SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Une bibliothèque vivante - Fondane et la Grande Guerre N° 18

L'expérience de Lautréamont

Serge Nicolas

Plusieurs textes de Fondane, le long des années trente, attestent de son intérêt pour l'oeuvre d'Isidore Ducasse. Le premier date de 1930, contemporain de la première version de Rimbaud le voyou : Fondane réfléchit en même temps sur Lautréamont et Rimbaud. Il finira par les opposer. Son approche peut être qualifiée d'existentielle. Pour la caractériser, on peut reprendre ce qu’il disait de la méthode de Chestov : « il s’agit ici d’hommes et non d’auteurs ; […] la vérité n’est pas au terme d’un recherche méthodique, mais au terme d’une compréhension profonde. »[1]
Par ailleurs, ces textes répondent de manière aigüe à une conjoncture précise. Dans un article du N 0 9 des Cahiers Benjamin Fondane , Arnaud Bikard montrait comment Fondane s’insérait avec son Rimbaud « au cœur des polémiques rimbaldiennes ». Un de ses adversaires était Rolland de Renéville, et à travers lui les surréalistes, inventeurs au début des années 20, d’une nouvelle figure de Rimbaud (« révolté, communard et blasphémateur »[2] succédant au Rimbaud chrétien et au Rimbaud symboliste.
Isidore Ducasse est mort en novembre 1870, à l’âge de 24 ans. Le premier Chant de Maldoror a été publié en août 1868 à Paris, mais les six Chants, imprimés en Belgique pendant l’été 1869, ne sont pas diffusés par l’éditeur, apparemment par peur des tribunaux. Quant aux deux fascicules des Poésies, ils sont publiés en avril et juin 1870, à Paris. Malgré les quelques articles parus, on pense qu’il n’eut pas plus d’une dizaine de lecteurs de son vivant. La véritable redécouverte des Chants de Maldoror s’est faite en 1885, dans les milieux symbolistes belges, plus précisément dans La Jeune Belgique.
Au tournant du siècle, l’engouement pour Lautréamont faiblit. Une deuxième redécouverte est le fait des surréalistes[3]. Breton recopie à la Bibliothèque nationale la totalité des Poésies qu’il publie dans les numéros 2 et 3 de Littérature en 1919. Éluard présente des lettres de Ducasse dans la même revue, alors que Soupault s’intéresse à sa biographie. L’effervescence autour de Lautréamont se marque, en 1921, par une livraison de la revue belge Le Disque vert qui engage les écrivains du moment à scruter le « cas Lautréamont » (textes de Gide, Soupault, Quint, Supervielle, Delteil, Crevel, Ungaretti). C’est le début d’un mouvement qui à partir des surréalistes amènera tous ceux qui comptent dans la littérature française à s’intéresser à Lautréamont.[4]
Faisons l'inventaire des textes de Fondane : un compte rendu du livre de Léon Pierre-Quint, Le comte de Lautréamont et Dieu[5] dans les Cahiers de l’Étoile (juillet-août 1930) ; le chapitre XXIV de Rimbaud le voyou, dont une version légèrement différente parue antérieurement dans la revue 14, Rue du Dragon en juin 1933, sous le titre « Rimbaud et Lautréamont » ; le Faux Traité (1938) où figurent quelques citations, mais décisives, de Lautréamont et enfin un compte rendu du Lautréamont de Bachelard[6], dans les Cahiers du Sud en 1940[7]. Quelques allusions éparses figurent ailleurs.L’ensemble des textes de Fondane sur Lautréamont est sous-tendu par une confrontation avec le surréalisme. D’un texte à l’autre les analyses évoluent et peuvent paraître contradictoires.

Le Comte de Lautréamont et Dieu

Léon Pierre-Quint, de son vrai nom Léopold Steindecker, est né en 1895 dans une famille de banquiers juifs. En 1923, avec Philippe Soupault, il remplace Malraux comme directeur littéraire des éditions Sagittaire. Ils peuvent s’enorgueillir de la publication du Manifeste du surréalisme d’André Breton en 1924[8]. La renommée littéraire de Pierre-Quint repose sur trois livres : Marcel Proust, sa vie, son œuvre (Sagittaire, 1925), Le Comte de Lautréamont et Dieu (Éditions des Cahiers du Sud, 1930 – il est ami de Ballard, auprès de qui il se réfugiera en 1942), André Gide, sa vie, son œuvre (Stock, 1932). Avec son Lautréamont, il compose l’ouvrage de référence dont les surréalistes eux-mêmes saluent le succès. L’ouvrage est écrit en collaboration avec Roger Gilbert-Lecomte, figure centrale du Grand Jeu, à qui l’ouvrage est dédié.
Fondane indique que son commentaire est « en marge » du livre de Léon Pierre-Quint. En fait, il ne rend compte en rien du livre de Pierre-Quint, mais il produit sa propre analyse de Lautréamont, mise en œuvre en miniature de la méthode qu’il emploiera dans son Rimbaud[9]. Il critique la position de Pierre-Quint et des surréalistes à partir d’un point essentiellement : l’analyse des rapports entre Les Chants de Maldoror et Poésies. Il écrit cependant : « ce livre étant jusqu’à ce jour la seule étude un peu plus ample consacrée au poète des Chants de Maldoror, et dans un esprit véritablement impartial, par un écrivain qui a le singulier mérite de lire les oeuvres dont il parle et de n'en pas éviter les écueils, je ne pourrai que le conseiller à tous ceux à qui la lecture des Chants apparaît, d’ores et déjà, comme une aventure excitante et dangereuse. »[10]
Le livre de Pierre-Quint nous plonge d’emblée dans un terrain familier avec en exergue une phrase de Job « Dieu m’a saisi par la nuque […]. »[11] Sans entrer dans une analyse détaillée, il faut noter que l’on y trouve des thèmes qui croisent la réflexion de Fondane. Dans le chapitre intitulé « L’inspiration et le merveilleux », Pierre-Quint explique que tous les Chants paraissent avoir été écrits d’un même jet comme une suite de visions inaccoutumées. « C’est, dit-il, cet effet de l’inspiration que les surréalistes, frappés de stupeur, admirent chez lui ».[12] Cette forme d’inspiration, point d’aboutissement extrême de la théorie romantique, ils l’ont appelée « l’écriture automatique »[13]. Encore Pierre-Quint remarque-t-il que les Chants de Maldoror ne représente pas un modèle pour d’écriture automatique, car il y a trop d’ordre dans le chaos. De toute façon, l’écriture automatique représente un idéal qui veut donner à l’inspiration pure le pas sur la pensée claire, supprimer le contrôle de la conscience et de la raison sur l’écriture. Il ajoute : « c’est le triomphe de la pensée mythique de participation, de la communion primitive sur l’esprit de communion savante. »[14] Bien avant Fondane, les surréalistes se sont intéressés à la pensée des primitifs, même s’ils ont vite critiqué Lévy-Bruhl et se sont plutôt réclamé d’Olivier Leroy. La pensée de participation conduit Pierre-Quint à une réflexion sur l’image poétique sans toutefois analyser les passages de Maldoror traitant de la métaphore[15]. Enfin, Pierre-Quint note que pour les surréalistes, un des aspects importants de l’écriture automatique, c’est qu’elle aboutit immédiatement à un texte définitif ; l’auteur n’est pas consciemment responsable de ce qu’il écrit et n’a donc pas le droit de se corriger. Idée morale dit-il. Le texte est une « sorte de confession d’une valeur absolue de sincérité. Il doit exprimer la personnalité profonde du poète »[16], théorie à l’opposé de la thèse intellectualiste de certains autres poètes (Poe, Valéry[17]).

