SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Parole biblique et pensée existentielle N° 17

Jassy : «une histoire lente, triste, maladive »

Carmen Oszi

«Ma ville, l’ancienne capitale de la Moldavie, chaque fois que tu me souris, énigmatique, de ton regard mort et de ton corps ravagé, à travers les vitres lavées par la pluie, tu me fais l’impression d’un fantôme sans âme, d’un cadavre ambulant issu des contes chinois.»
(Ma ville)

Les écrits de jeunesse consacrés àJassy révèlent le regard ambivalent que Fondane porte sur sa ville natale – lieu d’éclosion à la vie etd’éveil de sa sensibilité poétique,lieu de prise de conscience de son identité et des tensions politiquesde l’époque.

Les deux manuscrits inédits, Ma ville et La deuxième capitale[1] sont rédigés sur le fond d’une Europe déjà déchirée par les convulsions du XXe siècle.[2] Dans un style où s’entrelacent le lyrisme et l’ironie, ces deux poèmes en prose révèlent l’impétuosité et le sérieux du jeune adolescent qui, plongé dans l’histoire tragique de son époque, s’engage en faveur de « la pulsion triomphante de la vie »[3]– credo qui animera toute son œuvre future.

D’autres manuscrits de jeunesse, qui ont fait l’objet de notre recherche, contiennent de nombreuses références à sa ville natale : Le Poète des fleurs (1914), poème en prose où il évoque les « rues endormies sous un ciel de plomb d’une ville froide » lors de l’enterrement du poète D. Anghel ; L’Hôpital juif de Jassy (1918), farce burlesque sur le débat identitaire et politique à la fin de la Première Guerre mondiale, où il présente en juxtaposition les absurdités de la guerre et la vie culturelle de Jassy.[4]

Fond historique

1915 fut une année trouble dans l’histoire de la Roumanie. La décision d’abandonner saneutralité et de s’engager, à partir de 1916, dans la Grande Guerre furent précédées d’un vif débat entre les différentes tendances politiques du pays. Les cercles nationalistes privilégiaient l’entrée en guerre de la Roumanie à côté des pays de l'Entente (la France, l'Empire ruse et l’Empire britannique), en échange de la promesse de satisfaire après la victoire ses ambitions territoriales (la Transylvanie et la Bucovine, appartenant à l'Empire Austro-hongrois, la Bessarabie, rattachée à la Russie, et les provinces bulgares du sud de la région de Dobrogea).

Paradoxalement, le camp qui favorisait les Puissances centrales, avec lesquelles la Roumanie avait conclu un traité d’alliance[5] en 1883, énumérait parmi ses sympathisants des politiciens et des intellectuels partisans de la modernité et de l’émancipation des Juifs et leur intégration comme citoyens à droits égaux. Parmi eux, I. L. Caragiale (avec qui Rodion entretenait une cordiale correspondance[6] et Petre Carp. Largement considéré comme inflexible et incisif dans ses prises de position publiques, très respecté comme orateur, Carp était à contre-courant de la majorité dans les divers débats politiques et son discours était une alternative aux tendances antisémites et populistes de la politique roumaine de l’époqe. A remarquer que, peu enthousiasmé de la perspective d’entrée en guerre de la Roumanie, A. Steuerman-Rodion, l’oncle et le mentor littéraire de Fondane, se sentait proche des milieux politiques germanophiles, socialistes ou pacifistes. Son suicide après son retour du front à Jassy, en 1918, affligea profondément Fondane qui, dans un article publié dans Scena en octobre 1918, perçoit la signification de ce geste fatal, comme une tragédie qui se déroule sur le fond d’une ville agonisante, rongée par la déchéance morale et l’antisémitisme :

«Province laide et oubliée comme une vieille étoffe. L’asphalte agonise. Des vieux réverbères, le soir, émane une frêle lumière. On voit des boutiques de Juifs – des tavernes exposant des bouteilles. Les voitures vont aussi lentement que des disques. Les hommes sont immobiles sur les seuils. On devine sous leur peau la pulsation d’un sang coulant vert.

Des statues sont là aussi. Elles encouragent l’industrie de la pierre. Les choses sont pourries de silence. Des étudiants troublent la paix, pour mieux faire sentir la mort de cette ville de cristal. Passant, laisse à la gare tes chaussures et ton espoir ! Ici, la vie a fait faillite.»[7]

Autant d’images qui apparaissent déjà, d’une manière prémonitoire, dans les deux manuscrits de 1915.

