SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

L'Exode
Super flumina Babylonis
La Conscience malheureuse N° 13

Le portrait de Benjamin Fondane par Victor Brauner (1931)

Camille Morando

Des quelques portraits de Benjamin Fondane dessinés, peints, photographiés par différents artistes, aucun ne laisse indifférent. Les premiers dessins livrent d’emblée la force du regard et la singularité de ce poète, que capturent, par exemple, Iosif Ross en 1916  ou Marcel Janco en 1925[1]. La beauté de ses traits se détache du fait qu’elle dégage une part de mystère : des arcanes poétiques – aux recherches existentielles de la condition humaine.

 Pour l’illustration de Trois scenarii. Cinépoèmes[2] , publié en 1928, Man Ray exécute plusieurs clichés, l’un figurant le portrait de l’écrivain et son double : le premier les yeux baissés, sur ses mains présentant sa tête qui, elle, nous regarde; ce portrait[3] participe du trouble que suscite le regard de Fondane. Man Ray poursuit l’incessant jeu du reflet qui passe, notamment, par une vocation pour  la mise en espace et en mouvement. L’autre  portrait de Fondane par Man Ray, celui qui fut retenu pour Trois Scenarii confirme le jeu du double et de l’énigme : juxtaposition de deux photographies du visage de l’écrivain, tête-bêche, au front démesurément agrandi[4]. Quant à Constantin Brancusi, proche de Fondane qui   lui consacre un essai [5], il dessine un portrait  qui est reproduit en frontispice du recueil Privelisti de 1930. La ligne esquisse simplement les traits essentiels du visage aux yeux fermés.

 

Lors de son second séjour parisien (1930-1935), Victor Brauner, avec le portrait de Fondane (1931), ouvre une nouvelle voie en  interrogeant l’Arbre de Vie et la Kabbale juive.

Rappelons que Fondane et Brauner, qui s’étaient rencontrés à Bucarest au début des années 1920, étaient tous deux liés aux milieux de l’avant-garde à Bucarest, et collaborèrent à  la revue Unu

(1928-1932). Mais c’est à Paris, qu’ils se voient régulièrement, à partir du mois de mai 1930. Le peintre, à cette époque, côtoie essentiellement ses compatriotes roumains : Constantin Brancusi, Jacques Hérold, etc. Il habite alors rue Armand Moisan puis rue du Moulin Vert, près de l’atelier d’Yves Tanguy, qui lui présentera André Breton à l’automne 1933, date à laquelle Brauner entre dans le groupe surréaliste. Le carnet d’adresses de Fondane comporte alors les coordonnées de nombreux artistes roumains, tels Brauner, Brancusi, Claude Sernet, Voronca, Tzara[6].      

À partir de 1930, Brauner peint plusieurs portraits de ses compatriotes roumains,  tels ceux de Sasa Pana[7], de Fondane, d’Adela Weschsler[8] (la mère du poète) ou encore d’Ilarie Voronca[9], dans lesquels la tête est coupée du reste du corps et inscrite dans un décor minéral. Brauner exécute en 1931 un tableau qui deviendra emblématique pour le peintre et le surréalisme. Il s’agit de son Autoportrait, symbolique prémonition de son énucléation qui se produira dans la nuit du 27 au 28 août 1938, suite à un accident qui le plaça au cœur d’une rixe entre Óscar Domínguez et Esteban Francès, et qui le priva définitivement de son œil gauche (œil droit dans le tableau[10]).

