SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

L'art en questionS N° 27

Introduction

Agnès Lhermitte

Quand il arrive à Paris en décembre 1923, à 25 ans, Benjamin Wechsler a déjà à son actif en Roumanie, le plus souvent sous le pseudonyme de B. Fundoianu, non seulement de nombreux poèmes en vers et en prose, des traductions, le manuscrit d’une pièce de théâtre, mais aussi des dizaines d’articles critiques témoignant d’un questionnement permanent sur la littérature. Préparant sa venue à Paris,i il avait même, en 1922, réuni en volume, sous le titre de Imagini şi cărţi din Franta (Images et livres de France), vingt-trois articles consacrés à des auteurs français, qu’il avait publiés en 1920 et 1921 dans des revues roumaines. Dans la préface, il proclamait ses affinités avec les lettres françaises, auxquelles serait inféodée la littérature roumaine. La réflexion de cette époque, influencée par Remy de Gourmont et le Mercure de France, par Nietzsche et Jules de Gaultier (et déjà par Gide et la NRF), prolonge les débats de la génération précédente sur la crise littéraire amorcée par Mallarmé, sur la décadence et le symbolisme finissant.ii Le Paris de 1924 est tout différent, bouillonnant des nouveaux courants où se croisent des écrivains et des artistes venus de toute l’Europe et au-delà. Des critiques tentent, dans des essais et des revues, de rendre compte des innovations parfois radicales de la création littéraire, plastique, musicale et architecturale. Le jeune Fondane, qui a rejoint ses amis Ilarie Voronca et Claude Sernet, et fait la connaissance de son compatriote Tristan Tzara, animateur du mouvement Dada, s’immerge passionnément dans ces lectures, s’intéresse au surréalisme naissant et tente de suivre la production parisienne du moment : théâtre de Pirandello, Ballets suédois, cinéma, expositions d’arts « primitifs » et des Arts décoratifs…

Néanmoins, on n’entend pas encore sa voix : sa première publication notoire date de 1928. Il survit difficilement, n’est pas encore introduit dans les milieux éditoriaux, et doit apprivoiser la langue française comme nouvelle langue d’écriture. Cependant, bien qu’il avoue une panne (presque) réelle dans sa production poétique, qu’il remet alors radicalement en cause,iii il ne reste pas inactif en tant que critique. Il publie quelques articles en français dans la revue Integral dès sa création en 1925, et, surtout, il poursuit sa réflexion sur l’art et la poésie, en ce temps de crise, en s’attaquant à la rédaction d’un essai au titre provocateur et paradoxal : Faux Traité d’Esthétique,iv daté de 1925, sous le nom de Benjamin Fondane qui restera son pseudonyme d’auteur français. La publication en est annoncée dans le numéro 6-7 de la revue Integral (Octobre 1925) : « Notre collaborateur B. Fondane vient de finir un essai d’esthétique : "Faux propos (sic) d’esthétique" ». Ce livre « qui [l’] obsède » ne fut cependant jamais édité.v Cela explique en partie que, faute de corrections éditoriales, le texte conserve la gaucherie rugueuse d’une langue encore imparfaitement maîtrisée. On est surpris malgré cela de l’ambition du projet (rien moins que repenser l’art, avec encore une grande attention à la forme), de la hauteur de vue d’une réflexion qui synthétise les controverses contemporaines, de l’indépendance d’un esprit qui porte à la modernité un intérêt non exempt de doute et de critique.

En effet, s’il partage le rejet des conceptions (dé)passées de l’art ‒il n’est même plus question du symbolisme qui fut l’idole de sa jeunesse‒, il n’adhère pas pour autant aux mouvements nouveaux comme Dada et surtout le surréalisme, qui, exception faite du cinéma, promesse d’un langage nouveau, lui semblent des leurres, des impasses voire des poisons. Le problème, à ses yeux, est plus profond et plus complexe, ce qui explique qu’il tente de le circonscrire en l’abordant sous des angles divers, comme le montrent les titres des chapitres et ce qu’ils mettent en question : le concept de l’art a-t-il un sens ? peut-on parler de progrès dans l’art ? l’originalité est-elle un fondement de l’art, une valeur ? peut-on croire à l’autonomie de l’art ? la raison a-t-elle une place dans l’art, et laquelle ? que dit-on quand on parle de classicisme ? La pensée avance à coup d’examens contradictoires, de comparaisons entre différentes périodes culturelles, de controverses avec les idées de maints critiques littéraires, critiques d’art et philosophes. Parmi ceux-ci, on remarque la présence étonnante de Maurras, dont Fondane se rapproche provisoirement, malgré ses réticences, sur un point de sa réflexion, et celle de Valéry, principale référence comme poète et comme essayiste, et sur lequel il porte encore un regard ambivalent, mi-admiratif, mi-circonspect.vi À travers ces tâtonnements, il élabore ce qui restera son credo : méfiance envers les prérogatives de la logique (défaut attribué de façon originale aux mouvements d’avant-garde), et certitude que l’art, et peu importe la définition qu’on en donne, ne peut que s’enraciner dans la vie, ne peut jaillir que de l’homme.

