SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Fondane lecteur N° 4

De la rue Rollin à la rue Agron à Jérusalem

Gilla Eisenberg

Il y a plus de 15 ans, alors que nos recherches sur Benjamin Fondane, en étaient encore à leurs balbutiements, le hasard d'une rencontre 1 m'apprit que des livres de Chestov ayant appartenu au poète-philosophe se trouvaient ici même à Jérusalem. Un jour de mars 1983, j'allai frapper à la porte de la Maison d'Isaïe; le père Marcel Dubois me reçut fort cordialement dans la petite bibliothèque du lieu et me conta les circonstances dans lesquelles il était entré en possession de ces livres.

Le père Dubois avait connu la veuve de Fondane, Geneviève Tissier, en 1948. Il avait accompagné le parcours religieux de Geneviève et au terme de son noviciat, lorsqu'elle devint sœur Gratia-Maria, c'est lui qui présida la cérémonie au couvent de Grandbourg, en mars 1950. Avant son départ de Paris, elle avait distribué les livres qui avaient constitué la bibliothèque de Fondane, les confiant à divers amis. Marcel Dubois en reçut un certain nombre, dont les Pensées de Pascal (Editions de la Pléiade), Œuvres et Lettres de Descartes (Editions de la Pléiade) et trois ouvrages de Léon Chestov parus en français: Sur les confins de la vie, J. Schiffrin, (Editions de la Pléiade) 1927, Le Pouvoir des Clefs, J. Schiffrin, (Editions de la Pléiade) 1928, Athènes et Jérusalem, Vrin, 1938. 2

Quand Marcel Dubois quitta la France pour venir s'établir à Jérusalem, il emporta ces ouvrages qui, depuis, occupent un rayon dans la bibliothèque des pères dominicains. Il accepta volontiers de me les prêter et je me retrouvai avec ces livres poussiéreux, m'interrogeant sur l'étrange destinée qui les avait amenés de la rue Rollin jusqu'à la rue Agron, à Jérusalem…

Les trois ouvrages de Chestov fourmillent d'annotations, gribouillées au crayon dans les marges, de passages entiers soulignés par le lecteur, de NB, de points d'exclamation, et parfois aussi de points d'interrogation. Derrière les véhéments coups de crayon, on voit presque surgir le Fondane décrit par Cioran et Lupasco 3, ce lecteur passionné, curieux de découvrir l'homme à travers l'amas de connaissances, cet être toujours avide de polémique, en quête d'associations hardies, dénonçant sans relâche les moindres contradictions. La lecture pour Fondane ne se conçoit que comme une discussion vivante et passionnée avec le texte. (Démarche qui n'est pas sans rappeler le mode de lecture et d'étude du Talmud, ce monument érigé à l'art du débat et de la discussion. )

Sur la plupart des pages de garde, Fondane a griffonné des numéros de pages, accompagnés d'un ou plusieurs mots résumant le sujet annoté à l'intérieur du volume. La dernière page de Athènes et Jérusalem contient un court texte, pratiquement autonome et en fait inédit. Sa transcription est suivie d'une tentative de commentaire:

"- Ce qui sépare Aristote de la phil[osophie] chrétienne c'est l'idée de la création. SEPARE? Pas tant que ça! Né trois siècles plus tard, Aristote aurait accepté la création, mais à une autre condition: que Dieu ne put créer aussi les vérités éternelles. Car c'est là le véritable changement, le ex-nihilo. Or, on sait que la phil. ch. ne l'acceptait pas non plus.

- Qu'une certaine grâce est nécessaire au philosophe - Une grâce, pour comprendre Aristote? Non pas. Mais certains dogmes, comme la Trinité, l'eucharistie etc. Mais né trois siècles plus tôt, Aristote eût demandé la présence de la grâce pour comprendre la multiplicité des dieux et des différents mystères païens!

- La création appartient à la mythologie de l'enfant - dit la psychanalyse! Et voyez: les Grecs n'eurent aucune idée de la création du monde, de l'homme, ils croyaient au monde incréé. Les juifs seuls croyaient à la création: c'étaient donc les enfants de l'humanité, à moins qu'ils n'eussent subi une régression à un stade infantile… "

Aucune indication objective ne permet de dater ces lignes avec certitude. Cependant, la publication en juillet-août 1938 de l'article "Léon Chestov et la lutte contre les évidences" dans la Revue philosophique de la France et de l'étranger porte à croire que le texte ci-dessus date de la même période. L'article en question était une présentation d'Athènes et Jérusalem, qui venait de paraître en français et nombre de passages cités par Fondane proviennent des pages annotées au crayon sur la page de garde. 4

Ces quelques lignes manuscrites suscitent bien sûr des questions par leur caractère elliptique et quelque peu énigmatique. Qu'entend Fondane lorsqu'il affirme que la philosophie d'Aristote eût été différente à une autre époque? Y a-t-il une tentative de récupérer Aristote malgré ses vérités éternelles? Et que veut-il impliquer en associant dogme chrétien et mystère païen?