Pour le portrait de Fondane[11] , qu’il réalise sept années avant cet accident, Brauner choisit un cadrage particulier en décentrant à gauche la tête du poète, décapitée et sanglante, qui semble jaillir d’une mer rougie et flotter au-dessus d’un décor rocailleux et désertique. L’écrivain, aux yeux grands ouverts, les sourcils largement dessinés et les rides soulignées par des rehauts de couleur marron et gris, fait face au spectateur qu’il attire, par son regard, dans cet espace vertigineux et irréel. Le flot sanglant dû à la décapitation, fait écho à la larme de sang s’écoulant de la bouche – pourtant close –  et de l’œil gauche (le même dont Brauner sera privé). Le thème de l’œil, obsession partagée au même moment avec Georges Bataille, Alberto Giacometti, etc., hante de très nombreux tableaux et dessins des années 1930 de Brauner, qui l’associe le plus souvent à la mutilation et au surgissement violent de cornes se substituant aux yeux[12]. Le visage stylisé de Fondane paraît surgir d’un rêve extatique et récurrent. À la droite du portrait, Brauner peint un arbre dénudé et décharné, aux racines apparentes et desséchées : ce motif de l’arbre était déjà présent dans les portraits de Voronca et de la mère de Fondane, également placé à droite dans la composition. Brauner fait sans doute référence au Livre de l’Arbre de Vie [Sefer Ets Hayyim], dans lequel le rabbin et kabbaliste du xvie siècle, Isaac Louria, développe les enseignements de la Kabbale et décrit l'arbre des dix Sephiroth qui représentait la structure de l'homme et de l'univers ainsi que les interactions entre l’être infini et la création. C’est notamment par son père, qui se passionnait pour l’occultisme et la Kabbale, que Brauner s’intéresse à cette tradition ésotérique du judaïsme et aux écritures magiques qui lui sont associées[13]. Mais dans le portrait de Fondane[14],  en choisissant de représenter mort  « l’Arbre de Vie » , le peintre paraît se référer à la fin du monde et de l’homme. Cette autre vision hégélienne de la « fin de l’Histoire » semble proposer un constat de l’échec de la tradition kabbalistique comme moyen de sauver le monde. L’Arbre de Vie, symbole du macrocosme et du microcosme, est chez Brauner foudroyé pour faire émerger toute la vivacité et la force du portrait représenté, qui finit par s’imposer, telle une empreinte ineffaçable. La tête décapitée et la présence de cet arbre témoignent de la recherche d’une identité, roumaine et juive, humaine et mythique. Brauner impose ainsi la figure déterminante et magique du « poète Benjamin Fondane », titre apposé au dos du tableau.

Cette œuvre, rare témoignage des relations entre  Brauner et Fondane[15], a été photographiée par le poète et fait partie d’un Album composé de 193 photographies réalisées et mises en page par Fondane[16]. Ce tableau y est reproduit en deux endroits : d’abord dans sa totalité[17], puis découpé et centré sur le seul portrait[18]. Dans cet Album fascinant, figurent également deux autres toiles de Brauner (qui étaient autrefois  possession  de Fondane) marquées par la récurrence du motif de l’Arbre de Vie : Portrait d’Adela Weschsler[19] et une autre toile (aujourd’hui disparue) représentant un « masque incrusté dans un arbre[20] ». Ces photographies non datées ont été faites avant que les liens entre les deux artistes ne se distendent. La présence dans l’Album du Poète Benjamin Fondane par Brauner livre, en filigrane, le moment d’amitié des deux artistes au début des années 1930 et confie à travers ce portrait – pendant d’une figure acéphale – leurs quêtes incessantes d’une unité perdue entre l’exil et

la tradition de la Kabbale, entre l’onirisme et la conscience malheureuse d’un monde qui, déjà, déclinait.

 

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Victor Brauner, Le Poète Benjamin Fondane, 1931, huile sur toile, 59 x 68 cm, coll. Particulière.

 


[1] Voir le catalogue de l’exposition Benjamin Fondane, poète, essayiste, cinéaste et philosophe, Roumanie, Paris, Auschwitz, 1898-1944,  Mémorial de la Shoah, reproduction p. 27.

[2] Deux photographies de Man Ray accompagnent cette publication de Fondane, publiée par les éditions Les Documents internationaux de l’Esprit nouveau, 1928 : un Rayogramme et un portrait de Fondane, évoqué ci-après (note 4).

[3] Man Ray, Benjamin Fondane [1925-1928], © Man Ray Trust. Ce portrait n’est pas retenu pour la publication. Voir la couverture du n° 9 des Cahiers Benjamin Fondane, 2006, et cat. exp. Benjamin Fondane…, ibid. p. 34.

[4] Voir page intérieure de Fondane, Scenarii, Cinépoèmes,  éd. Les Documents internationaux de l’Esprit nouveau, 1928.