Thématique, images, style

Les sujets abordés par Fondane dans Ma ville et La deuxième capitale reflètent l’expérience douloureuse d’un adolescent sensible et précoce, à l’écoute de l’air du temps, qui grandit dans une période historique trouble, et assiste à l’intensification du discours nationaliste et antisémite. Deux axes thématiques s’entrelacent dans ces deux textes dédiés à la ville de Jassy : une réflexion historico-politique et une approche introspective de sa relation intime avec sa ville natale, où l’on reconnaît une révolte contre le scepticisme contemporain, les faux idéaux, les vices incurables de la société contemporaine, ainsi qu’une méditation sur le temps et la condition humaine – fugit ireparabile tempus, vanitas vanitatum – thèmes dont certains seront repris dans les essais publiés dans Mântuirea, en 1919.[8]

Fondane se distingue par la précocité de sa pensée politique, par des réflexions pertinentes sur le sens de l’histoire, par une approche critique, indépendante, souvent à contre-courant du le dogme historiographique de l’époque. Il s’interroge sur les conséquences del’unificationdes Principautés roumaines (1859)et l’instauration du Royaume de Roumanie sous la dynastie des Hohenzollern-Sigmaringen (1867), pour la ville de Jassy. Capitale de la Moldavie durant trois siècles (1566-1862), symboled’un passé glorieux,berceaude la culture roumaine, Jassy perd son statut de capitale en faveur de Bucarest (capitale de la Valachie), présentéecomme la ville de l’imposture et de la superficialité.

«D’un moment à l’autre, son indépendance est sacrifiée au nom d’un principe noble et utilitaire afin que, plus tard, sous le prétexte de centralisation, elle soit oubliée, piétinée, humiliée et ligotée comme une captive vaincue par le char de triomphe de la gigantesque Capitale. […]

Aujourd’hui elle se meurt, d’une mort lente et sans pitié, comme un vieux roi au regard éteint. Elle s’éteint dans la vénération du peuple qui contemple sa ruine, sans rien faire pour y remédier ; elle s’éteint lentement dans l’immense caveau où ses ancêtres ont brillé par leur gloire.»(MV)

Les deux textes se trouvent sous le signe du paradoxe et de l’ambivalence. Fondane met constamment face à face le passé et le présent, la gloire et la déchéance. D’après lui, Jassy ne connut qu’une courte période de gloire sous le règne de son fondateur, Etienne le Grand[9], quelques moments de splendeur du temps d’Alexandru Lăpuşneanu[10]et s’appropria pour un moment « le faste et la pauvreté d’une ville orientale » sous le règne des princes phanariotes (1711-1821). Il singularise comme point tournant de la fortuna labilis de Jassy l’union des Principautés roumaines en 1859. Fondane montre peu d’enthousiasme pour cet acte historique tant célébré par l’historiographie roumaine. Il y voit le début d’une longue période de déclin pour cette ville et un catalyseur dans l’affirmation du nationalisme roumain et de l’antisémitisme. Il exprime même de la compréhension pour la tentative avortée d’insurrection qu’initia, en avril 1866, N. Rosetti-Roznovanu[11], à la têted’un mouvement séparatiste issu du mécontentement des Moldaves face aux conséquences de l’Union.

«Cette béatitude, médiocre mais singulière, finit tragiquement sous le règne de Cuza Vodă [12] – le Romulus Augustus de la Moldavie – figure trouble, enivrant la plèbe par des discours nuls, bruyants, secs et criards. Alors, pour un moment, les vitres tintent comme dans la nuit de Saint Bartholomé et sur une pierre tombale on aperçoit le profil d’une figure de petite taille, aux cheveux gris, lunettes et voix stridente, pour retomber à nouveau dans l’accalmie de la mort.» (MV)

Les deux manuscrits abondent en allusions au nationalisme criard et à l’antisémitisme. Utilisant l’ironie et l’antiphrase, Fondane présente Jassy comme: «ville tolérante jusqu’à l’obstination (qui supporte même quelqu’un comme A. C. Cuza)», ville où«les étudiants sont les vrais maîtres»et où se trouve«une espèce rare, aux contours incohérents et recourbés, permanents et spécifiques, (fossile témoignant d’une ère opulente) du Juif primitif.»(DC)

Taler à deux faces – Jassy a eu sa part d’éloges et d’injures. Pour les uns, elle fut un patrimoine de la beauté du peuple, réminiscence demeurée dans la pénombre des temps, trésor d’énergies vierges non utilisées – pour les autres, une simple ville pleine de youpins, située près des eaux sales de la rivière ‘Cacaïne’, une ville qui aurait pu être autre, si elle n’avait été ce qu’elle est. » (DC).

