SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

L'Exode
Super flumina Babylonis
La Conscience malheureuse N° 13

Benjamin Fondane lecteur et critique de Jean Baruzi

Saskia Wiedner

Préliminaires

En réaction à l’esprit sérieux et rationnel de la philosophie académique au tournant du XIXesiècle, la philosophie de la vie d’Henri Bergson, et la pensée existentielle de Léon Chestov, renouant avec Pascal et Kierkegaard, sont dirigées contre toute forme de positivisme scientifique et contre l’idéologie rationaliste fortement répandue par le biais de la science. La conception de l’universalisme, l’idée d’un système et la notion même d’idée ne sont plus capables de refléter la conditio humana telle qu’elle est perçue par la pensée existentielle et la philosophie existentialiste. Ce qui oppose la pensée existentielle aux philosophies académiques devient évident dans les réponses que la première donne à la question de l’éthique. Alors que dans les années 1900, l’éthique est encore considérée comme partie intégrante de la philosophie, elle commence à s’en émanciper par ses questions au cours des années qui suivront. Retraçant la pensée de Kierkegaard, Fondane souligne dans Le Lundi existentiel le primat de la catégorie du singulier : « [...] l’existant précède donc l’Existence et le singulier le général »[1], se tournant contre la philosophie hégélienne qui est une philosophie de l’essence. L’existant doit être considéré comme expression vivante d’une existence individuelle et s’oppose ainsi à toute catégorie philosophique. En donnant la primauté à l’existant, comment faut-il imaginer une attitude éthique ? Même Sartre qui, à la fin de L’Être et le néant, esquisse le projet d’une morale qui ne sera publié que plus tard par Arlette Elkaïm-Sartre, sous le titre de Cahiers pour une morale[2], prend ses distances envers un système philosophique (la phénoménologie ontologique) qui se veut universel pour légitimer ainsi une morale. En effet, contrairement à Kierkegaard, Sartre n’exige pas une attitude éthique mais une morale.[3]

C’est l’époque de l’entre-deux-guerres, où se déroule le débat intellectuel sur l’attitude éthique, la morale et la philosophie. Le livre le plus connu dans ce débat est celui d’Henri Bergson : Les deux Sources de la morale et le la religion (1932). Bergson essaie d’y démontrer la nécessité d’un renouveau de la morale par la religion, plus précisément un renouveau par la pensée mystique, en montrant que l’intelligence humaine ne peut que soutenir un fonctionnement biologique de la communauté. Partant d’une vue biologique de la société, la comprenant comme un organisme, Bergson [4]esquisse différents types de morale : d’une part la morale sociale, caractérisée par un instinct social mais aussi marquée par un caractère impératif qui suit la devise « il faut parce qu’il faut »[5], d’autre part la morale humaine qui est considérée comme une morale parfaite et qui surpasse l’intelligence humaine en faisant appel à la sensibilité et à l’émotion. Étant donné que les communautés et sociétés humaines obéissent à la nécessité de dépendre les unes des autres, elles tendent vers un certain immobilisme moral comme le souligne François Trémolières.[6] Ainsi, la « religion statique » se trouve en analogie structurelle avec l’immobilisme moral : en créant des mythes, ce que Bergson appelle la fonction de la fabulation, les sociétés humaines tentent de réduire les tendances égoïstes de l’intelligence humaine. L’individu n’utilise son don de l’intelligence que pour soutenir les intérêts du groupe et de la société. Bergson oppose la « religion statique » à une « religion dynamique », soutenue par des individus exceptionnels, considérés comme des « personnalités morales hors du commun », idée qui rappelle la notion du surhomme de Nietzsche. De tels hommes ont accès à l’élan vital: « [...] l’élan mystique retrouve l’élan vital et l’accomplit en s’opposant à l’inertie de la nature morcelée »[7]. Ramené à son essence, le mysticisme apparaît donc comme un mouvement intérieur qui fait remonter celui qu’il traverse jusqu’à cette heure à jamais insaisissable où « l’effort créateur » passa « sur la ligne d’évolution qui aboutit à l’homme ».[8] La conception de Bergson prévoit que l’homme ne peut suivre le mystique : l’effort le briserait. Par contre les mystiques atteignent une intensification « supérieure » qui les porte jusqu’aux sources de leur être et au principe de la vie en général. Pour cette raison, la notion de mysticisme chez Bergson ressemble à l’élan vital : « Il [l’élan vital] s’apparente en ce sens que l’effort pour remonter en nous jusqu’aux sources de notre être rejoint, en quelque manière, le mouvement qui s’est épanoui dans la vie en général. »[9] Mais la conception bergsonienne du mysticisme n’arrive pas à se détacher de celle d’un « être de raison » comme l’écrit Alfred Loisy.[10] Bien que son œuvre sur les deux sources de la morale et de la religion soit bien connue de nos jours, Bergson est loin d’être le premier à la recherche d’une nouvelle attitude éthique issue de la religion. François Trémolières décrit la situation des sciences humaines à la recherche d’une attitude éthique tout en se rapprochant de la religion non seulement pour démontrer, mais aussi pour illustrer le caractère pur de la morale :

