SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

La collaboration de Fondane aux revues N° 6

Fondane et Queneau. Une lettre inédite de Fondane à Queneau

Monique Jutrin

L’Album de la Pléiade, consacré à Raymond Queneau, qui vient de paraître en mai 2002 , reproduit à la page 84 un billet de Fondane à Queneau au verso d’une carte de visite datée de mai 1936. [1]

A Raymond Queneau dont je dirai le bien que j’en pense, dans un prochain Cahier du Sud, avec la vive sympathie de bfondane”[2]

La  note sur Les Derniers Jours de Raymond Queneau  paraîtra en novembre  1936 dans le numéro 188 des Cahiers du Sud.  L’on s’étonne de lire dans l’Album de la Pléiade : “Les Derniers Jours, achevé d’imprimer  fin mars 36 reçoit un accueil assez tiède. Les admirateurs de Queneau, Benjamin Fondane ou André Billy, par exemple, semblent attendre davantage du jeune écrivain.

Car la note de lecture de Fondane est loin d’être dépréciative. Il commence par évoquer les deux livres précédents, Le Chiendent et Gueule de Pierre , où il présente Queneau comme un romancier en avance sur son époque. Quant aux Derniers Jours, il y discerne un retour à une sorte de réalisme “qui pourrait être le réalisme de demain, (…) un art purement decriptif et appliqué au réel – mais un réel peuplé de fantômes et mis en mouvement par des fantômes.” Seule la remarque finale contient une réserve :

“ Le livre est d’un humour irrésistible : mais ce n’est pas là le meilleur de Queneau. Il tient en réserve plus de choses qu’il ne nous dit.”

En tous cas, Queneau ne semble pas avoir été mécontent, puisqu’il  remercie Fondane dans une  lettre du 11 novembre 1936, publiée par Michel Carassou dans Le Voyageur n’a pas fini de voyager, pour l’envoi de la Conscience malheureuse et pour sa note des Cahiers du Sud  “si compréhensive”. Il ajoute qu’il n’a pas eu “ beaucoup de tels échos” pour Les Derniers Jours. Au sujet la La Conscience malheureuse, il est assez laconique :

“C’est un livre capital. Je ne suis pas sûr d’être d’accord avec vous sur l’interprétation de Chestov. (J’aimerais le connaître). C’est avec plaisir que je causerais avec vous de tout cela.” [3]

Sans doute se sont-ils rencontrés, puisqu’une lettre de Fondane à Queneau, datée de juin 1939 [4] commence par ces mots : “Il y a longtemps que je ne vous ai vu”, et  lui demande s’il a bien reçu son Faux Traité d’esthétique :

“Avez- vous reçu il y a quelques mois mon Faux Traité d’Esthétique ? Il me semble que cela se place assez près de votre point de vue,  si je ne m’abuse. Et comme mon livre sorti au lendemain de Munich a sombré dans l’indifférence unanime[5], j’aurais grand plaisir si vous vouliez bien en dire quelques mots. Vous êtes de ceux qui tenez les deux bouts de ma pensée : et les problèmes de l’art – et la pensée de Chestov.”

La réponse de Queneau, qui parut en avril 1940 dans Volontés sous le titre : “Vers la réalité, mais quelle réalité?” [6] n’a pu que décevoir Fondane, car Queneau ne le rejoint ni du côté de Chestov, ni du côté de l’art; (mais peut-être Fondane avait-il d’autres préoccupations à ce moment- là, étant mobilisé). Traitant à la fois du Faux Traité et de la préface de Thierry Maulnier à son Introduction à la poésie française, Queneau reproche à Fondane “d’enfoncer les portes ouvertes” : le procès du surréalisme est fait depuis longtemps, l’exercice est fastidieux. D’autre part, dénoncer les prétentions de la science, s’en prendre aux abus de l’éthique, est tout aussi vain. Il dénonce son “chestovisme”, qui l’oblige d’admettre que “croire vaut mieux que savoir”. Ensuite il rejette,  sans même les discuter,  les fondements philosophiques des ouvrages de Lévy-Bruhl, où Fondane a trouvé un appui pour cerner ce qu’il nomme “poésie” et “ réalité”. C’est là que, à notre connaissance, s’arrête le dialogue entre Fondane et Queneau.

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6 rue Rollin                                                                         Juin, 39.

      Vème

Mon cher Queneau, il y a longtemps que je ne vous ai pas vu, mais j’ai lu vos articles dans Volontés qui ont trait à l’art, d’une belle tenue et d’une grande audace. Et c’est cela même qui m’a donné le courage de vous écrire; avez-vous reçu, il y a q.q mois mon Faux Traité d’esthétique? Il me semble que cela se place assez près de vore point de vue, si je ne m’abuse. Et comme mon livre, sorti au lendemain de Munich, a sombré dans l’indifférence unanime, j’aurais grand plaisir si vous vouliez bien en dire qq mots dans cette revue – de combat aussi bien que d’autre chose. Mais -  avez - vous reçu le livre ? Si oui, ce serait un grand service que je vous demande là – et ennuyeux, je le sais; mais je dois me défendre, au point de vue librairie; je n’ai pas l’habitude de demander de tels services, bien qu’il me soit arrivé souvent d’en rendre.

Si le livre vous a manqué – car il vous a été adressé – mettez-moi un mot, je vous l’adresserai. Et si vous ne vous sentez pas la tentation de parler dessus, tant pis. Vous êtes de ceux qui, pourtant, tenez les deux bouts de ma pensée : et les problèmes de l’art – et la pensée de Chestov.

Bien à vous

Benjamin fondane

Nous remercions Jean- Marie Queneau qui nous a autorisés à publier cette lettre.

  


[1] Nous remercions Claire Gruson qui nous a fourni cette information.

[2] Cette carte de visite a été publiée dans le second catalogue de la librairie “Les Fleurs du Mal”  (Nîmes). Elle porte la mention : “en voyage”. En effet, Fondane se trouvait en Argentine à cette époque.

[3] A la date du 12 novembre 1936, l’on peut lire dans le Journal de Marcel Moré : “Le soir Queneau lui dit que le livre de Fondane est insuffisant mais à la mode.” Les fragments du Journal de Moré, d’après les notes prises par Queneau, ont été publiées en annexe aux Journaux (1914-1965) de R.Queneau, Gallimard, 1996. Nous remercions Eric de Lussy pour cette information.

[4] Nous la reproduisons en fac-similé.

[5] Fondane exagère quelque peu : son livre a été apprécié par Marcel Raymond, par Albert Béguin, par Benedetto Croce, par Gaston Bachelard, et  par d’autres auteurs.

[6] Cet article a été republié dans Le Voyage en Grèce, Gallimard, 1973.