Venons-en à l’analyse de Fondane. Celle-ci est en trois temps.

1. Maldoror est un personnage romantique, il représente la quintessence du romantisme et porte celui-ci à son plus haut degré d'efficience : «  il réunit en lui comme en une centrale téléphonique tous les fils particuliers, toutes les directions spirituelles plus ou moins manquées du siècle »[18]. Jusqu’à présent le romantisme français était bien bas par rapport à Byron, Novalis, Leopardi. Il manquait de conviction « dans le rêve comme dans le carnage métaphysique », sauf peut-être Gérard de Nerval et Baudelaire. Que Lautréamont ait été si peu compris et presque ignoré jusqu'à ces derniers temps est la preuve que le romantisme français a manqué son but. Lautréamont lui offre ainsi « à la toute dernière minute, une véritable ascension en funiculaire »[19]. Maldoror c'est à la fois Manfred et Rolla, Werther et René, Oberman et le Marquis de Sade. À travers ces personnages, le XIXe siècle témoigne encore d'un notable appétit métaphysique. Ils aboutissent tous dans Maldoror et se suicident en sa personne.

2. Les deux fascicules de Poésies montrent un changement complet : le poète quitte son pseudonyme de Lautréamont pour reprendre son nom d’Isidore Ducasse, quitte le romantisme qu'il ambitionne de corriger dans le sens de l'espoir, et jette au feu son Maldoror. Il fait une apologie du Bien et de l’Ordre. Comme il le dit dans sa lettre à Joseph Darasse du 12 mars 1870, les romantiques ne sont pour lui que des Grandes-Têtes-Molles. À propos des auteurs qui « broient du noir » dans leurs livres : « Cas pathologiques d'un égoïsme formidable. Automates fantastiques. Exercice scabreux. Nous sommes en présence d’une locomotive déraillée, c'est un cauchemar qui tient la plume. »[20] Fondane remarque que ce que Ducasse dit de ses « confrères en malédiction » s’applique aussi à lui. Lui aussi fut une hyène de première espèce, un saltimbanque des malaises incurables, une cervelle de jaguar. « C'est à prendre ou à laisser »[21], dit Fondane, s'adressant manifestement aux surréalistes. Dans cette sanglante analyse des Chants de Maldoror de son sosie le Comte, Ducasse se déchire lui-même.

3. Fondane note cependant que le cauchemar de Lautréamont a une toute autre allure, que celui de Hugo, de Musset, qu’il y a dans les Chants, « un véritable souffle de haine, de haine vraie, mâle, robuste, saine, qui perce la mauvaise litho romantique […] Il y a là verbosité et grandiloquence, bien sûr ; mais aussi l'épouvantable cri d'un être aux abois, qui demande secours, d'un noyé qui s'accroche à une barque de sauvetage trop remplie déjà »[22]. Maldoror constate que les hommes sont méchants, que Dieu est méchant aussi. Il se dresse contre Dieu de tout le poids de la souffrance humaine exacerbée ; de tout le poids de la solitude humaine, il dénonce la misère éthique de Dieu. Pour Fondane, « Lautréamont est un des rares humains qui a la conscience limpide de n'être qu'un ange déchu ; ce vaste pays de l'univers ne cesse de l'étonner ; il a la sensation d'un homme qui se réveille d'une fugue dans un lit étranger […] »[23].

La fin de l’analyse oriente dans une autre direction : Lautréamont regarde plus loin, au-delà du Bien et du Mal : « le fait même de vivre, le fait d'être, le prend à la gorge, le scandalise, l'abrutit d'une ivresse sans nom »[24]. À peu d'hommes il a été donné de « pouvoir regarder ingénument le mécanisme de la vie, peu d'hommes à qui l'existence soit apparue comme un véritable scandale contre l'esprit et ce, non seulement du point de vue moral, mais aussi du point de vue métaphysique. Car l’esprit, dans son essence, ne peut concevoir que le vide ; la logique ne peut nous donner que le rien ; l'existence, au contraire, nous semble invraisemblable, merveilleuse, impudente ; elle est irréductible à notre raison ; elle est impensable »[25]. Fondane compare Lautréamont à Pascal. Plus encore que Pascal, il éprouve « la misère d’être ». L’unique appui qu’il accepte de la vie, c’est le poème qui est son « alibi ». Cette affirmation, dépréciative pour la poésie de Ducasse, peut être éclairée par « Mots sauvages », datant de 1929, dans lequel Fondane écrit en parlant de lui-même : « Le poème n’apportait qu’un alibi »[26]. Dans ce texte, il décrit comment il a succombé à « l’illusion d’une autonomie ontologique du poème »[27], critique l’idéalisme de l’image poétique et parle de « rude bataille » entre « sa volonté d’accomplir et sa volonté d’exister »[28].

