L'Art en question N° 23
In memoriam : Bogdan-Piteşti
B. Fundoianu , traduit par Carmen OsziOù sont les gracieux gallans
Que je suivoye au temps jadis,
Si bien chantans, si bien parlans,
Si plaisans en fais et en dis ?
Villon
Trois jours seulement se sont écoulés depuis mon retour, longeant les terres labourées du côté d’Argeşi [1], plein de confiance, les poumons remplis de joie, suivant le perpétuel écoulement du temps. Mes souvenirs sont trop récents pour que je puisse les évoquer ; trop proches pour que je sois capable d’y revenir sans souffrance. Mais pourrais-je être triste quand lui ne l’était pas, même quand il sentait la mort s’approcher ? Ai-je le droit d’être triste à la mort d’un homme si débordant de gaîté ?
Bogdan-Piteşti a transposé son génie dans sa vie. Il a été l’un des rares convives dignes du banquet de Platon : sa présence, entre Aristophane et Agathon [2], aurait augmenté le trésor si restreint des mots ineffables. Dans la conversation sur l’amour, il aurait probablement proféré, avec un calme inébranlable, les plus étonnants paradoxes. Certes, il ne fut pas un Socrate : il n’appréciait pas et ne pouvait pas apprécier l’élévation morale ; il était un simple Alcibiade [3], svelte, orgueilleux et cynique. Toutefois, s’il ne fut pas un Socrate, il aurait été susceptible d’incarner la faiblesse d’un Socrate.
Je ne voudrais pas m’étendre sur cette métaphore, mais l’analogie avec Alcibiade aurait pu probablement mieux expliquer l’esprit bizarre de Bogdan-Piteşti. Pour la civilisation grecque, Alcibiade reste une énigme encore confuse et monstrueuse.
Ses grands contemporains – les convives du banquet – éveillent de nos jours de l’intérêt par leurs dialogues, par leurs comédies. L’artiste se dépense entièrement dans son œuvre ; une fois ingérée dans son œuvre, sa vie ne sollicite plus l’écoute de personne ; la vie peut servir de commentaire, comme absorbée par un énorme Saturne, au service de l’œuvre.
Que reste-t-il de Platon ? Le Banquet ou Gorgias [4]. Et d’Aristophane ? Les Nuées [5] ; d’Alcibiade, reste sa propre vie. Avait-il vraiment entretenu une passion amoureuse avec Socrate – a-t-il vraiment coupé la queue du chien d’Aspasie [6]? – avait-il vraiment châtré toutes les statues d’Athènes ? Qui peut nous le dire ? Et qui peut trouver moins d’intérêt à l’esprit d’Alcibiade qu’ à celui de l’esprit d’Antigone ?
Goethe, qui avait si bien compris Napoléon – aurait expliqué de la même manière toute cette galerie de personnages insolites dont Bogdan-Piteşti faisait partie : « Il existe aussi une productivité à travers les actes », disait Goethe. Toutefois, la productivité par les actes, elle-même, doit avoir un sens et une limite. Chez Bogdan-Piteşti il y en avait une seule : le plaisir. Pas dans un sens épicurien, qui laisse sans cesse échapper le plaisir, car trop préoccupé à éviter la souffrance. [Plutôt] en disciple d’Aristippe [7], qui considérait, comme Socrate, que le but de la vie c’est le bonheur. La différence était dans le détail : Socrate inscrivait le bonheur dans le bien moral. Aristippe l’intégrait au plaisir – au plaisir immédiat. Une simple substitution qui crée une petite controverse dans l’histoire de la morale.
On ne peut atteindre le plaisir sans transgresser les lois de la cité. Bogdan-Piteşti a pianoté sur toutes les notes du clavier : il fut élu député sans l’accord du gouvernement, mais avec l’approbation et le sang du paysan, qu’il l’avait lui-même fanatisé ; il a préfacé la traduction française de Bronzes de Macedonski, il a connu le pouvoir de la presse, il a dirigé un des journaux les plus lus de son époque ; il a trafiqué les mots et les actes, et a subi, maintes fois, la sévérité de la loi et la punition carcérale.
De sa cellule humide de Văcăreşti, plus conséquent avec lui-même qu’un Oscar Wilde, Bogdan-Piteşti n’est pas rentré de sa prison repenti au sein des Évangiles : la vie continuait à lui offrir tout ce qui pouvait l’enchanter : la beauté du corps humain et la tentation de l’art.
Dans une société autrement organisée que la nôtre qui est disciplinée et chrétienne, l’opprobre qui avait entouré Bogdan-Piteşti aurait paru naturel. Ainsi, pendant la Guerre de Troie, les Grecs ont dû isoler sur une île l’un des plus braves d’entre eux, car sa blessure puante et ses cris de douleur auraient pu démoraliser [les combattants].