Le manuscritvii de cet essai était conservé chez Jeanne Tissier, la sœur de Geneviève Fondane, qui le confia à Monique Jutrin. Déjà décrit par celle-ci dans le CBF n° 5,viii il se présente sous la forme d’un gros cahier au format d’un livre de 240 pages in-18, relié, sans dos, et couvert d’un papier imprimé replié. Un tampon porte le nom de l’imprimeur Louis Geisler, 3 rue de la Bienfaisance, Paris (8e), et une date : 1er avril 1910. On trouvait à l’époque chez les imprimeurs « de ces excellents livres-maquettes, à pages blanches »,ix à couper. La date mentionnée, de quinze ans antérieure à l’utilisation du cahier, laisse supposer qu’il s’agit d’un vieux stock ou d’une récupération. Le cahier est rempli à la main – et complété par un autre carnet, simple bloc-notes.

La page de titre mentionne le nom de l’auteur, le titre de l’ouvrage prévu (Faux traité d’Esthétique), son sous-titre initial biffé (« Discours contre l’art pour l’art ») et celui qui le remplace (« Essai pour comprendre mon époque »), ainsi qu’un exergue de Nietzsche (« Le "beau en soi" n’est qu’un mot, ce n’est même pas une idée ») et enfin, le lieu et la date (Paris, 1925). Le paradoxe inscrit dans un titre qui dénie en quelque sorte son sujet se confirme à la lecture de ce « faux traité » : le terme d’esthétique y apparaît peu ; c’est la notion d’art, plus fondamentale, qui est en jeu. Le premier sous-titre traduit une position polémique dans un débat essentiel aux yeux de l’auteur, sous l’égide de Nietzsche dans le Crépuscule des idoles auquel est emprunté l’exergue ; celui qui le remplace dit l’intention de placer le débat au cœur de la réalité actuelle, en prise avec le monde, avec l’homme surtout.x La table des matières, en tête du cahier, annonce neuf chapitres répartis sur deux volumes.xi Le cahier « Geisler » comprend les six chapitres du premier volume prévu (cinq, en réalité, le quatrième ayant été fondu dans le troisième). Deux des trois chapitres prévus pour le second volume figurent dans l’autre carnet (qui fait partie du même lot d’archives). Le troisième chapitre n’a pas été retrouvé (cf. infra). Entre la table et le début du texte s’intercalent quelques pages blanches (destinées à une préface ?) puis une page comportant des citations tirées des Journaux intimesxiide Baudelaire (Fusées et Mon cœur mis à nu), dont Fondane appréciait les paradoxes provocateurs et les interrogations dérangeantes. Constituaient-elles une réserve d’exergues ? de citations à introduire dans le texte ? En tout cas, l’allusion au Corbusier rattache cette page au propos d’ensemble.

À l’intérieur du cahier, pliés entre deux pages, se trouvaient quatre textes manuscrits probablement de la même période ‒ou légèrement postérieur en ce qui concerne le deuxième. On les trouvera dans ces pages à la suite du traité. Deux feuillets sur formulaires de contrats d’assurancesxiii comprennent une ébauche de préface inachevée, qui semble abandonnée : elle n’a pas été recopiée sur les premières pages, laissées blanches, du cahier. Deux articles achevés, « Le concept du Beau » (13 ff) et « Faux concepts de l’art classique » (12 ff), sont tous deux signés « B. Fondane », avec simple mention de son adresse de l’époquexiv : 19 rue Monge Ve, ce qui laisse supposer qu’ils étaient destinés à être publiés en revue. Un ajout au début de « Le concept du beau » confirme le rapport étroit que ce texte, comme le suivant, entretient avec l’ouvrage prévu.xv Le quatrième texte est très bref (2 ff). Intitulé « Foi et dogme », il relie la question de l’art à celle de l’existence de Dieu. Aurait-il été publié dans ce livre ?xvi