Fondane avoue pourtant avoir toujours entretenu une relation intime, viscérale, avec Jassy – ville qu’il voit comme«un étrange mélange de poésie et de boue.»(MV).

«Car je ne me trompe point : c’est à toi qu’appartient cette tristesse soudaine qui jaillit en moi dans des moments de joie, de toi est arraché ce visage sobre, trop sobre, ces rides creusées sur le front et ce sérieux précoce, trop précoce pour l’âge de l’enfance.
[…]
J’ai saisi dans chacune de mes fibres le trésor de mélancolie et la monotonie du paysage sans fin, étalé par le coucher du soleil à travers le cadre de la fenêtre grillagée.»(MV)

Pour mettre en valeur la complexité de sa relation envers sa ville natale Fondane fait un usage intensif de la personnification. Par le biais des questions rhétoriques, il interpelle Jassy tantôt au masculin, tantôt au féminin, tantôt au singulier, tantôt au pluriel – en donnant l’impression qu’iljoue de la situation étrange qui existe dans la langue roumaine – celle des villes dont le nom a également une forme au singulier : Iaşul, Bucureştiul, et une forme, plus archaïque, au pluriel : Iaşii, Bucureştii. L’usage qu’il fait du masculin-féminin est particulièrement révélateur. Comme femme, Jassy, c’est l’anima – son souffle, son âme, symbole de douceur, de protection et source d’inspiration poétique :

«Tu me donnes l’impression d’une grand-mère fanée au visage marqué par des rides rigides, à la démarche lourde, d’une bonté calme, emplie d’amour fidèle et de douceur – car c’est toi qui m’as élevé, jour après jour, sous tes couvertures délavées, c’est toi qui m’as donné en cadeau mon âme solitaire et monotone de chauve-souris blottie dans des tours moisies. Tu m’as trempé jusqu’aux os de ton ciel éternellement grisâtre, et c’est toi, la première, qui m’as donné le frisson de la poésie fastueuse et réelle – c’est pourquoi devant la postérité tu es la seule responsable des crimes que j’ai commis.»(MV)

Au masculin, Jassy devient unvieux roi «ramolli,l’épée tremblante dans la main», guerrier déchu coiffé d’un heaume tombant sur ses sourcils grisâtres qui l’empêche de voir la réalité. Notons l’esprit frondeur du jeune Fondanedans une interpellation remarquable par son esprit de liberté et devivacité :

«J’aime la vie et pour ne pas mourir je suis prêt à me battre contre toi. Car, bien que tu sois roi, tu es vieux et tu es ramolli – mais moi je suis jeune. […]

Meurs toi-même, si tu le veux, vieux roi, et je te promets de préparer pour ta mort un panégyrique plus long que ceux de Bossuet […]. Je ne veux pas mourir, car je ressens en moi la pulsion triomphante de la vie. J’aime la vie de la même ardeur que tu aimes les discours antisémites. Car il me semble que tu les aimes bien, puisque tu n’as pas dissipé à coups de massue les cerveaux de ceux qui profanaient ton agonie.»(MV)

Fondanereconnaît avoirtoujours pris ses distances vis-à-vis de Jassy, et avoue n’avoir pas su percevoir le malaise social et psychologique de ses habitants :

«Je ne connaissais de toi, et je ne connais toujours, que le centre, ton cœur. […]. Je n’ai jamais eu la curiosité de saisir le bâton de touriste pour parcourir tes vastes faubourgs, pauvres et stupides. […]

Je ne connais tes faubourgs qu’au hasard d’un détour, ou contraint par des nécessités quotidiennes, car j’étais resté enfermé en toi, comme un vieux Turc qui ne connaît des frontières de Constantinople, que les couchers de soleil pourpres reflétés dans le porphyre des eaux douces du pittoresque Istanbul.»(MV)

Il déplore, dans la veine d’Anatole France, un de ses maîtres de pensée à l’époque, la vanité de tous ceux qui ont prétendu écrire l’histoire de la ville sans jamais avoir étudié la misère, les nécessités de l’existence quotidienne, les conditions de vie de ses habitants.