Ensuite débute une partie très polémique. Fondane revient aux Poésies, « extraordinaire préface » de ce « retour contre lui-même » et résume ainsi la position de Pierre-Quint et des surréalistes. Pour eux, il ne s'agit que d'un acte d'humour : « par l'humour il joue l'hypocrisie ; il utilise lui-même tous les trucs, vieux trucs et procédés de la littérature, afin de plus sûrement la détruire »[29]. Cette hypothèse de l'« humour » est inventée pour discréditer le retour de Ducasse à l'Ordre, au Bien. Par « humour », Pierre-Quint veut dire que tous les termes sont équivalents pour Lautréamont, le Bien, le Mal, et que celui-ci « ne croit guère finalement à la valeur de telles idées générales » ; c'est vider Lautréamont de tout son contenu éthique. Il fait un deuxième reproche qui s’adresse en particulier à Aragon dont il mentionne La Peinture au défi, qui est « d'en extraire les textes seuls qui vont dans leur sens, ou qui sont susceptibles d'une déformation, sans tenir compte de la nullité logique dont ils ont frappé cette œuvre »[30].
Une première remarque. On est surpris des termes employés par Fondane : reprocher à Pierre-Quint de vider l’oeuvre de Lautréamont de son contenu éthique[31] après avoir déclaré qu’il regarde au-delà du bien et du mal, le fait même d’exister ; dire à Aragon qu’il frappe l’œuvre de nullité logique alors qu’il a écrit plus haut : «  la logique ne peut nous donner que le rien ». Il est vrai que les surréalistes ne se soucient pas du contenu éthique de l’œuvre de Lautréamont[32], ni de faire preuve de logique.

Examinons plus précisément ce que dit Pierre-Quint. Dans le chapitre qu’il consacre à l’humour, il note que la poésie de Lautréamont est un mélange de sérieux et de grotesque, qu’il n’y a pas un passage qui ne soit suivi immédiatement de sa critique. Le pittoresque et l’extravagance poussés trop loin produisent des effets d’ironie. Certains chants sont des plagiats de Shakespeare (le fossoyeur), Musset, Goethe ou recopient des manuels scientifiques. De même, ses « beaux comme » où l’image est aussi éloignée que possible de l’objet comparé, l’énumération de plusieurs comparaisons suggérant l’arbitraire de toute image. Pierre-Quint en déduit que Lautréamont cherche à montrer le ridicule des conventions sociales qu’impliquent les formes littéraires. Il n’attaque aucune école en particulier, mais toutes les écoles. C’est le côté « truc » de la littérature que traque Lautrémont. D’autre part, Pierre-Quint fait de Lautréamont le premier poète qui introduit dans la littérature contemporaine le comique moderne. Celui-ci s’oppose au comique traditionnel, dont les remarques sont superficielles, psychologiques, morales. Pierre-Quint pense que Bergson n’a pas parlé du rire désespéré de Lautréamont, qui témoigne de sa révolte inassouvie. Ces sont les « sarcasmes d’un comédien diabolique. C’est la révolte du révolté contre lui-même. »[33] Il rapproche les Chants de Maldoror de Shakespeare, où le grotesque est également mêlé au tragique : le drame d’angoisse succède à la farce.
Sur les Poésies, Pierre-Quint commence par affirmer que la question de savoir lequel des deux ouvrages, les Chants ou les Poésies, représente le vrai Lautréamont n’a aucun sens . Un écrivain peut changer d’idées toutes faites, ces idées ne sont pas les siennes. Pour Pierre-Quint, dans le bien comme dans le mal, Lautréamont reste le même destructeur. « En affirmant ainsi, et avec la même foi, n’importe quelle position intellectuelle, le poète s’attaque directement à la raison, qui n’admet que les attitudes logiques […] Pauvres pensées que les pensées des hommes et que les pensées des “grands hommes” »[34]. Il pense que si Maldoror se transforme en Ange du Bien, ce retour à la morale est un moyen de nous faire comprendre qu’il abandonne définitivement la plume et la pensée. Dans les dernières pages de Lautréamont, il y a une espèce d’humilité hautaine et mystérieuse qu’aucune analyse ne pourra résoudre.
Même si certains ont marqué des réticences par rapport aux Poésies, on ne peut pas dire, comme le suggère Fondane, que les surréalistes opposent les Chants, œuvre d’un révolté, seule authentique, aux Poésies qui seraient comme un reniement ou une blague[35]. André Breton fait le rapprochement avec Rimbaud qui avec Une saison en enfer quitte la poésie et insiste sur l’énigme que représente les Poésies. La réflexion d’Aragon s’oriente dans une autre direction : replacer Ducasse dans l’histoire de son temps, où les contradictions sociales ne sont pas inférieures aux contradictions logiques : « l’homme s’en remettait à sa morale, elle jugeait, elle pensait pour lui. Qu’est-ce donc qui fait que cela n’est plus possible ? C’est que cette construction qui jugeait des rapports de homme les jugeait immuables. […] Pas plus que la morale du bien, la morale du mal ne compte avec le devenir, dont le mal apparaît l’agent, c’est-à-dire avec la vie. »[36]

Revenons à la critique de Fondane. Au-delà des détails, c’est l’idée même de l’humour qu’il refuse catégoriquement : « [il] ne saurait jamais être l'expression de passions violentes, de haines fortes, de profondes colères éthiques »[37]. Il le refuse, on peut dire pour des raisons morales : l'humour n'est pas un acte de négation passionnée, l'expression directe de la souffrance mais, comme le remarque Freud, « une méthode pour se soustraire à la contrainte de la souffrance »[38]. Pour Fondane, un acte d'humour est un acte de désertion tout comme l'emploi de drogues, de l'alcool, de tous paradis artificiels.
L’humour est une notion sur laquelle les surréalistes, Breton en particulier depuis sa rencontre avec Jacques Vaché, n’ont cessé de réfléchir. Cette réflexion aboutira à l’Anthologie de l’humour noir qui ne paraîtra qu’en 1940. Dans la préface, Breton s’appuie aussi sur Freud : « L’humour a non seulement quelque chose de libérateur […] mais encore quelque chose de sublime et d’élevé. Le sublime tient évidemment au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité du moi qui s’affirme victorieusement. Le moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher »[39]. L’opposition est manifeste : pour Fondane, la souffrance est en quelque sorte le terreau de l’existence ; pour les surréalistes, elle vient de l’extérieur.
Dans cette même Anthologie, Breton écrit à propos des deux œuvres de Ducasse : « leur identité du point de vue psychologique […] repose avant tout sur l’humour : les diverses opérations que sont ici la démission de la pensée logique, de la pensée morale […] ne se reconnaissent en définitive pas d’autre facteur commun »[40].
Cela dit, la position de Fondane apparaît difficile à soutenir. Peut-on affirmer tout uniment que les Poésies sont un hymne au Bien quand on lit des phrases comme

Le prétexte de ceux qui font le bonheur des autres est qu’ils veulent leur bien.
La générosité jouit des félicités d’autrui, comme si elle en était responsable. 
[41]
(réécriture de maximes de Vauvenargues).