L'article "Léon Chestov et la lutte contre les évidences" recèle les clés de ces énigmes. Le rôle central de l'idée de la création y est évoqué avec insistance parce qu'elle a des conséquences extrêmement graves qui concernent la lutte contre les vérités éternelles d'une part et la conception du mal d'autre part. La position de l'homme face à son Créateur se définit en fonction de cette notion essentielle de la philosophie de la tragédie.

Reprenant la phrase qui constitue le point de départ de la réflexion de Chestov dans Athènes et Jérusalem, Fondane oppose le dieu grec au Dieu de la Bible. Dans l'optique grecque, la proposition "Socrate est mort" devient une vérité éternelle, car la Nécessité - ou le dieu grec - ne se laisse pas persuader et ne peut faire que ce qui a été n'eût pas été. Socrate a beau avoir été le plus sage des hommes, le fait empirique "Socrate a été empoisonné" équivaut à n'importe quel autre fait, par exemple "un chien enragé a été empoisonné". Il n'y a "nul espoir d'arracher Socrate au pouvoir de la vérité éternelle pour qui Socrate (…) est indifférent et qui l'a englouti pour toujours". Le Dieu de la Bible, en revanche, se laisse persuader et détient le pouvoir de changer les vérités éternelles. "Car, à la différence du dieu grec, obligé d'obéir aux vérités incréées, le Dieu de Jérusalem avait créé les vérités; il en pouvait donc disposer à son gré. "

La notion de "création ex-nihilo" est donc le recours ultime de Chestov dans sa lutte contre les évidences de la raison, qui résistent à tout, sauf au possible. Or le possible est là, à notre portée, il suffit d'en appeler au Dieu d'Abraham avec les paroles du psalmiste: de profundis ad te Domine clamavi.

Mais, dit Chestov, la philosophie chrétienne a ignoré ou occulté la dimension du possible, elle a transformé le Dieu d'amour en un dieu grec; se laissant séduire par le rationalisme, ses théologiens ont fini par prétendre que "solliciter le miracle, c'était (…) violer le rapport naturel des choses"!

Certes Descartes admettait que Dieu avait créé l'existence, et donc les vérités éternelles, ex-nihilo. "Et Dieu eût pu les créer différentes de ce qu'elles sont actuellement". Mais le philosophe français ne pouvait envisager qu'"ayant créé ces vérités que nous connaissons, Dieu eût pu les changer en cours de route, arbitrairement". Comme la plupart des philosophes occidentaux, Descartes considérait que "les vérités avaient été créées au temps lointain où Dieu commandait et, le fait même que depuis, Dieu ne faisait qu'obéir, était la plus solide garantie de leur immutabilité".

Quel genre de dieu est-ce donc? s'écrient Fondane et Chestov. Ayant achevé la création, il renonce à tout pouvoir et se laisse conditionner par les vérités, ses propres créatures? Ils rejettent cette conception qui exclut tout possible, tout arbitraire et en appellent au Dieu des anciens Hébreux: "[il] avait créé et continue de créer; (…) dieu vivant qui n'a rien à partager avec le moteur immobile d'Aristote." 5. Et pour éviter toute confusion avec le dieu des théologiens ou des mystiques, Fondane précise: "Ce n'est pas le 'désir' ni l''amour', mais le besoin de Dieu qui est au cœur de la pensée chestovienne; le besoin d'un dieu créateur et tout-puissant, de ce Dieu qui a le pouvoir, et peut-être aussi le vouloir, de faire que n'aient jamais été les souffrances de Job, les bûchers de l'Inquisition, la mort de Socrate".

Accepter ou refuser le principe de la création ex-nihilo détermine la conception du Mal parce que les deux positions débouchent sur des interprétations différentes du péché originel. Pour s'expliquer, Fondane reprend deux mythes cités par Chestov.

Selon le mythe d'Anaximandre, "le principe de toutes choses est l'illimité; et cela même qui les fait naître est nécessairement la cause de leur destruction (…)." Dans cette perspective, qui n'accorde pas foi à la création ex-nihilo, le péché est inhérent à l'être: "C'est parce que l'homme est venu à l'existence qu'il est imparfait, coupable, et que le mal est inscrit dans les structures de son être".