  « Toute la sociologie du temps, et plus largement toutes les sciences humaines, particulièrement les sciences des religions, et enfin la philosophie (voir la discussion avec Lachelier à la Société française de philosophie en 1913, également reproduite par Baruzi), sont tributaires de cette analyse, qui aboutissait à rapprocher la vie morale à la vie religieuse, en montrant le caractère sacré de la moralité, jusque dans l’ambivalence devoir (obligation)/enthousiamse (attrait); sacralisation qui en dernière analyse manifeste une consistance propre à la société (en quelque sorte hypostasiée dans le culte), qui est plus que l’addition des consciences individuelles. »[11]

On croit avoir trouvé dans la religion un accès au vécu, aux structures fondamentales de la vie et à une attitude éthique authentique qui s’oppose à l’intelligence rationnelle – donc à une simple morale codifiée. Le livre de Bergson, publié en 1932, marque en quelque sorte la fin de cette discussion sur le renouveau moral dans les sciences philosophiques. A l’instar d’autres philosophes français comme Alfred Loisy et Jules Lachelier, ou américains comme William James[12], Jean Baruzi, dans sa thèse doctorale Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique[13], esquisse une approche de l’expérience mystique. L’idée bergsonnienne du mystique n’a influencé ni la méthode ni l’œuvre de Jean Baruzi. Il faut se rappeler que Les deux Sources de la morale et de la religion, où Bergson expose sa théorie de la mystique et son influence possible sur la société sont bien postérieures à la thèse de doctorat de Jean Baruzi, dont la première édition date de 1924, et la seconde de 1931. Le contraire paraît plus probable : Bergson aurait complété ses sources sur l’expérience mystique par la lecture du Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique de Jean Baruzi. Notons que, dans la présentation de L’Intelligence mystique, Jean-Louis Vieillard Baron mentionne que « La Bibliothèque Jacques Doucet possède dans son Fonds Bergson un exemplaire de la thèse de Baruzi annoté par Bergson. »[14]

 

Jean Baruzi

Jean Baruzi (1881–1953) avait étudié la philosophie à la Sorbonne et obtint sa licence à 19 ans avec une thèse s’intitulant Les Idées de Leibniz sur l’Union des Églises dans leur rapport avec l’ensemble de sa philosophie (1900). Puis il prépara un livre sur le philosophe allemand qui aura comme titre Leibniz et l’organisation religieuse de la terre (1907) couronné par l’Académie Française. Leibniz a été pour Baruzi un sujet d’étude constant, il lui consacra ultérieurement plusieurs textes. Depuis 1905 il écrivait régulièrement dans la Revue de Métaphysique et de morale. Le 21 novembre 1924, il soutint sa thèse à la Sorbonne : Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique. Soutenu par Alfred Loisy – dont la propre éléction au Collège de France avait été controversée et qui fut condamné par Rome et expulsé de l’Institut Catholique – Baruzi vint le suppléer à la chaire d’histoire des religions au Collège de France. Grâce à l’appui de Charles Andler, germaniste et auteur d’un ouvrage sur Nietzsche en quatre volumes, Jean Baruzi sera élu au printemps 1933 à une chaire d’histoire des religions où il enseignera jusqu’en 1951. En 1926 il étudie sous le titre Philosophes et Savants français du XXe siècle, les relations entre la philosophie générale et la métaphysique, et donne des exemples d’une morale concrète. En 1934 il devient membre titulaire de la Société française de Philosophie. Problèmes d’histoire des religions, publié en 1935, se présente comme « introduction méthodologique à des recherches concernant l’Histoire des religions »[15], avec un caractère comparatiste. Cette introduction comporte trois parties : la première est constituée par la Leçon d’ouverture du Cours d’Histoire des Religions au Collège de France faite le 6 février 1934 comprenant des remarques sur l’état présent de l’histoire des religions. La deuxième partie : « Le Problème de la forme et l’exégèse contemporaine – à propos de la Formgeschichte »[16]. Une troisième partie est intitulée « Sur une hypothèse d’Asín Palacios (concernant Ibn Abbad de Ronda et son influence sur la mystique espagnole) »[17].