On peut d’ailleurs douter que les Chants soient aussi sans nuance un hymne au Mal et Maldoror un pur héros romantique. Comme le remarque Fondane lui-même, il vient bien tard dans le romantisme et semble jeter sur celui-ci un regard rétrospectif. Bien des pages des Chants sont d’une tout autre tonalité que le sombre romantisme, comme ces pages où Ducasse décrit la contingence de l’existence et notre impossibilité de la comprendre.[42]Ne nie-t-il pas l’évidence quand il refuse d’admettre que, dans les Poésies, Ducasse puisse se moquer de la littérature ou de lui-même. Lisons cette réécriture d’une pensée de Pascal : « La modestie est si naturelle dans le cœur de l’homme, qu’un ouvrier […] veut avoir ses admirateurs. Les philosophes en veulent. Les poètes surtout ! Ceux qui écrivent en faveur de la gloire veulent la gloire d’avoir bien écrit. Ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l’avoir lu. Moi, qui écris ceci je me vante d’avoir cette envie. Ceux qui le liront se vanteront de même. »[43]

La position de Fondane est d’autant plus difficile à défendre que, un an plus tôt, en juillet 1929, à Buenos-Aires, lors d'une conférence précédant la présentation de films d’avant-garde, il avait tenu des propos très différents. Il conclut alors son exposé en parlant très positivement de l’humour, présenté comme « le sel du cinéma, le sel de notre esprit ». Il le définit comme « le sentiment du tragique, le sentiment violent du néant humain à la portée de notre esprit aujourd’hui »[44]. Il oppose le tragique grec au tragique moderne. Le grand tragique de notre temps est le « mime frugal et gueux, Charlie Chaplin ». « […] Ce rire insolent et hystérique, le rire qui a peur mais gagne la course, le rire qui veut vivre, mais se suicide pour rire […] ce rire aura été la pierre de touche du tragique moderne. »[45] Fondane s’oppose à la conception du rire de Bergson « réaction à la vue d’un automatisme plaqué sur le vivant » et conclut ainsi sa conférence : « Faites-moi donc l’amitié de rire tragiquement »[46]. Des remarques de tonalité très proche des analyses de Pierre-Quint.

En fait, Fondane refuse de voir tout ce qui pourrait aller à l’encontre de la thèse qu’il finit par énoncer et qui résume la conception qu'il se fait de Lautréamont : contre ce qu’il appelle les sophistes du mal, pour lesquels est seul authentique le Lautréamont de Maldoror et les sophistes du bien pour lesquels sa véritable personne morale ne se fera jour que dans les Poésies, il dépeint « un Lautréamont qui dit oui et non à la fois, dont la contradiction est la seule réalité vivante (je souligne) ». Les mêmes sophistes ne sauraient admettre « la possibilité théorique d’un Rimbaud à la fois chrétien et athée, d'un Baudelaire à la fois dévot et satanique. »

Suit une série d’affirmations montrant l’influence profonde de la philosophie de la tragédie de Chestov ; soulignons que c’est l’une des premières fois que Fondane les énonce : condamnation des axiomes, des postulats ; coup de patte contre Kant et Spinoza ; puis affirmation que « Bien avant de toucher la vérité, c'est le réel que nous voulons toucher, ce réel à jamais aux prises avec la vérité dialectique, et qui déborde de toutes parts le concept et dont le concept, est la bête noire. » Il décrit de manière particulièrement dramatique les hommes pris dans leurs contradictions, « chancelants, titubants, les mains ensanglantées, les yeux fous »[47], exhibant leur moi puis le haïssant, avec Dieu puis contre lui, humiliés puis orgueilleux, se révoltant puis se soumettant, avant de conclure : « s'il avait vécu, peut-être serait-il devenu, tout comme Rimbaud, un « très méchant fou », et se serait évadé au-delà du Bien et du Mal, au-delà de la Vérité. Mais il est mort, à 24 ans et demi, seul, sans ami, pendant qu'entouré par le vide, il donnait de sa propre tête contre les murs de sa chambre d'hôtel »[48]. L’on perçoit qu’il y a une certaine hésitation dans l’interprétation de Fondane : il disait plus haut que,au-delà du bien et du mal, Lautréamont considérait le fait même d’exister. 

Cet article apparaît comme un texte de transition dans l’évolution de Fondane. S’y affirme avec force l’orientation existentielle. Ici, Lautréamont semble être, avec quelques nuances, frère de Rimbaud et de Baudelaire, mais Fondane défend cette position avec des arguments qui peuvent étonner : face à ce qui apparaît comme un démembrement de Lautréamont par les surréalistes, il prétend restituer le contenu éthique et la logique de Lautréamont. Quitte à ce que ce soit eux qui paraissent négliger la morale, la logique, le principe de contradiction, les « idées ». D’autre part, la série de contradictions qu’il énumère paraît un peu trop systématique. Est-ce là la vérité « dialectique » dont il parle ?

Le chapitre XXIV de Rimbaud le voyou

Le rapprochement entre Rimbaud et Lautréamont date des années 1890, mais connaît un grand succès grâce aux surréalistes qui en font des frères dans la révolte. Fondane les a déjà rapprochés dans le premier texte étudié. L’intérêt de Fondane pour Lautréamont demeure : « Quel est le lecteur, tant soit peu averti qui n’ai pas lu les Chants de Maldoror ? »[49], quoiqu’il note l’ennui qui s’en dégage, dû à ses excès (trop d’intérêt, d’énergie, de force). Mais il semble largement remettre en cause l’analyse antérieure et est nettement dépréciatif. Dans la comparaison avec Rimbaud, apparaît sur tous les plans la supériorité de celui-ci, jusqu’à la caricature.