L’atmosphère étouffante de ville provinciale est omniprésente. Jassy est pour Fondane une ville avec «des palais somptueux à côté des ponts en bois et des égouts qui s’écoulent librement dans les rues » (MV),pour laquelle il propose en guise de symbole les eaux sales du Bahlui, la rivière qui la traverse, « sanctuaire des grenouilles, banal, vulgaire et insipide» qui lui donne envie de l’abandonner pour de bon. Son désir prémonitoire de s’élever vers les grands espaces est saisissant :

«Non, je ne veux pas mourir, je veux de l’air, je veux du soleil, je veux du ciel.»[13) (MV)

Parmi les images récurrentes de ces deux manuscrits, l’on distingue les statues de Jassy – symboles glorieux des grandes heures de la ville, mais aussi lieux de célébrations douteuses, comme la statue d’Etienne le Grand, sur le socle de laquelle,«lors de moments d’agitation, lorsque des questions brûlantes sont à l’ordre du jour, quelque étudiant malingre et de petite taille, aux yeux saillants, paralytique, prône – d’une voix indistincte pareille au gargouillement d’un samovar à la tombée de la nuit, au glouglou d’un verre de café noir – quelque fragment d’idéal national.»(DC)

Les statues de pierre qu’il tente en vain de ranimer par la force de sa jeunesse, tout comme les fantômes ou les orties, apparaissent dans les deux manuscrits comme des métaphores de la déchéance et de la mort :

«[…] une citadelle prédestinée à la mort, la malédiction a frappé d’orties les murs – et, sur la place, sur les socles des statues l’on verra ceux qui veulent se préserver de la mort, en agitant les clochettes de l’arrivisme.»(MV)

Dans le passage qui clôt La deuxième capitale, Fondane évoque la statue de Memnon. Fils d’Eos, la déesse de l’Aurore, et de Tithon, le neveu de Priam, Memnon est le roi des Ethiopiens et héros de la guerre de Troie. Après sa mort dans le combat contre Achille, sa mère obtint pour lui l’immortalité de la part de Zeus.[14]

Les Grecs et les Romains ont donné le nom de Memnon à l’une desdeux statues colossales qui se trouvent à l’entrée du temple du pharaon Amenhotep III, à Luxor. A la suite d’un tremblement de terre survenu en 27 A.D., le colosse nord se brisa. Selon des sources antiques[15], un phénomène curieux se produisit, venant enrichir la légende de Memnon : lorsque le monument écroulé s’échauffait aux premiers rayons du soleil, il faisait entendre un son exquis, pareil à un chant, à une lamentation, à un gémissement. L’on disait que Memnon « le prince de l’aube »,saluait sa mère, l’Aurore. Ce phénomène disparut après une réparation effectuée en 170 A.D. Fondane fait usage de ce mythe ambigu afin d’exprimer son espoir secret de voir sa ville natale pouvoir encore retrouver un avenir de grandeur :

«Elle [Jassy] a toujours tout enduré sans se plaindre. On lui a coupé les artères et on lui a étouffé les pulsations, on lui a sacrifié les idéaux sur l’autel des voleurs et de toutes les infamies présidées par Mercure. « Le coup de hache[16] » est pourtant arrivé. Brisée en deux, tout comme la statue de Memnon, elle va ramasser ses énergies, concentrer ses pensées et ses forces, fusionner ses parcelles disparates en une seule, et revendiquer d’une voix distincte le droit à la vie. Et quand elle recevra ce qui lui revient de droit, la statue de Memnon animera à nouveau son corps ; sa voix ne va pas s’apaiser, mais elle veillera avec son esprit et son âme jusqu’à ce que les dieux bienveillants fixent son sort.» (DC)