Influencé par ses études sur Leibniz et sa conception de la monadologie, Baruzi dans Saint Jean de la Croix part de l’idée d’une approche intérieure à Dieu. L’intériorité de l’expérience mystique crée une nouvelle voie pour l’homme à la recherche d’une pensée philosophique qui ne dépend plus des objectivités extérieures. Ainsi, l’expérience mystique représente la purification de la philosophie par l’intériorité et la supression des limites entre pensée philosophique et pensée religieuse. Les deux éditions du livre contiennent une préface de l’auteur dont la deuxième, celle de 1931 – peut être considérée comme une formulation et une illustration de la méthode baruzienne. La préface témoigne également d’une conscience critique envers le sujet :

« Le titre de ce livre, comme tous ceux qui relient deux plans de pensée par la conjonction et, n’est pas pleinement clair. S’agit-il d’une relation, étudiée dans le monde des notions, entre un concret – Saint Jean de la Croix – et un thème abstrait – Le problème de l’expérience mystique? S’agit-il d’une relation, cherchée dans le monde des faits, entre une vie humaine qui s’élabore et un type de devenir psychique auquel conviendrait le nom, d’ailleurs très imparfait, d’expérience mystique? Dans les deux cas, l’expérience se donne à nous comme un problème. […] Si périlleuse que fût l’aventure en ce qui concerne un écrivain tel que Jean de la Croix qui a universalisé ce qu’il a vécu, c’est l’étude d’une relation concrète que j’ai abordée, tout en ne sacrifiant d’ailleurs en rien mais au contraire en cherchant à mieux étreindre ainsi le problème, en soi, de l’expérience mystique. […] Si bien que ce livre, après l’indispensable examen du donné textuel, entreprend, avec saint Jean de la Croix lui-même, une sorte de voyage intérieur qui va d’un monde qui se cherche à un monde qui se définit et se trouve. »[18]

Un point que Baruzi souligne, c’est l’aspect individuel de l’expérience mystique : « l’expérience mystique est l’expérience d’un individu et diffère d’un mystique à l’autre »[19]. Se concentrant sur l’aspect individuel de l’expérience intérieure, Jean Baruzi dévoile dans ses écrits, l’intérêt pour le singulier, l’existant. Nonobstant, l’existant se restreint à l’expérience vécue des personnalités exceptionnelles qui visent à se retrouver dans l’universel. Alors que Jean de la Croix dans ses poèmes a « universalisé ce qu’il a vécu »[20], Baruzi dans son livre prend la route inverse, en faisant sentir par empathie intérieure l’aspect individuel de l’expérience du mystique.

Benjamin Fondane, lecteur de Jean Baruzi

Jetons un regard sur quelques passages de la Conscience malheureuse où Benjamin Fondane aborde la pensée baruzienne dans le chapitre sur Henri Bergson. Fondane critique Bergson qui, dans ses Deux Sources de la morale et de la religion a essayé à tout prix de prouver l’existence de Dieu dans les expériences des mystiques chrétiens pour arriver à une union de la foi mystique et de la raison critique. Sa fin déclarée était – selon Fondane – de « solliciter l’expérience des mystiques chrétiens » pour « rétablir le pont, rompu depuis Kant, entre la métaphysique et la science »[21]. Dans ce contexte, Fondane cite Baruzi à l’appui de sa critique de Bergson, contre la pensée d’unification de la foi mystique et de la raison critique des sciences philosophiques :