1. Quelle que soit l’importance que l’on accorde à Lautréamont, dit Fondane, on ne peut pas situer « sur le même plan spirituel, dans les mêmes catégories », les « terribles discours » de Lautréamont et l’« expérience » de Rimbaud[50]. Lautréamont agit sur le monde comme un stupéfiant, alors que l’attitude de Rimbaud est l’amorce d’une destruction du monde. L’argumentation de Fondane pourrait se résumer à : ce n’est que de la littérature. Cette condamnation se décline dans une série de termes : déclamation, enflure, volonté d’épater, plaisir de s’entendre parler, paradoxe. Fondane adopte ici un type d’argumentation qui est partagé par toute l’avant-garde dadaïste et surréaliste. Pas de plus grand péché que de vouloir faire de la littérature (ou pire vouloir faire carrière comme écrivain). Cet argument sera évoqué dans la plupart des exclusions qui ponctuent la vie du surréalisme. C’est la faute morale par excellence. Comme le disait Pierre-Quint, le poème doit exprimer la personnalité profonde du poète, ce qui est en accord avec tout un courant de la philosophie moderne du « moi profond » de Bergson à l’authenticité heideggerienne. À l’opposé de celle de Lautréamont, la voix de Rimbaud garde « le timbre, les modulations, l’accent, la pureté de la voix humaine », il « parle pour lui-même, ne conseille rien à personne »[51]. Il y a là une tonalité propre à Fondane. C’est l’individu singulier, l’existant de la philosophie existentielle qui parle. Il semble que le jugement de Fondane sur Lautréamont ait changé. Il ne parlait certes pas d’« expérience » dans l’article de 1930. Ce mot, issu de la philosophie empiriste, va prendre de plus en plus d’importance dans les écrits de Fondane sous l’influence de la lecture de Lévy-Bruhl et de la réflexion sur la notion d’expérience chez Kant qu’elle entraîne. Mais l’idée y était : si Ducasse qui se frappait la tête contre les murs ne vivait pas une expérience, que lui arrivait-il ? Il n’en reste pas moins que ce changement pose problème. Qu’est-ce qui permet de dire qu’il y a ou non « expérience », ou pour le formuler autrement : quel est le rapport de cette expérience avec l’expérience poétique dont Fondane parle par ailleurs ? Le terme d’expérience est en effet polysémique chez Fondane.
En contrepoint, notons que « L'expérience de Lautréamont » est le titre de la partie consacrée à Lautréamont dans le Lautréamont et Sade de Maurice Blanchot (publié en 1949), qui lui aussi compare cette expérience à celle de Rimbaud : « Il nous est devenu familier que l’écrivain le plus conscient […] institue entre son ouvrage et sa lucidité un mouvement de composition et de développement réciproque, un travail extrêmement difficile, important et complexe que nous appelons expérience […] les Chants nous paraissent l’exemple le plus remarquable de ce genre de travail, plus frappant, à cause de son étendue et de ses développements [..] que Les Illuminations de Rimbaud […] et qu’Une saison en enfer qui plutôt qu’une expérience est le récit d’une expérience.»[52] Mais il ajoute : « en Rimbaud, par d’autres voies, la poésie est l’expérience même. »[53]

2. J’avais noté les hésitations dans le texte précédent. Ici, Fondane tranche : si pour Lautréamont comme pour Rimbaud, Dieu est au centre de l’existence spirituelle, Lautréamont reste dans le domaine de l’éthique, alors que l’expérience de Rimbaud est métaphysique. Ce qui semble recouvrir l’opposition kierkegaardienne entre stade éthique et stade religieux[54]. Fondane oppose les deux hommes termes à termes : Lautréamont reproche à Dieu d’être (« ma subjectivité et le Créateur, c’est trop pour un cerveau ») et Rimbaud de ne pas être (« la vraie vie est absente »). Ce qui cause la colère de Lautréamont, c’est l’injustice, la méchanceté des hommes. Si l’homme est un monstre, Dieu est un vampire, à qui il faut donner le spectacle de notre férocité. Rimbaud se résigne à l’injustice (« je suis armé contre la justice ») ; les hommes le laissent indifférent ; ce qui le passionne , c’est « la fatalité de l’homme éternel » et « la liberté dont on le prive ». Il en veut aux religions, à la science de justifier la Nécessité. La pureté morale, même la sienne, laisse Rimbaud indifférent, alors qu’elle est à la base de la révolte de Lautréamont. Fondane conclut : « Pessimisme éthique chez Lautréamont qui en veut à Dieu d’être identique au Mal – d’être ! Pessimisme métaphysique chez Rimbaud qui en veut à Dieu d’être identique à l’Autorité – de ne pas être »[55]. Dans un autre chapitre du Rimbaud, Fondane fait la mise au point suivante : « j’entends ici par “tempérament métaphysique” […] un homme qui a soif du transcendant, pour qui le réel est absent et dont le comportement reflète ce double mouvement de gourmandise et d’horreur de Dieu. »[56]
« De ces deux pessimismes absolus, nous comprenons, dit Fondane, pourquoi c’est celui de Lautréamont qui abandonne le premier »[57]. La mentalité éthique se satisfait sur terre, trouve une consolation dans le fait de se croire seule à être juste, de transformer les défaites en victoires. C’est ainsi que Fondane interprète les « volte-face de Lautréamont, cette Préface des Poésies […] dans laquelle il corrigeait le romantisme dans “le sens de l’histoire”. » Fondane ajoute : « Lautréamont a quitté la partie par bravade, humour ou fatigue »[58]. Rimbaud, au contraire, demande jusqu’au bout l’abrogation des lois divines et sociales. Au fond, Fondane se rapproche d’une interprétation fort classique qu’il condamnait dans l’article précédent : Lautréamont le révolté abandonne la lutte pour prêcher. Il n’est plus question d’un homme déchiré par les contradictions. D’ailleurs il n’y a même plus d’expérience de Lautréamont. Au milieu des critiques, Fondane aura réaffirmé malgré tout : « Ces réserves faites, je n’entends pas déprécier la portée de son aventure et nier qu’il y ait là une des plus étranges et terribles dynamites morales que l’on ait tournées contre le monde ancien. »[59]

Faux Traité d’esthétique [60]

Nous relevons à la fin de l’introduction : « En effet, pas de poésie, pas de danse, pas de musique chez les “primitifs” […] mais une expérience du réel anonyme, faite par tous et non par un, pour tous et non pour quelques-uns, dont la poésie ne se laisse abstraire, ni isoler, tant elle lui est consubstantielle.  »[61] On aura reconnu une citation de Ducasse : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. »[62] La citation continue ainsi : « Pauvre Hugo ! Pauvre Racine ! Pauvre Coppée ! Pauvre Corneille ! Pauvre Boileau ! Pauvre Scarron ! Tics, tics et tics. » Cette citation n’est pas anodine. Dans une intervention radiophonique plus tardive, Breton parle de « certains propos de Lautréamont, de Rimbaud [qui] se détachaient en lettres de feu. Ils constituaient pour nous de véritables mots d’ordre ». Parmi ces phrases de Lautréamont, il y a en premier lieu la phrase citée par Fondane (avec la dernière phrase de Poésies I – « Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle »[63] - que Fondane cite plus loin dans le Faux Traité, cette fois avec ironie).