Réminiscences et références littéraires

Les manuscrits Ma ville et La deuxième capitale abondent en références littéraires directes ainsi qu’en réminiscences de ses auteurs préférés– autant de témoignages de la richesse et de la variété de ses lectures pendant son adolescence. Toutefois, Fondane évite de tomber dans le piège de l’imitation ou du pastiche. Une lecture approfondie révèle une vivacité du verbe et uneétonnante maîtrise des modes d’expression des différents courants littéraires de l’époque :

- le romantisme :

«En toi je suis resté blotti comme dans un sombre palais, comme dans un vieil Escurial aux balustres démodés, aux balcons rouillés, aux princesses maladives, pâles, souffrant de phtisie.»(MV)

- le symbolisme :

«Et pourtant, tu m’es chère, ville solitaire, avec tes pluies de plomb, tes murs funestes, tes rues désertes, tes gens maussades et tristes, tes poètes tuberculeux et délicats.»(MV)

- et même le futurisme :

«Jassy, cinq minutes !... Un lourd vrombissement de train, un tintamarre strident de tampons, un hoquet prolongé d’une locomotiveà vapeur, une traînée de fumée et d’étincelles, une secousse évoquant une surproduction de flegme en éruption, et le train a ralenti son mouvement pour te cracher ensuite sur le quai de la gare…»(DC)

La variété des œuvres évoquées est prodigieuse : les contes chinois avec «des apparitions et des spectres aux visages sympathiques», les mythes grecs, les récits du Moyen Age évoquant des chevaliers partis en croisade, les œuvres de Bossuet, d’Anatole France (L'Ile des pingouins), des symbolistes, comme Villiers de L’Isle-Adam, Georges Rodenbach, ou les Roumains D. Anghel, M. Raşcu, E. Furtună. Dans l’évocation de Jassy, retentissent des échos de la prose poétique de Baudelaire, dans Le Spleen de Paris, et de Georges Rodenbach dans Bruges-la-Morte. Ses clins d’œil au lecteur sont maintes fois ironiques, comme son allusion à Balzac dans le sous-titre du manuscrit La deuxième capitale : en guise d’études provinciales ou à Baudelaire, Les Fleurs du mal :

«Qui ne connaît pas l’histoire de Jassy, non pas à travers la monographie de N. A. Bogdan, mais par les innombrables pages que la ville a remplies dans l’histoire des arts et des luttes politiques ? Qui donc – hypocrite lecteur – ne la connaît pas…»(DC)

Parmi les auteurs roumains, Fondane évoque souvent des écrivains qui sont nés ou qui ont vécu àJassy : Ion Creangă[17], l’auteur des Souvenirs d’enfance, C. Negruzzi[18] – auteur de la première nouvelle historique en langue roumaine Alexandru Lăpuşneanu. Notons des réminiscences de l’Epître I (Scrisoarea I) de Mihai Eminescu[19], poème philosophique aux tons de satire sociale, sur les relations entre l’écrivain et son siècle :

«Mais Jassy ne s’est pas endormie. Si elle n’a pas exporté le scandaleux « éventaire » étalant la marchandise de qualité inferieure d’un siècle « vaurien », si elle n’a pas essayé le boniment criard de la publicité (pantin à qui on presse l’ombilic), si elle a passé son temps dans une passivité lente mais féconde en grandes œuvres – Jassy n’est pas encore morte.»(DC)

On reconnaît la touche comique grinçante de I. L. Caragiale dans le portrait que Fondane fait du «Bucarestois ganté, au pli du pantalon bien pressé, pomponné, sûr de lui», vide de toute substance, qui jette un regard condescendant, sinon arrogant, sur le provincial de Jassy, ou dans l’esquisse caricaturale de N. A. Bogdan, « l’auteur d’une quinzaine de comédies affreusement tragiques»et d’un ouvrage historique dédié à la ville de Jassy[20], dont le ton pathétique est tourné en dérision par Fondane.

*

Pour Fondane, Jassy est plus qu’une simple indication cartographique. Creuset de plusieurs identités, à la fois moldave, orientale et juive, sa ville natale est présentée comme un personnage complexe, stimulant, symbole de gloire, de déchéance et de survie, comme un«centre optique de tous les rayons convergents». A cette capitale devenue province en détresse, Fondane aurait bien aimé donner encore une chance, espérant une réconciliation avec sa ville natale :

«Jassy […] a lentement perdu ses feuilles, éparpillant partout les plus irisées, les plus fines de ses corolles ; et maintenant, comme une tubéreuse phtisique et pâle, tapie dans l’obscurité d’une serre qui fait tressaillir ses chétives et délicates nervures dans l’attente de la mort ou d’un rayon de lumière qui lui donnerait de nouvelles forces et des énergies accrues.»(DC).


