Vie et survie N° 26
Le premier mai socialiste
B. Fundoianu , traduit par Carmen Oszi , commentaire par Aurélien DemarsIl est de coutume qu’au premier jour du mois le plus poétique, de façon programmée ou spontanée, le monde déploie largement son optimisme sous le ciel bleu du printemps.
Pour les socialistes en particulier, le 1ermai est le symbole de l'espoir dans le travail, de l'espoir de l’ouverture prochaine des portes de la cité future, de l’élan bouillonnant d'énergies idéalistes au service d'une vaste et profonde poésie.
En effet, pour une aussi grandiose image d’humanisme… littéraire, le cadre le plus approprié est bien sûr un jour très printanier, comme le 1ermai, avec des fleurs pleines de vie, une verdure gorgée de fluides vitaux, une plénitude de joie et d’oubli.
Comme tous les ans, le 1ermai 1916 devra indiscutablement être célébré sous la même immensité de ciel bleu, dans le même état d’esprit qui se répète presque mécaniquement depuis des années, avec la renaissance éternellement naïve de l'espoir. Les ouvriers de forte carrure, naïfs et menaçants dans la joie de la fête, sortiront leurs drapeaux dans la rue et les tremperont dans le soleil, accomplissant le même parcours d'imploration à une force inconnue, murmurant les mêmes louanges d'une liberté infinie et portant leurs rêves sur des bannières poussiéreuses et éloquentes.
Cette année, le 1ermai devra être célébré comme tous les ans car rien n'a changé, sinon dans le socialisme de l'humanité, du moins dans le socialisme roumain. Dans notre pays, le désespoir et le pessimisme de la guerre n'ont pas encore pénétré, dans notre pays les gens ne meurent toujours pas dans les hôpitaux, mutilés par l'ennemi, sur le champ de bataille ou dans les tranchées, mais seulement chez eux, au lit, de maladie et de misère, d'un certain manque de pain‒en vertu des grandes exigences de l'estomac.
Dans notre pays, les socialistes sont restés les mêmes et le resteront encore, jusqu'à la veille de la guerre.1
Ah ! Chez nous beaucoup d'énergie s’est accumulée et la force du socialisme roumain est écrasante. Mis à part les petites querelles quotidiennes, inévitables dans toute institution de forces vives, mis à part quelques pots cassés que se sont gentiment jetés à la tête les uns des autres les membres du mouvement socialiste, mis à part les dissidences assez nombreuses ces derniers temps, mis à part les opinions politiques totalement contradictoires chez chacun des membres du parti, le socialisme est sain, parfaitement résilient et prêt à affronter n'importe quelle tempête.
Le jour du 1ermai sera encore célébré par les socialistes de Iaşi, peut-être peu nombreux‒une cinquantaine ?‒, mais positifs, réels, tangibles. À l'exception de deux ou trois personnes, des aristocrates à l’odorat dévasté par l'atmosphère du club de Iaşi, avides d'air fortifiant et de dissidence mesquine, les autres, violemment obstinés dans leur idéal, seront dans la rue avec le drapeau rouge, rouge comme une image sadique.
Ah ! À les entendre chanter l'Internationale, votre peau de bourgeois se desquamerait d’elle-même, et sur la chair de vos jambes de bons vivants, vous enfileriez aussitôt les caleçons rouges du socialisme.
Le socialisme de Iaşi, abstraction faite des deux, trois ou quatre exemplaires mentionnés ci-dessus, est d'une profonde originalité. Il se débat au sein des cinquante idéalistes exaltés qui, dans leur ascension précoce – qui commence à 12 ans et se termine à 18 –, pénétrés de l'idée de liberté, de fraternité et d'égalité, se sont dispensés de l'alphabet et de quelques connaissances élémentaires inutiles. On leur a probablement soufflé que, dans la cité future, il n'y aurait pas de lettres, pas de travail, mais de la bectance et de la boisson, de la boisson et de la bectance. Et pour s'habituer à cette vie future, ces cinquante penseurs, les mains dans les poches, regardent fixement, en dignes fakirs, vers l'horizon plein de promesses, sans autre occupation que de se gratter le dos : l'idée les démange.
Le 1ermai arrive, et avec lui la révélation des nouvelles tendances que s’approprie le socialisme de Iaşi.
Et les deux, trois ou quatre dissidents, pleinement satisfaits d'avoir pris leur retraite avant de fermer le club, s’en vont dans leurs « Conversations Sociales », tracer d’une plume ferme quelques lignes triomphales glorifiant ce jour festif, et auxquelles nous donnerions pour titre : « Sauvez les apparences, s'il vous plaît ! »
[B. Fundoianu] = [Signé « Hop-Frog2 »]
« 1 mai socialist », in Absolutio, année II, n° 7-8, 1er mai 1916.
Traduction : Carmen Oszi
Sur un ton mordant et caustique, le poète Fondane ironise à propos de la fête du 1ermai alors que fait rage la Première Guerre mondiale, dans laquelle la Roumanie interviendra à partir du 27 août 1916. Mais plus encore, Fondane met en évidence les distorsions entre, d’une part, le temps de l’histoire, le tempo de l’action qui n’attend pas, l’imminence du conflit mondial, et, d’autre part, le temps de l’ingénu et de l’optimum, de l’idéalisme tranquille, des bonnes intentions.
De surcroît, les socialistes roumains défendaient un « positivisme », comme en témoigne tout particulièrement Panaït Zosin3 : selon lui,« on pourrait dire qu’un ordre spirituel, comme le messianisme, représente un organe rudimentaire qui n’est susceptible ni de progrès ni de régression. Le Messianisme, là où il surgit, se dresse comme un stigmate […] » Le positivisme social entend séculariser en quelque sorte un messianisme sans Messie. L’article de Fondane paraît trois mois plus tard et semble répondre, si ce n’est à ce texte, du moins aux idées ou à l’atmosphère qu’il véhicule : défenseurs de la loi des trois états et du progrès, ces positivistes piétinent en réalité dans l’histoire et sombrent dans une inertie dénoncée par Fondane.
Commentaire d’Aurélien Demars
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1Pendant la Première Guerre mondiale, la Roumanie reste neutre les deux premières années, puis rejoint l'Entente à la fin du mois d'août 1916.
2Hop-frog : pseudonyme utilisé aussi dans un journal de Iasi : Omul liber, les 6, 9, 20 mars, 11, 31 mai, 8 juin 1918.
« Hop-Frog » est le titre d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe, publiée en mars 1849, traduite et publiée par Baudelaire dans les Nouvelles Histoires Extraordinaires en 1857. C’est l’histoire de la vengeance d’un nain bouffon (Hop-Frog) qui finit par brûler vifs le roi et ses conseillers au cours d’un bal masqué.
3Défenseur et premier traducteur d’Auguste Comte, Panaït Zosin fut maire de Iași en 1920, où ilérigea une chapelle de la Religion de l’humanité.