Frédéric Thomas dans Rimbaud et Marx : une rencontre surréaliste[64] note que le passage de « changer la vie » de Rimbaud et « transformer le monde » de Marx se fait sous les auspices de cette affirmation de Ducasse ; c’est l’intercesseur idéal. L’égalité nécessaire et légitime de tous devant la poésie vient buter dans les faits contre les inégalités sociales, l’exploitation et un monde qui exclut la poésie. Cette phrase apparaît sous la forme « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique...La poésie doit être faite par tous, non par un » dans l'entrée « Poésie » du Dictionnaire abrégé du surréalisme (1938) de Breton et Éluard, à côté d'une citation de Blake « De même que tous les hommes sont semblables par leur forme extérieure (et avec la même variété infinie), ils sont semblables par le génie poétique » et d'une citation de Rimbaud : « la Poésie ne rythmera plus l'action ; elle sera en avant. » [65]

Revenons au Faux Traité. Plus loin, la même citation réapparaît pour y être critiquée. Après avoir expliqué que c’est à partir des surréalistes que la poésie s’est efforcée d’être une connaissance, d’être « quelque chose », il ironise : « Ses ambitions sont énormes ; songez-y : la poésie sera faite par tous, non par un ; les hommes seront amenés à faire, dans leur vie publique, des actes surréalistes, on supprimera “l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve” ; la poésie se mettra au service de la révolution. »[66] Mais la même citation réapparaît une troisième fois à la fin de l’ouvrage. Celle-ci prend la forme d’un dialogue entre Fondane et un contradicteur. Après avoir expliqué qu’il est grand temps que la poésie « perde conscience de ce qu’elle est », qu’alors elle posera peut-être sa réalité au cœur de la réalité, que « le réel rugueux se tenant, honteux, dans le ruisseau, assoiffé de la vérité poétique annonciatrice de la vraie et ultime réalité, au lieu d’un poésie honteuse, les yeux dans la boue »[67], ce serait déjà mieux. Mais il ajoute que ce n’est peut-être qu’un commencement, ce qui le conduit à cette description : « Ce n’est pas le règne du poète qu’annonce la poésie, mais le règne d’une vérité, d’une réalité dont elle a le soupçon, et plus que le soupçon. Elle pressent aussi que le jour où la vérité poétique s’étendra comme une nappe poétique sur les choses, le poète lui-même cessera d’exister, n’y ayant plus rien à dire ; que ce jour-là enfin la poésie sera faite par tous, non par un. »[68] Suit une note qui n’indique pas qu’il s’agit d’une citation de Ducasse, mais qui reproduit la réponse que Fondane fit à une enquête du Journal des poètes de Bruxelles qui demandait : Pourquoi écrivez-vous ? Fondane répond que pour lui écrire (ce qu’il fait depuis l’âge de huit ans) est une fonction naturelle et qu’il lui semble très étrange qu’il y ait des gens qui n’écrivent pas. « Ce n’est pas d’écrire des poèmes qui me semble devoir constituer l’exception. Cela devrait être chez l’homme son état naturel. » Passons sur le fait que Fondane extrait des Poésies une phrase qui sert ses desseins, ce qu’il reprochait à Aragon. Ce qui est remarquable, c’est la volonté de disputer aux surréalistes une de leurs phrases fétiches. Ce qui pour les uns se situe dans une perspective d’utopie sociale, pour lui se situe plutôt dans une perspective messianique.

La postface à « L’Exode », qui date de 1942 ou 1943 est d’une tonalité très différente : « La poésie cherche des amis, non du public. Ainsi, peut-être, au moyen du clandestin, retrouvera-t-elle son caractère, son auditoire ésotérique [je souligne]. » Fondane termine cette postface par une véritable réécriture au sens ducassien de la phrase des Poésies : « La poésie sera pour quelques-uns – ou ne sera pas du tout. »[69]