[1]Manuscrits autographes de 1915, conservés dans le Fonds Fondane de la Bibliothèque Jacques Doucet.Dorénavant MV et DC.

[2[ Voir les réflexions du jeune Fondane à ce sujet dans l’échange de lettres avec sa sœur Lina, entre novembre 1912 et juillet 1914.

[3] MV.

[4]Ces textes ont été publiéés dans les Cahiers Benjamin Fondane, N° 11, p. 21-31et N° 12, p. 157-158.

[5]La Triple Alliance fut créée en 1883 entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie.

[6] Voir : Dan Manucă, « Scrisorile lui Caragiale », Convorbiri literare, août 2003.Considéré comme le plus grand dramaturge roumain, Ioan Luca Caragiale (1852-1912) eutégalement une activité journalistique remarquable.

[7] B. Fondane, « Rodion », Scena, 12 octobre 1918.

[8] Journal quotidien fondé à Bucarest en 1919 par A. L. Zissu.

[9] Ştefan cel Mare (Etienne le Grand), voïvode de la Principauté de Moldavie qui régna durant 47 ans entre 1457 et 1504. Il est célébré en Roumanie pour sa résistance contre l’Empire ottoman. Pendant son règne la capitale de la Moldavie fut la cité de Suceava.

[10] Alexandru IV Lăpuşneanu, prince de Moldavie de 1552 à 1561 et de 1564 à 1568.

[11]Neculai Rosetti-Roznovanu (1842-1891), juriste et homme politique.

[12]iAlexandru Ioan Cuza (1820-1873), fut le souverain des Principautés Unies de Roumanie entre 1859 et 1866. Il est probable que le nom de Cuza Vodă (Price Cuza)est mentionné ici comme référence ironique à un personnage récurrent dans les textes roumains de Fondane – Alexandru C. Cuza (1857-1947), antisémite notoire, qui fut son professeur à la Faculté de Droit de Jassy.

[13] L’on retrouve le même élan dans un poème sans titre : Vreau sorele, vreau soarele pe cer. (Je veux le soleil, je veux le soleil dans le ciel). Il s’agit de deux quatrains datés Iaşi 1916-1917, publiés dans Poezii, Minerva, 1978, p. 242. Traduits par Odile Serre dans Poèmes d’autrefois, Le Temps qu’il fait, 2010, p. 48.

[14] Au début du Ve siècle av. J.-C. apparaît dans l’iconographie la scène où Éos emmène le cadavre de son fils. On la trouve par exemple sur une amphore à figures noires du peintre de Diosphos, mais aussi sur le médaillon d'un kylix peint par Douris et connu comme la « pietà de Memnon », par analogie avec le thème iconographique chrétien montrant la Vierge Marie portant le Christ mort. Une variante de la scène montre deux génies ailés, enlevant le corps pour le ramener vers son royaume en Afrique.

[15] StrabonGéographie (XVII, 1, 46). Pline l’Ancien Histoire naturelle (XXXVI, 58).

Tacite, Annales (II, 61, 1).Pausanias (I, 42, 3).

[16] En français dans le texte.

[17] Ion Creangă (1837-1889), classique de la littérature roumaine, connu pour ses récits ruraux, Amintiri din copilărie (Souvenirs d’enfance).

[18] Constantin (Costache) Negruzzi (1808-1868), homme politique et écrivain roumain ; il publia Alexandru Lăpuşneanu en 1840.

[19]Auteur d’une poésie de facture romantique, Mihai Eminescu (1850-1889) est considéré comme le plus grand poète roumain ; contesté en tant que publiciste, en raison de ses vues nationalistes conservatrices.

[20] N. A. Bogdan, pseudonyme de Nicolai Andriescu-Bogdan (1858-1939), historien, publiciste et dramaturge. Publia en 1904 une monographie La ville de Jassy : Monographie historico-sociale illustrée (Oraşul Iaşi odinioară şi astăzi), rééditée en 1913 sous le titre Oraşul Iaşi - Monografie istorică şi socială ilustrată.