« Comme l’écrit M. Jean Baruzi : « par une mystérieuse alchimie, la Foi mystique rejoint partiellement […] la raison critique […] » et il [Bergson] continue « Foi mystique et raison critique s’accordent du moins en une élimination de toute expérience pseudo-surnaturelle (par « pseudo » on entend ici les visions, révélations et communications sensibles, et fussent-elles vraiment l’œuvre de Dieu, N.A.). Une telle expérience répugne à la foi mystique autant qu’à l’essence de la raison critique (1). » Après cela, les mystiques sont mûrs pour l’usage que voudra en faire Bergson. »[22]

(1) : Cf. le remarquable ouvrage de Jean Baruzi : Saint Jean de la Croix et l’expérience mystique, p. 525 et aussi p. 567, au sujet de « l’anéantissement absolu » qui est la condition de la connaissance mystique: « anéantissement qui préparera peut-être le triomphe de nos exigences les plus chères (souligné par BF), sans heurter sans cesse notre pensée logique »... « Poussée jusqu’à de telles limites, la méthode de la négation rejoint dans l’ordre mystique la critique kantienne. Et les propositions négatives sont si riches en conséquences imprévues, que c’est en définitive notre raison qui se trouvera partiellement satisfaite par l’abandon systématique de toutes les connaissances distinctes ».

La critique de Fondane vise donc surtout Bergson qui, dans Les deux Sources de la morale et de la religion, sans le moindre scrupule, fait usage des pensées de Baruzi sur le mysticisme chrétien pour proclamer le renouvellement de la morale par la religion.

Saint Jean de la Croix n’est pas le seul livre de Baruzi lu par Fondane. Dans la bibliothèque de Fondane on retrouve aussi Problèmes d’Histoire des Religions[23], qu’il commente dans les Cahiers du Sud. Fondane commence par souligner « l’attitude mentale »[24] de Jean Baruzi envers la religion et l’Église qui a mené à une étude d’une « certaine noblesse »[25] :

« Je crois que l’on peut dire de lui ce que Loisy écrivait au sujet de Renan qu’ « il estimait la religion, respectait le sentiment religieux, gardait une véritable reconnaissance à l’Église pour le bien moral qu’elle lui avait fait ». C’est à cette attitude mentale que l’on doit en partie, l’existence d’un livre comme celui de M. Baruzi sur « Saint Jean de la Croix et l’Éxpérience mystique », livre dense, touffu, sérieux, érudit et à bien des égards admirable. En un temps où si facilement les religions sont étudiées ou plutôt escamotées, à la faveur de quelques superstitions sociologiques modernes, qui n’en font que des supra-structures sans intérêt spirituel valable, cette « attitude mentale » d’un Renan, d’un Loisy, et d’un Baruzi a une certaine noblesse dont on ne peut refuser de tenir compte. »[26]

Ensuite Fondane passe à l’attaque, reprochant à Baruzi d’avoir pris Leibniz pour guide dans l’œuvre de Saint Jean de la Croix, et de suivre à présent l’ombre de Bergson. « Or, que peuvent de tels maîtres, sinon orienter vers le bien moral, plus que vers le religieux pur? » Il serait nécessaire, conclut Fondane, de quitter enfin la théorie de la connaissance pour une métaphysique de la connaissance.

Dans l’exemplaire conservé dans la Bibliothèque de Royaumont, plusieurs passages du texte sont soulignés par Fondane. Dans la préface, où Baruzi explique sa méthode qui se réfère à la méthodologie bergsonienne, les phrases suivantes ont été marquées par Fondane d’un trait vertical :

« Un lien profond unit les pages de ce livre; il y est question d’une Introduction méthodologique à des recherches concernant l’Histoire des Religions. Et le mot « méthode » y est pris dans un sens que le livre récemment paru de Bergson, La Pensée et le Mouvant, permet de préciser.

(1) Cf. Bergson, La Pensée et le Mouvant, Paris, 1934, Introduction, Deuxième Partie: De la position des Problèmes, p. 62 : « Mais la vérité est qu’il s’agit, en philosophie et même ailleurs, de trouver le problème et par conséquent de le poser, plus encore que de le résoudre. »[27]

 

Ici Baruzi s’occupe de la méthode bergsonienne dans La Pensée et le Mouvant. Cherchant une démarche qui ne se réduit pas à une réflexion sur la vie et la morale, Baruzi et Fondane s’intéressent à sa méthode. « […] le type de rapport que Fondane entretient avec Bergson reste difficile à déterminer, puisqu’il n’a jamais spécifiquement consacré un article à Bergson, comme il a pu le faire pour Husserl ou Nietzsche », écrit Nicolas Monseu.[28]