Le Lautréamont de Bachelard

Le ton est fort différent dans le compte rendu que Fondane consacre au livre de Bachelard en 1940. Si les discussions avec le surréalisme engageaient des enjeux vitaux, on a ici un objet plus froid, ce qui permet à Fondane d’affirmer ses désaccords avec bienveillance. Il note que cet ouvrage est le troisième que Bachelard consacre à l’essai d’une psychanalyse de la culture et qu’il donne au mot psychanalyse le sens élargi d’« analyse des bas-fonds, des zones profondes, des sources motrices et instinctives du fait culturel et poétique »[70]. Il débute par des appréciations très positives. Mais, vient tout de suite une restriction : Bachelard est aussi philosophe et l’intervention du philosophe tranche avec ces analyses puissantes.
Pour Fondane le livre de Bachelard présente une double intuition : d’une part caractériser l’œuvre de Lautréamont comme une « phénoménologie de l’agression » et l’oeuvre poétique en général comme un acte instinctuel et gratuit ; d’autre part affirmer que la pensée est, elle aussi, un acte agressif - que le philosophe « attaque » le problème[71]. En réalité si le premier point est essentiel, la « part du philosophe » est très réduite : dans la conclusion, Bachelard rend compte de deux livres de philosophes (Roger Caillois et Armand Petitjean) et les confronte à ses propres analyses. En tout cas, pour Fondane, « depuis Platon, personne n’est allé plus loin que Bachelard dans la découverte du fond ténébreux de la poésie et ait signalé en celle-ci, avec plus de force et de pénétration, ce complexe profond et primitif, antérieur à la pensée, qui suscite le ressentiment du philosophe »[72]. Pour Bachelard, l’œuvre de Lautréamont est un cas-type de l'activité poétique. Le lautréamontisme, considéré comme une prise totale par la conscience poétique d'un complexe de la vie animale, comme la production d'une violence, une création de temps, de vitesse est pris comme un critère de poésie à l’aune duquel il juge l’œuvre de Kafka, Hugo, Leconte de Lisle ou Éluard.
Jusque-là le livre de Bachelard a été plutôt convaincant : il analyse, classe le bestiaire qui apparaît dans les Chants, les pulsions qu’il manifeste. Dans le chapitre intitulé « La violence humaine et les complexes de la culture », Bachelard annonce qu’il va essayer « de dégager non plus dans son instrumentalisation animale, mais dans son principe psychologique intellectualisé, la volonté de puissance qui tourmente et anime Lautréamont. »[73] On retombe dans des analyses psychologiques plutôt classiques. Sa thèse essentielle est que la période « culturelle » de l’adolescence a été pour Ducasse une période douloureuse, intellectuellement névrosante. Et de mettre en avant un « ressentiment d’adolescent », d’analyser le « complexe de supériorité du professeur » ; pour lui, l’apologie du plagiat des Poésies est une séquelle de la classe de rhétorique. La vie de Ducasse fut placide, rien qui rappelle la révolte de Rimbaud. D’où la conclusion : « C’est un drame de la culture, un drame né dans une classe de rhétorique, un drame qui doit se résoudre dans une oeuvre littéraire. » Pour Fondane, voir dans le drame de Lautréamont un drame de la culture « est d'une justesse surprenante. » Mais il estime que lorsque Bachelard tente de montrer la transposition du complexe animal en images et attitudes culturelles, le mystère s’installe. C’est la juxtaposition des deux plans totalement distincts qui paraît problématique.
Dans le chapitre intitulé « Le problème de la biographie », Bachelard essaie d’articuler ce qu'il appelle les « formes animale et sociale » de la « frénésie ducassienne ». Il finit par énoncer qu’il y a « trace de deux conceptions du Tout-Puissant dans l’œuvre de Ducasse : le Tout-Puissant créateur de vie contre lequel il se révolte et le Tout-puissant créateur de pensée qu’il associe au culte de la géométrie ». Fondane accepte cette analyse, mais dit ne pas comprendre comment Bachelard peut justifier « une exécration de la vie par un homme dont il fait le type même du complexe de l'animalité, un prototype de la phénoménologie de l'agression ? » Ce qu'il ajoute approfondit encore le mystère :  « Préoccupé comme je l'étais de déceler l'attitude éthique de Lautréamont, je ne me suis guère soucié d'établir à quel profond instinct répondait sa poésie ; préoccupé de l'attitude poétique de l'auteur de Maldoror, Bachelard eût pu négliger ce de quoi son éthique était faite. » Là, Fondane affirme tout de go, que le plan éthique et le plan poétique peuvent être analysés de manière totalement séparée, voire aboutir à des conclusions qui se contredisent.
L’article se termine par une critique plus ferme. La conclusion du livre de Bachelard illustre les travers du travail du philosophe que combat Fondane. Après avoir confronté Lautréamont aux livres de philosophie mentionnés plus haut, Bachelard écrit : « les métamorphoses brutales et fougueuses de Lautréamont n’ont pas résolu le problème central (je souligne) de la poésie, car ces métamorphoses ont dû prendre la causalité efficiente des gestes naturels. » On peut dire qu’il s’agit pour lui d’améliorer le lautréamontisme. Dans cette démarche, Fondane relève la phrase suivante : « il faut greffer, sur le lautréamontisme, des valeurs intellectuelles. » La suite mérite autant d’être citée : « ces valeurs en recevront un mordant, une audace, une prodigalité, bref tout ce qu’il faut pour nous rendre une bonne conscience, une joie d’abstraire, une joie d’être homme. »[74]
Fondane accorde à Bachelard que la plongée poétique agit à la manière d'un instinct. La poésie est subversive par excellence. Mais greffer sur la poésie ces « valeurs » qu'elle déteste, c'est concilier deux ennemis irréductibles. Il faut reconnaître leur opposition, mais ce serait admettre que la poésie est une fonction métaphysique à l'égal de la philosophie. Fondane se demande si Bachelard voudra affronter ce risque. L’article se termine de manière ironique : « la psychanalyse de la culture ne sera jamais dans les choses possibles car le plus difficile de tout, c'est de vaincre les résistances de l'analyste lui-même. »[75] Par rapport aux premiers textes, on voit que l'intérêt de Fondane s'est déplacé. Le livre de Bachelard, plus qu'un approfondissement de l'oeuvre de Ducasse, lui permet de revenir sur les analyses du Faux Traité et ce qu'il appelle l'antagonisme « poético-philosophique »[76].

*

Malgré l’admiration qu’il a manifestement pour l’écrivain Ducasse, Fondane peine à en faire une lecture existentielle qui éclaire vraiment l’oeuvre. S’il a pu voir dans la poésie de Rimbaud une sorte de journal de bord de son expérience métaphysique, dans la poésie de Baudelaire une lutte contre la logique afin de retrouver le paradis perdu, il finit par se désintéresser de Ducasse en qui il ne voit pas un expérience métaphysique de même ampleur. Ce qui ne signifie pas que son intérêt pour l'oeuvre de Ducasse disparaît. Vis-à-vis des surréalistes, l’incompréhension est totale et d’autant plus douloureuse que la matière sur laquelle ils travaillent est la même : ils admirent les mêmes poètes, remettent en cause la rationalité, la logique, l’art, s'intéressent à Freud. On sait à quel point Fondane a regretté que ses attaques contre les surréalistes dans Rimbaud le Voyou soient restées sans réponse : « Je dois dire que d'habitude, j'aime les surréalistes justement parce qu'ils regimbent à l'attaque de choses, ou d'êtres, qui leurs sont chers ; ils osent répondre, attaquer. Cette fois-ci, ils se sont abstenus ; je ne m'en console pas. »[77]

Ces différents textes de Fondane permettent de saisir l’évolution de sa pensée à un moment-clé.


[1] Rencontres avec Léon Chestov, Plasma, 1982, p.187.

[2] Selon la formule d’Étiemble, LeMythe de Rimbaud, t.I, Gallimard, 1968, p. 148.

[3] En 1913, la revue Vers et Prose de Paul Fort reproduit le chant premier. En février 1914, Valéry Larbaud cite de larges extraits des Poésies dans la revue La Phalange. C’est à travers ces revues que Soupault, Breton et Aragon découvrent l’œuvre de Ducasse en 1917.