Nous avons joint à ce corpus de 1925-1926 un texte antérieur de 4 ans, et un texte postérieur, également de 4 ans. L’article « Faut-il brûler le Louvre ? », découvert par Aurélien Desmars, avait été publié en Roumanie dans la revue Adevărul le 19 septembre 1921. La question constituant le titre de l’article avait été posée la même année sous forme d’enquête par la revue française L’Esprit Nouveau, qui avait publié dans ses numéros 6 et 8 les réponses d’un certain nombre de personnalités du monde littéraire et artistique. De cette façon, le jeune Fundoianu s’inscrivait déjà, de loin, dans le débat intellectuel parisien. Ce titre est aussi celui du neuvième chapitre prévu dans la table des matières pour le Faux traité d’Esthétique ; or, celui-ci n’existe pas ou n’a pas été retrouvé, le manuscrit ne comportant finalement que huit chapitres. En fait, la question de l’originalité, qui fait l’objet principal de l’article, ayant été traitée dans le troisième chapitre (avec une évolution de la réflexion depuis l’article de 1921), on peut supposer que cette reprise avait paru inutile à Fondane. Quant à « Réflexions sur le spectacle », cet article a paru en mars-avril 1929 dans les Cahiers de l’Étoile n° 8, et sa rédaction témoigne maintenant d’une bonne maîtrise du français écrit. Il poursuit, en ouvrant d’autres perspectives, la réflexion de Fondane sur l’art en cette époque passionnante des années 20, « qui remet tout en question ».

En 1938, Fondane réutilise le titre de Faux Traité d’esthétique pour publier un essai qui a cette fois pour sous-titre « Essai sur la crise de réalité ». Il ne s’agit pas pour autant d’une reprise du manuscrit de 1925. Treize années ont passé, le contexte culturel a changé. Le jeune émigré récent encore incertain de ses orientations s’est nourri de nouvelles lectures. Il est devenu un poète maître de son art et un philosophe résolument existentiel qui aura approfondi et affermi sa pensée grâce à la rencontre de deux maîtres à penser. Chez Léon Chestov, qui guide ses lectures, il trouve la vision existentielle de la duplicité tragique de soi ; chez Lucien Lévy-Bruhl, la pensée de participation des primitifs, qui lui offre une voie d’accès au réel. Le sous-titre confirme la teneur nettement philosophique du nouvel essai.

Fondane y poursuit une réflexion qui récuse les problématiques esthétiques stricto sensu pour s’attaquer de front à la question primordiale : Pourquoi l’art ? Pourquoi justement l’art chez le seul animal raisonnable ? Il se concentre alors sur la poésie, son propre champ d’action et d’interrogation, dans un mouvement inverse de celui qui, en 1925, lui faisait élargir à l’art la crise de la littérature étudiée par Rivière. Bien des questions abordées alors, restées sans réponse ou devenues obsolètes à ses yeux, comme l’enracinement socio-historique de l’art ou la forme, encore liée à l’ordre, à la raison, auront été évacuées. Mais l’idée essentielle, déjà présente dans le manuscrit, d’un art vivant, sera devenue le principe du nouveau traité, présenté comme la mise au point vitale d’un enjeu existentiel, et où la poésie, expérience mystique du réel, se confond avec la vie de l’homme.

Dans cette perspective, Maurras aura évidemment disparu, Gide ne servira plus de référence ; Fondane dialoguera encore avec J. de Gaultier et Bergson, mais il ferraillera avec Roger Caillois et Jean Cassou ; il s’opposera cette fois radicalement à Valéry, mais aura réévalué Rimbaud, auquel il consacrait en 1933 son essai Rimbaud le voyou. Le surréalisme était déjà objet de défiance en 1925, quoiqu’il lui fût encore mal connu ; il deviendra sa cible principale, en dépit des espoirs suscités pour libérer la poésie. C’est par opposition à ce mouvement que Fondane pourra alors définir sa propre conception de l’écriture, libérée de toute théorie et de toute mission, comme un travail sans fin pour briser les automatismes mentaux et langagiers qui font écran au réel, au vivant.