Les passages suivants ont été également marqués par Fondane :

« Mais, même si une histoire est discernable, même si l’enchaînement des faits dans la succession nous est, partiellement au moins, restitué, il y a tout un ensemble d’états profonds qui échappent à l’analyse historique. Ce qui se transmet, par exemple, à travers le temps, d’un état religieux primordial n’est pas ce qu’il nous faudrait, par-dessus tout, en attendre; plus précisément, ce qui se situe dans un devenir accessible à nos prises n’est jamais l’expérience religieuse profonde ! »[29]

Sur la même page, un passage est marqué d’un trait dans la note :

« Problèmes, également, de la communication des pensées par delà les paroles. « Aussi, dans les écoles où a fleuri la pensée la plus profonde, a-t-on pu se proposer comme idéal d’enseignement véritable et concret un enseignement sans paroles. » Cf. Textes de Tchouang-tseu et de Lao-tseu, cités, Id., p. 540. « Ne parlez pas! Exprimez-vous sans parler! Tel a parlé toute sa vie qui n’a rien dit. Tel, de toute sa vie n’a point parlé, qui n’est jamais resté sans rien dire. » (Tchouang.Tseu). « Celui qui parle ne sait pas; celui qui sait ne parle pas. » (Lao-Tseu).[30]

La phrase soulignée par Fondane s’applique à l’expérience religieuse profonde qui refuse l’accès à tous ceux qui se rapprochent d’elle de manière rationaliste.[31] Selon Fondane, l’existant – et surtout l’existant qui se traduit dans l’expérience religieuse – ne peut être rejoint a posteriori.

Le passage suivant examine la relation entre la religion et l’histoire, relation qui a été esquissée par Fondane dans son essai « L’homme devant l’histoire ou le bruit et la fureur »[32] :

« Mais ce qui est certain, c’est que cette histoire ne les [les formes élémentaires de la vie religieuse] concernera que si elle les atteint dans leur essence supra-historique.[33]

[Le passage est marqué d’un trait dans la note en bas de page]

Mais si on va jusqu’au fond des choses, c’est-à-dire jusqu’à cette réalité intime qui fait qu’une vie mystique ne ressemble à aucune autre, on ne voit pas comment on pourrait la comprendre grâce à l’histoire, et pourtant ce n’est que par elle qu’on la verra surgir en son originalité. (Fondane écrit dans la marge : c’est inouï !) »[34]

Constatant l’opacité du cours de l’histoire, Fondane critique l’intelligence humaine – pour ne pas dire kantienne – qui sous forme d’une « Philosophie de l’Histoire »[35] trompe l’homme sur ses efforts de « transformer le monde »[36]. Selon Fondane, toute forme de savoir autonome qui n’est pas nourrie par la vie et l’expérience immédiate de l’existant aboutit à l’inverse.[37] La critique fondanienne – soulignée par le commentaire « c’est inouï ! » − vise donc toute catégorie d’un supra-historique qui évoque l’idée d’une « Philosophie de l’Histoire ».

Le 6 octobre 1934, Chestov avait confié à Fondane la teneur d’une conversation avec Baruzi, après lecture de son Saint Jean de la Croix : «Pourquoi, si vous aviez envie de parler de Jean de la Croix, avoir pris Leibniz pour guide ? Pourquoi n’être pas allé tout seul ? »[38] Ainsi se résume bien la critique de Fondane lui-même : l’expérience mystique ne peut être que vécue, elle ne peut être décrite ni devenir un objet d’étude. Toutefois, subsiste à l’égard de Jean Baruzi l’estime que l’on éprouve envers un adversaire pourvu « d’une certaine noblesse », car son ouvrage présente un contrepoids aux analyses sociologiques modernes qui se concentrent sur des supra-structures abstraites.


[1] Benjamin Fondane, Le Lundi existentiel, Éd. du Rocher, 1990, p. 28.

[2] Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, 1981.

[3] Une exception est l’œuvre de Simone de Beauvoir qui, dans ses essais Pyrrhus et Cinéas (1944) et Pour une morale de l’ambiguïté (1947), se démarque bien de toute morale systématique, décrivant dans ses romans métaphysiques (comme les a appelés Maurice Merleau-Ponty) l’existant sous forme de narration. Ainsi son œuvre ne se fonde pas sur la morale sartrienne, mais sur une attitude éthique dont le point de départ est l’individu en situation.