[4] Maurice Blanchot commence à écrire sur Lautréamont à partir de 1940, avant de publier en 1949 son Sade et Lautréamont. En 1946, les Cahiers du Sud consacrent un de leurs numéros à « Lautréamont n’a pas cent ans », avec en particulier des contributions d’Artaud, Ponge, Masson et Bachelard, Caillois, Gracq, Camus . Ce mouvement se prolongera jusqu’à la fin des années cinquante, citons encore le texte de Guy-Ernest Debord et Gil J. Wolman « Mode d’emploi du détournement », paru initialement dans Les Lèvres nues N°8, mai 1956.

[5] Éditions Cahiers du Sud, Marseille, 1930.

[6] Librairie José Corti, 1939.

[7] Cahiers du Sud, 1940, XIX, p. 527-532. Repris dans Le Lundi existentiel, Éditions du Rocher, 1990, p. 157-168.

[8] Elles publieront également l’Anthologie de l’humour noir de Breton en 1940.

[9] Fondane réfléchit certainement en même temps sur Lautréamont et sur Rimbaud. En effet, la première version de Rimbaud le voyou, refusée par Gallimard, est terminée en février 1930.

[10] Le Comte de Lautréamont et Dieu par Léon Pierre-Quint, Cahiers de l’Étoile, juillet-août 1930, note 1, p.614.

[11] Job, 16, 12.

[12] Lautréamont et Dieu, op.cit., p.104.

[13] Dans le Faux Traité, l’« écriture automatique » focalisera la divergence avec Breton sur la conception de l’expérience poétique.

[14] Lautréamont et Dieu, op.cit., p.106.

[15] On sait que Breton a trouvé dans les « beaux comme » des Chants le modèle même de l’image poétique.

[16] Lautréamont et Dieu, op.cit., p.109.

[17] Une cible constante des attaques de Fondane.

[18] Cahier de l’Etoile, art.cit., p.608.

[19] Ibidem, p. 609.

[20] Ibidem, p.610.

[21] Ibidem.

[22] Ibidem.

[23] Ibidem, p.611.

[24] Ibidem.

[25] Ibidem.

[26] « Mots sauvages », préface à Privelisti (Paysages), Paris-Méditerranée, 1996.

[27] L’expression est d’Olivier Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane et la révolte existentielle, Éditions de Corlevour, 2008, p.17.

[28] « Mots sauvages », op.cit., p.76.

[29] Cahiers de l’ Etoile, art.cit., p. 612.

[30] Ibidem.

[31] Le mot éthique prendra dans les textes plus tardifs de Fondane - écrit souvent avec une majuscule - un sens très négatif : ce sera le lieu de la lutte de la philosophie contre l'affectivité. Dans un texte contemporain (compte rendu de Ulysse dans la cité de Ilarie Voronca, Cahiers du Sud, septembre 1933), éthique est employé dans le même sens (positif) : « Que fera-t-il [Voronca] de cette source de jaillissements, de tous ses geysers d’images ? Une puissante attitude éthique (je souligne) commandera-t-elle demain, son inspiration? »

[32] Ce qui ne signifie pas qu'ils ne puissent trouver dans l'oeuvre de Ducasse une « morale poétique ». La lecture que fait Aragon des Poésies oriente dans ce sens.

[33] Le comte de Lautréamont et Dieu, op.cit., p.135.

[34] Ibidem, p. 152.

[35] Il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour lire ainsi cette citation d’Aragon : « Il serait temps d’ailleurs de comprendre que l’heure est venue où tout ce qui passait pour boutade dans les Poésies de Ducasse doit être regardé comme l’expression prophétique d’un bouleversement dont nous sommes les ouvriers aveugles. » ( La peinture au défi, Paris, José Corti, 1930 ; repris dans Les Collages, Paris, Hermann, 1965 ; p. 53).

[36] « Contribution à l’avortement des études maldoriennes », Le surréalisme au service de la révolution, n°2. Lautréamont Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, p.423.

[37] Cahiers de l'Etoile, art.cit., p. 613.

[38] Ibidem.

[39] André Breton, Oeuvres complètes, t.2, Bibliothèque de la Pléiade, p. 871-872.

[40] Ibidem, p. 988.

[41]Lautréamont, Œuvres complètes, op.cit., p.294.

[42] Ibidem, p.210.

[43]Ibidem, p.292.

[44] « Présentation de films purs », Écrits pour le cinéma, Éditions Non lieu – Verdier, 2007, p. 77.

[45] Ibidem.

[46] Ibidem, p. 78.

[47] Cahiers de l'Etoile,art.cit., p.614.

[48] Ibidem.

[49] Rimbaud le voyou, Non lieu, 2010, p. 163.

[50] Ibidem, p. 161.

[51] Ibidem, p.162.

[52]Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, Les Éditions de Minuit, 1963, p.90-91.

[53]Ibidem.

[54]Le mot éthique n'a pas le sens positif qu'il semblait avoir dans le texte précédent.

[55] Ibidem, p.165.

[56] Ibidem, note 1 p.67.

[57] Ibidem, p. 165.

[58] Ibidem, p.166.

[59] Ibidem, p.163.

[60] Le mot expérience y figure 46 fois (dont huit fois expérience poétique), c’est-à-dire environ trois fois par page (130 pages).

[61] Faux Traité d'esthétique, Paris-Méditerranée, 1998, p.32.

[62] Poésies II, Lautréamont, Oeuvres complètes, p.288.

[63] Ibidem, p.273.

[64]L'Harmattan, 2007.

[65] André Breton, Oeuvres complètes, op. cit., p.833.

[66] Faux Traité d'esthétique, op. cit., p.68.

[67] Ibidem, p.142.

[68] Ibidem, p.143.

[69] Le Mal des fantômes, Verdier poche, p. 207.

[70]Le Lundi existentiel, op. cit., p.157.

[71] Ibidem, p.159.

[72] Ibidem, p.159-160.

[73] Gaston Bachelard, Lautréamont, José Corti, 1995, p.60-61.

[74] Ibidem, p.156.

[75] Le Lundi existentiel, op. cit., p. 168.

[76] Ibidem, p.160.

[77] « Autour de Rimbaud le voyou », Le voyageur n’a pas fini de voyager, Paris-Méditerranée/L’Ether vague-Patrice Thierry, p. 106.