SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

La collaboration de Fondane aux revues N° 6

Enquête sur la guerre et la poésie

Benjamin Fondane

(Fontaine, vol II, 1940)

«Espérer », « souhaiter » une poésie de guerre? Comme s'il n'y avait plus rien à espérer ! Et il faudrait d'abord nous mettre d’accord sur le sens que vous prêtez au mot: guerre. La prenez-vous pour une fonction biologique? pour un conflit économique? pour un accident de la paix? pour une conspiration de malveillants? Dans le premier cas seul, la poésie serait solidaire de cette sorte d'instinct. Dans les autres, elle ne serait qu'un accident de l'accident, le reflet dans un individu d'un drame extérieur - auquel il participe certes - mais non en tant que poète. Ça fait appel en lui aux sentiments moraux, politiques, collectifs, etc. La poésie peut revêtir ces expressions-là, mais c'est tout, encore n'est-ce que vêtement de prêt; la conscience claire, informée n'est pas de son ressort. Le meilleur, dans le genre, c'est la Marseillaise, censuré : on reconnaît la nature de ces poèmes à ce qu'ils empruntent le plus clair de leur efficace, à la musique. Si les poètes avaient toujours chanté cette guerre-là, la drôle d'anthologie que nous aurions ! Songez qu'au Congrès des Ecrivains de l'U.R.S.S. on voulait qu'on chantât jusqu'au Plan Quinquennal !

Mais il est arrivé aux poètes - j'entends: les vrais ! – de chanter la guerre: l’Iliade, la Chanson de Roland ont pris la guerre pour substance. Oui ! Mais c'est la guerre… fonction biologique. Notre “moralité” actuelle baisse, avec hypocrisie, ses paupières devant cette évidence-là. Qu'un poète ose seulement, d'autorité, revenir à cet anachronisme; ce sera la stupéfaction unanime. Je me rappelle l'étonnement indigné d’Aragon devant ce cri d'Apollinaire:

Ah ! que la guerre est jolie !
ou bien
Le ciel est étoilé par les obus des boches
et encore
Avez-vous vu Guy au galop
du temps qu’il était militaire?…

Le cas d’Apollinaire n’est pas seulement topique- et unique - il est aussi déroutant. Car en général, on ne fait jamais de la poésie avec de la matière brute, vivante, actuelle.

Il faut travailler cette matière, l'accrocher aux centres imaginatifs, rendre active une espèce de passivité, bref, il faut au poète du recul. Les guerres napoléoniennes n'ont été chantées qu'à la troisième génération, par les petits-fils de ceux qui les avaient faites. Mettez un morceau de sucre dans un verre d'eau, disait Bergson, il faut encore attendre qu’il fonde... C'est une des raisons pour lesquelles la vie de l'adulte est si peu entrée dans la poésie - pourquoi, par contre, l'enfance... On ne fait de la poésie qu'avec du passé. Il faut beaucoup de l'enfant dans l'adulte et une étrange faculté de passéiser (pardonnez le mot) - en quelque sorte instantanément - le présent, pour aboutir à Apollinaire. Mais c'est là un problème très délicat. Il reste que le poète peut prendre à la guerre des motifs, des images, des chocs, mais blessé ou non, il ne retrouvera que soi-même au centre du tout. Ce ne sera pas là une « poésie de guerre », mais une poésie du moi bousculé par la guerre. Ce n'est pas la même chose. Comment? un aussi terrible bouleversement que la guerre, laisserait le poète insensible? En ce cas, notre conscience morale n'y verrait qu'un monstre! Oui, c'en est un et les théoriciens marxistes l'ont vu depuis longtemps: ont-ils assez protesté que le poète chantât les nuages, les battements de cils, les petites mains de la bien-aimée et, par contre, demeurât froid devant les révolutions française et russe, les justes revendications de la classe ouvrière, le plan quinquennal, etc. Par malheur - pour la philosophie première - ils ont refusé à leur authentique intuition le prédicat de la vérité. Au domaine de la constatation objective, ils ont préféré, comme d'habitude, celui de la vitupération éthique: le poète n'était un monstre…que parce qu'il le voulait bien; c'était un sordide égoïste, un laquais de la classe exploitante - qui avait tout intérêt à détourner les regards de ses poètes de la misère des exploités; aussi lui a-t-elle réservé, en échange, les nuages, les papillons, les petites mains de l'aimée, etc. En un monde dirigé par un pur intellect, pas de faculté sui generis possible; la poésie se soumettra au Devoir Collectif -ou sinon... Le problème, là encore, est aussi délicat que vaste.

Seconde question. - Je ne saurais prévoir la forme de ce qui, à mon avis, n'a pas de forme. Mais cette forme serait-elle possible qu'à plus forte raison je ne saurais la prévoir. A moins que l'avenir ne soit plus que du passé. Qu'il n'y eût en lui rien de nouveau.

Il reste la question des « droits » et des « devoirs » vis-à -vis de la guerre. Nous en avons tous, en tant que citoyens de la fourmilière.

[Trois lignes censurées]

Nous sommes comptables du monde et nous y apportons quelque chose; mais c'est au-delà des droits et des devoirs, au-delà même de la paix et de la guerre.

N'oubliez pas que je parle ici de la seule attitude du poète — en tant que poète — devant la guerre. Je n'oublie pas que le poète est aussi un homme; et, en tant qu'homme, il défend des valeurs, des droits, des libertés, - la liberté du poète, entre autres - d'écrire ce qui lui chante. Mais alors même que le poète défend sa propre liberté, ce n'est pas en tant que poète qu'il la défend. Il n’est plus dans la poésie: il est devant. C’est un spectateur intéressé; sa passion est politique.