Le mythe de la Genèse nous dit précisément l'inverse: "Dieu, ayant créé le monde et l'homme, les créa parfaits (…), et l'homme parce que né, était promis à la vie et non à la punition et à la mort. " C'est en mangeant le fruit de l'arbre de science (ou de mort) que l'homme connut le mal: "Le mal s'introduisit donc, non dans l'entendement de Dieu, mais dans l'entendement de l'homme, et l'homme fut puni non pour s'être détaché de l'Etre pur par l'existence mais s'être détaché de Dieu, par le savoir." 6

Le mal, répètent inlassablement Chestov et Fondane, n'a pas précédé l'existence et ne doit donc pas être perçu comme une nécessité inéluctable dépassant l'être. Le retour au paradis est possible, car de même que l'homme s'est librement détaché de Dieu par le savoir, il peut librement revenir à lui par le rejet du savoir. Certes, il s'agit d'une entreprise incroyablement ardue, exigeant de l'homme d'être parvenu à un degré de détresse tel qu'il ne lui reste plus que la foi dans l'absurde. Mais c'est là le message essentiel de Jérusalem à Athènes.

A la lumière de ces éléments, on parvient à dégager le sens du texte manuscrit. Il exprime d'une part la grande amertume ressentie par Chestov et Fondane vis-à-vis de la philosophie chrétienne qui a délibérément ignoré le message biblique: alors qu'elle était l'héritière naturelle de la pensée de la Genèse, elle a embrassé les vérités d'Aristote! Presque tous les philosophes occidentaux ont préféré admettre le Mal comme une nécessité plutôt que de laisser l'arbitraire et la liberté envahir l'existence. En d'autres termes, ils ont choisi de limiter Dieu afin de ne pas offenser la Raison. D'autre part, le texte révèle le rôle des Juifs dans l'humanité selon Fondane. Bien qu'il l'évoque ici avec une pointe d'ironie - "régression" etc. -, l'importance de ce rôle ne doit pas nous échapper. En confrontant ces lignes à d'autres textes, et surtout au poème Super Flumina Babylonis, la place du Juif comme témoin (de la présence divine ou de son absence) résonne de façon singulière. Seuls les Juifs croient à la création ex-nihilo, dit Fondane en substance, et par conséquent eux seuls croient au Dieu vivant, au pouvoir de l'homme et de son cri. Mais pourquoi les Juifs sont-ils "les enfants de l'humanité", et ce à l'imparfait? Les Juifs de l'Antiquité (ou "les anciens Hébreux" dans d'autres textes), estime Fondane, eurent le privilège d'échapper à la contamination de la doctrine grecque. Israël, en ce temps-là, vivait encore au rythme de la parole biblique; son existence était marquée par les harangues des prophètes et le dialogue de l'homme avec son créateur était une réalité vécue au quotidien. Ils étaient les "enfants de l'humanité" parce qu'ils osaient clamer leur révolte et leur désespoir, demander le miracle et exiger de Dieu qu'il renouvelle l'acte de la création, puisqu'il le peut. Quant au rôle du peuple juif dans le monde contemporain, il est le sujet de l'article "Léon Chestov à la recherche du judaïsme perdu", publié en 1936. 7 Fondane y accuse les Juifs d'avoir trahi au cours des siècles la tradition biblique au profit de la morale autonome héritée des Grecs et de ne plus être à la hauteur de leur destin de témoins, à de rares exceptions près, dont Chestov bien entendu. Le salut du peuple juif ne peut venir que de cette "régression à un stade infantile" dont il parle dans le texte inédit, écrit deux ans plus tard. Pour conclure, on ne peut s'empêcher de remarquer que le lecteur passionné qu'était Fondane finit par céder à son impérieux besoin d'écrire, sur une page de garde, au crayon, ne s’attendant sans doute pas à être lu. Lecture et écriture forment de toute évidence pour Fondane les deux faces d'une même activité permanente, la quête inlassable de la vraie question. *  


[1] C'est le rabbin Daniel Epstein de Jérusalem qui nous révéla l'existence de ces ouvrages.

[2] Voir l'article de Marcel Dubois, "L'épouse de Benjamin Fondane" in Bulletin de la SEBF n° 4, automne 1995.

[3] Non lieu, 1978, voir "6 rue Rollin" et "B. Fondane, le philosophe et l'ami", pp. 52-60.

[4] Il a été republié en annexe à l'ouvrage: B. F., Rencontres avec Léon Chestov, Plasma, Paris, 1982. Toutes les citations qui suivent sont tirées de cette édition.

[5] B. Fondane, "Sur les rives de l'Ilissus" in Rencontres avec Chestov, op. cit., p. 34.

[6] Dans "Léon Chestov et la lutte contre les évidences", op. cit,. pp. 238-239.

[7] Dans La Revue juive de Genève, hommage à Chestov à l'occasion de son 70e anniversaire

* N. D. L. R. Une première version de cet article a paru dans Approches (Haifa), 1985.