] Virgil Nemoianu (né en 1940), essayiste, critique littéraire et philosophe de la culture ; vit aux Etats-Unis depuis 1975. (NDT)

[39] Ion Minulescu (1881-1944), poète symboliste, romancier, journaliste, critique littéraire et dramaturge. Il eut une grande influence sur la littérature moderne  roumaine, et fut parmi les premiers poètes roumains à utiliser le vers libre. (NDT)

[40] Tudor Arghezi (1880-1967), poète, prosateur et dramaturge ; influencée par la poésie baudelairienne, son œuvre poétique a  contribué au développement du lyrisme roumain moderne. (NDT)