NB. La transcription du Faux traité d’Esthétique comprend, entre crochets dans le texte, les passages ajoutés par l’auteur en marge ou entre les lignes, tandis que les passages rayés ou biffés sur le manuscrit figurent en notes de bas de page.

i Voir ses échanges épistolaires avec sa sœur Line : une réponse de Jean de Gourmont à l’envoi de ses textes sur son frère Remy aurait été le « premier visa sur [s]on passeport » (2 juin 1921) ; « Ce volume [Dans la librairie de France, titre prévu d’abord pour Images et livres de France] est un passeport pour la France » (sept. 21). Benjamin Fondane, Correspondances familiales. 1905-1944, Textes réunis, présentés et annotés par Michel Carassou et Vera Gajiu, traductions du roumain par Vera Gagiu, Paris, Non lieu, 2023, p. 159 et 177.

ii Un panorama de cette étape de la réflexion fondanienne (1918-1922) est donné dans Benjamin Fondane-Remy de Gourmont : questions d’esthétique, Dossiers de la Nouvelle Imprimerie gourmontienne n° 2, Paris, CARGO, 2018.

iii Voir dans « Mots sauvages », préface à l’édition en 1930 de Privelişti, recueil de ses poèmes roumains dont il renie alors le lyrisme mensonger : « Pendant quatre ans, je me suis tu, comme un muet ». Benjamin Fondane, Paysages, Paris, Le temps qu’il fait, 2009, p. 25. En réalité, Fondane a publié ses trois premiers poèmes français en 1925.

iv Sans doute un clin d’œil au texte roumain du XIXe siècle servant de modèle d’écriture dans les écoles (Fals tratat de vînatoare (Faux traité de chasse). Cette formule de titre (Faux traité de…) est encore usitée en Roumanie. Fondane reprend ce titre pour l’essai, entièrement nouveau, qu’il publie en 1938.

v Seuls ont été publiés, récemment et séparément, un fragment du chapitre VII (CBF n° 5, 2001-2002, p. 72-74), le chapitre VIII (Entre Philosophie et littérature, textes réunis par Monique Jutrin, Parole et Silence, 2015, p. 13-19), et le chapitre III (Benjamin Fondane-Remy de Gourmont, Questions d’esthétique, op. cit., p. 250-273.

vi En revanche, sa critique sera sans appel dans le Faux Traité d’esthétique de 1938.

vii Consultable à l’IMEC dans la boîte d’archives Benjamin Fondane, cote 986FDN/1.

viii « Une découverte : le manuscrit du Faux traité d’Esthétique de 1925 », CBF n° 5, 2001-2002, p. 56-64. Notre présentation emprunte largement à cet article.

ix Telle est la réponse de Jean Paulhan, interrogé lors d’une enquête littéraire sur son « livre préféré ». Gazette de Lausanne, 20 décembre 1960.

x L’objet de ce Faux traité d’Esthétique serait pour son auteur de « prendre passionnément contact avec son temps ». Cf. ajout à la première page de « Le Concept du beau ».

xi Ce même ajout (note 9) laisse envisager un projet beaucoup plus important puisqu’il présente ce texte comme le chapitre XIV de l’ouvrage.

xii Publiés dans les Œuvres posthumes en 1887.

« Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût c’est le plaisir aristocratique de déplaire. » Ch. Baudelaire, Mon Cœur (page 43)

« Créer un poncif, c’est le génie. Je dois créer un poncif ». Ch. Baud.

Lire page 49 pour voir combien Le Corbusier eût fait une belle lecture pour Baud.

- « Qu’est-ce qui n’est pas un sacerdoce aujourd’hui ? La jeunesse elle-même est un sacerdoce à ce que dit la jeunesse. »

xiii Fondane avait trouvé un emploi dans une compagnie d’assurances, L’Abeille, où il rencontra Geneviève Tissier, sa future épouse.

xiv  Fondane habita rue Monge à partir de 1925.

xv Voir la note 10, ainsi que la note 4 de « Le concept du beau ».

xvi Un dernier feuillet manuscrit ne porte qu’un titre (« L’esthétique du suicide ») en relation avec une question traitée dans le livre, et une interrogation : « Le grand style du XXe siècle se morcellera-t-il comme celui du romantisme ? »