[5] B. Fondane, « Brancusi », in Cahiers de l’Etoile, n° 11, sept.-oct. 1929, p. 708-725. Il s’agit d’un des rares textes de Fondane sur un artiste plasticien.

[6] Ce carnet d’adresses, datant des années 1930, est conservé à la Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale, New Heaven (Uncat. MSS 356 ; n°20020814-x (Box 5) ; cité pour la première fois par Eric Freedman, Cahiers Benjamin Fondane, n° 10, 2007, p. 198-200.

[7] Victor Brauner [Portrait de Sasa Pana], couverture de  Sasa Pana – Victor Brauner, Diagramm, [Bucarest], éd. Unu, 1930 ; voir lot 479, Vente Paris, Hôtel Drouot, 23-24 nov. 2009, reprod. p. 161.

[8] Brauner, Portrait d’Adela Weschsler [1931], coll. part., ancienne collection de B. Fondane ; reprod. in Benjamin Fondane, Le voyageur n’a pas fini de voyager, ibid., p. 143.

[9] Victor Brauner, [Portrait d’Ilarie Voronca], illustration pour Ilarie Voronca, Petre Schlemihl, Bucarest, S.E., 1932, ill. par Michonze, S. Perahim et Brauner ; voir lot 508, Vente Paris, Hôtel Drouot, 23-24 nov. 2009, reprod. p. 169. 

[10] Victor Brauner, Autoportrait, 1931, huile sur bois, 22 x 16,2 cm, Paris, Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, Legs de Jacqueline Victor-Brauner, 1986. AM 1987-1196.

[11] Victor Brauner, Le Poète Benjamin Fondane, 1931, huile sur toile, 59 x 68 cm, coll. particulière.

[12] « [Le thème de l’œil]  ouvre une “ grande brèche cyclopéenne ” dans l’œuvre et la vie du peintre, qui décrivait les “ deux événements capitaux ” par son accident à l’œil et la guerre. » Voir « Autoportrait », C. Morando, in Catalogue Art moderne, collection du Centre Pompidou, Paris, éd. Centre Pompidou, déc. 2006 (sous la direction de Brigitte Leal), p. 100.

[13] Brauner se passionnera pour les doctrines les plus secrètes comme celles de l’occultisme, décrites dans le traité de Cornelius Agrippa, repris dans l’anthologie de Jean Marquès-Rivière, Amulettes, talismans et pantacles dans les traditions orientales et occidentales, Paris, éd. Payot, 1938.

[14] Également dans celui d’Adela Weschsler.

[15] Aucune archive concernant Fondane ne figure dans le Fonds Victor Brauner conservé à la Bibliothèque Kandinsky, Musée national d’art moderne-Centre Pompidou. Toutefois, Laurette Séjourné (compagne de Victor Serge) répond à Brauner suite à la mort de Fondane : « ce que vous m’avez appris de Fondane m’a terrifiée et m’a positivement rendu malade plusieurs jours. » (Lettre de Laurette Séjourné à Brauner, Mexico, 14 mars [1946 ?], Inv. AM 8818-355 ; publiée in Victor Brauner. Écrits et correspondances 1938-1948, Paris, INHA/Centre Pompidou, 2005, sous la direction de C. Morando et S. Patry, p. 260.

[16] Nouvelle acquisition du Centre Pompidou : Benjamin Fondane, Album de photographies, [1930-1938], 193 tirages collés sur 30 planches reliées de papier noir (recto/verso), 16 x 20 x 3 cm, conservées au Musée national d’art moderne-Centre Pompidou, Paris,  Inv. AM 2009-151 (1 à 31). Nous remercions Clément Chéroux qui nous a permis de consulter cet album.

[17]Voir Planche 17, recto. Inv. AM 2009-151(17).

[18] Voir Planche 24, recto Inv. AM 2009-151(24).

[19] Voir Planche 20, recto Inv. AM 2009-151(20) ; ce portrait est placé sur la même page qu’un portrait de Brauner photographié par Fondane sans doute au début des années 1930.

[20] Voir Planche 27, recto Inv. AM 2009-151(27). Ce tableau (comme les autres toiles de Brauner appartenant alors à Fondane) est mentionné par Monique Jutrin dans « Comptes Rendus », in Cahiers Benjamin Fondane, n°10, 2007, p. 230.