Combien de fois nous a-t-on répété l’histoire de Philoctète ! Sur son île, Philoctète était en fait moins seul que s’il était entouré par les Grecs : n’avait-il pas avec lui l’arc d’Achille ? Isolé de ce que les imbéciles continuent à nommer avec vénération « l’opinion publique », Bogdan-Piteşti fut accompagné par un entourage des plus choisis : au long des années, les peintres, les sculpteurs, les écrivains, les meilleurs et les plus talentueux du pays, ont défilé dans sa maison, ont côtoyé son sourire, ont retenu, comme enregistrée sur une plaque de phonographe, quelque chose de sa verve précieuse, bizarre et singulière.
Ce n’est que chez Bogdan-Piteşti que l’on pouvait boire du café aux côtés de Luchian [8] et d’Iser [9] ; ce n’est que chez lui que l’on pouvait discuter en la compagnie de Ressu [10] et de Brâncuș [11] ; ce n’est que là-bas, entre ses murs ornés [d’œuvres d’art], que la conversation, délicate et lubrique, raffinée et triviale, trouvait un cadre approprié.
L'intelligence de Bogdan veillait sur nous, prête à réagir par une réplique candide, imprévue, agile. J’aurais aimé évoquer un jour cette intelligence d’une manière plus approfondie. Il y avait quelque chose d’une immense allégresse dans un corps absolument fétide.
Combien de générations d’anciens boyards [12] se sont rassemblées, comme un misérable tas de fumier, pour donner naissance à cette terre singulière ? Une terre d’une valeur inestimable, une terre stérile ! Il y avait en sa personne quelque chose de la grâce d’un chrysanthème, né sans parfum, dans une terre qui exhale une odeur de soufre. Et s’il y a des gens qui naissent pourvus de talent mais répugnants, de même que le blé est à la fois généreux et avilissant, – Bogdan-Piteşti était le ficus, destiné à agrémenter, gratuitement, un salon ou une serre.
Après son départ, il nous reste l’une des plus belles collections d'art roumain que nous possédions. Et c'est important. Peut-être « restera-t-il » aussi quelque chose de ces êtres qui ont vraiment « existé » ?
Traduction : Carmen Oszi
[1] Le comté d’Argeş, dont le chef-lieu est Pitești, territoire situé en Valachie, qui s'étend entre les Carpates et la plaine du Danube, le long du bassin de la rivière Argeş. Dans le village de Vlaici , Bogdan-Piteşti possédait un manoir où il créa en 1908 une résidence d'été pour des artistes peintres. Le domaine de Vlaici devint par la suite un haut lieu de rencontres littéraires et artistiques.
[2] Agathon d'Athènes, poète tragique grec de la fin du vème siècle av. J.-C. Il vécut à Athènes de 450 ou 445 à 405 av. J.-C., mais aucune de ses pièces n'a été conservée et on ne le connaît qu'à travers les récits de ses contemporains. Il a obtenu le premier prix au concours des Lénéennes en 416 av. J.-C. et a donné le festin dont Platon s'est inspiré pour situer son célèbre Banquet. Aristophane lui rend hommage dans Les Grenouilles.
[3] Alcibiade (450 - 404 av. J.-C. ), homme d'état, orateur et général athénien. Personnalité haute en couleur, aristocrate et grand propriétaire foncier qui a fasciné ses contemporains par son intelligence et sa beauté.
[4] Gorgias , dialogue de Platon, sous-titré De la rhétorique. Deux thèses s'affrontent : celle de Gorgias, sophiste qui enseigne la rhétorique et considère que « l'art de bien parler » est le meilleur de tous les arts, et celle de Socrate, qui dénonce la rhétorique comme un art du mensonge.
[5] Les Nuées, comédie d'Aristophane : il s’agit du conflit entre Strepsiade et son fils Pheidippidès, où intervient Socrate.
[6] Aspasie, hétaïre grecque (vers -470 – vers-400 av. J.-C.). Courtisane cultivée, appréciée par Périclès et Socrate.
[7] Aristippe de Cyrène, philosophe (vers 435 av. J.-C. – 356 av. J.-C.), disciple de Socrate, fondateur de l'école dite cyrénaïque, dont l'orientation principale est l'hédonisme.
[8] Ştefan Luchian (1868-1917), l'un des principaux fondateurs de la peinture roumaine moderne, connu pour ses paysages et ses natures mortes.
[9] Iosif Iser (1881-1958), peintre roumain d’origine juive. Inspiré par l’expressionisme, il collabora à la presse socialiste où il publia de nombreuses caricatures.
[10] Camil Ressu (1880-1962), peintre d’origine roumaine, célèbre notamment pour ses portraits, ses paysages et ses scènes villageoises.
[11] Constantin Brancusi (1976-1957), né en Roumanie, il poursuivra son parcours en France. Reconnu comme l'un des sculpteurs les plus influents du début du xxème siècle. Lié à Fondane, qui lui consacra une étude dans les Cahiers de l’Étoile en 1929.
[12] Propriétaires fonciers (en roumain : boieri).