[4]

[5] Henri Bergson, Les deux Sources de la morale et de la religion, Félix Alcan, 1932, p. 13.

[6] Voir François Trémolières, « Foi mystique et raison critique. Un débat de l’entre-deux-guerres (Bremond, Loisy, Bergson, Baruzi) », dans: Les Enjeux philosophiques de la mystique, Actes du colloque du Collège international de philosophie 6-8 avril 2007, textes réunis par Dominique de Courcelles, Grenoble, Éd. Jérôme Millon, 2007, pp. 210-211.

[7] Jean Baruzi, L’Intelligence mystique, textes choisis et présentés par Jean-Louis Vieillard-Baron, Berg International, 1985, p. 69.

[8] Ibid., p. 71.

[9] Ibid., p. 73.

[10] Alfred Loisy, Y a-t-il deux sources de la religion et de la morale?, Nourry, 1933, p. 136.

[11] François Trémolières, op.cit., pp. 203-215, p. 209.

[12] William James, Les Variétés de l’expérience religieuse (The Varieties of Religious Experience), New York, London, Longmans, Green & Co, 1902.

[13] Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, Félix Alcan, 1924, 1931 (édition revue et augmentée d’une préface nouvelle).

[14] Ibid., p. 31.

[15] Jean Baruzi, Problèmes d’histoire des religions, Félix Alcan, 1935, pp. 1-52.

[16] Ibid., pp. 53-110.

[17] Ibid., pp. 111-151.

[18] Jean Baruzi, « Préface », dans : Saint Jean de la Croix et l’expérience mystique, Félix Alcan, 1931, p. I.

[19] Ibid., p. IV-V.

[20] Ibid., p. I.

[21] « Il s’agit à présent de savoir de quelle manière, fidèle à sa doctrine, Bergson va solliciter l’expérience des mystiques chrétiens, de quelle manière va-t-il “rétablir le pont, rompu depuis Kant, entre la métaphysique et la science”? » (Benjamin Fondane, La Conscience malheureuse, Plasma, 1979, p. 127.)

[22] Ibid., pp.127-128.

[23] Exemplaire conservé dans la Bibliothèque de l’ Abbaye de Royaumont.

[24] Benjamin Fondane, « Problèmes d’Histoire des religions, par Jean Baruzi (chez Félix Alcan) », Cahiers du Sud, No190, 1937, p. 56.

[25] Ibid., p. 57.

[26] Ibid., p. 57.

[27] Ibid., p.VIII.

[28] Nicolas Monseu, « La naissance philosophique des dieux: la critique fondanienne de Bergson », dans : Cahiers Benjamin Fondane, No 9 (2006), pp. 139-151, p. 140.

[29] Jean Baruzi, Problèmes de l’Histoire des Religions, p. 40

[30] Ibid., p. 40.

[31] Dans « Judaïsme et hellénisme », une série d’articles qui parut du 8 août au 8 octobre 1919 dans le quotidien Mântuirea, Fondane oppose déjà la mystique juive à la pensée rationnelle. Quatre chapitres sont consacrés à la mystique juive, portant sur le prophétisme, la Kabbale et le hassidisme; l’auteur y perçoit déjà une alternative à la pensée rationnelle. (Entre Jérusalem et Athènes. Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme, textes réunis par Monique Jutrin, Parole et Silence, 2009, p. 95).

[32] Benjamin Fondane, « L’homme devant l’histoire ou le bruit et la fureur », Le Lundi existentiel, Éditions du Rocher, 1990, pp. 123-157.

[33] Jean Baruzi, Problèmes de l’Histoire des Religions, p. 41.

[34] Jean Baruzi, op.cit., p. 41.

[35] Ibid., p. 136.

[36] Ibid, p. 136.

[37] « Car il me semble à moi que c’est précisément l’avènement dans le monde moderne de l’Éthique autonome, de l’homme kantien conçu sous les espèces de l’ange, promu “législateur universel”, qui a suscité finalement cette vague d’immoralité avouée...» ibid., p. 138.

[38] Benjamin Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, Plasma, 1982, p. 68.