SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Dialogues N° 25

Lecture de Lévy-Bruhl par Francesco Nisio

Serge Nicolas

La publication de Lévy-Bruhl ou le métaphysicien malgré lui a mis au premier plan de la réflexion des fondaniens l’influence de Lévy-Bruhl. C’est dire l’intérêt du livre de Francesco Nisio : Lucien Lévy-Bruhl filosofia, scienze sociali, giustizia publié en 2019, dernière étude d’importance consacrée à l’anthropologue français. Il faut d’emblée saluer un instrument de travail remarquable pour qui s’intéresse à cette œuvre. Sur chacune des questions abordées, il multiplie les rapprochementsi, élargit les perspectives avec des références précises, celles-ci étant par ailleurs complétées par une riche bibliographie en fin de volume. Le lecteur se surprendra d’ailleurs plus d’une fois à abandonner le livre pour se plonger dans les textes cités. De plus, la deuxième moitié de l’ouvrage rassemble des traductions en italien par l’auteur de nombreux textes de Lévy-Bruhl et de ses principaux commentateurs (plus de 200 pages). On y trouve des textes jamais traduits dans notre langue ou peu accessibles – comme la thèse latine de Lévy-Bruhl, l’important article de Georges Gurvitch sur « L’héritage sociologique de Lucien Lévy-Bruhl », paru en 1957 dans le Journal of Social Philosophy ; ou une lettre adressée par Lévy-Bruhl à son ami Salomon Reinach, où il décrit sa difficulté à choisir un sujet de thèse… On mentionnera d’ailleurs que le texte « De la méthode psychologique de Spinoza dans la théorie des passions », proposé par Lévy-Bruhl (mais refusé) pour le premier numéro de la Revue des études juives en 1880 et resté inédit, a été publié en 2021 par les soins de Nisio dans La Revue philosophique de la France et de l’étranger.

Mais au-delà de cet aspect documentaire, le regard porté sur l’œuvre de Lévy-Bruhl par Nisio ouvre de nouvelles voies d’interprétation. Malgré le peu de références explicites à Fondane, la perspective adoptée – insister avant tout sur la portée philosophique de l’œuvre de Lévy-Bruhl – est en affinité avec l’approche fondanienne. Proximité assumée dans l’épigraphe au livreii, citation de Fondane :

Mais il se peut que l’avenir nous réserve de fortes surprises. Il se peut fort bien que le principal titre de gloire de Lévy-Bruhl – je veux dire ses études sur les fonctions mentales des primitifs – soit un jour, malgré ce qu’on a cru y voir et malgré l’auteur lui-même, le point de départ d’une entreprise philosophique qui n’ait plus rien à partager avec la pensée de Comte, l’humanisme rationaliste et l’école de Durkheimiii.

Cet ouvrage contribuera à enrichir la réflexion sur les liens entre Fondane et Lévy-Bruhl.

Le point de vue de Nisio est assez singulier puisqu’après les premiers chapitres consacrés à la philosophie de Lévy-Bruhl, le livre se termine par deux chapitres centrés sur « le lien philosophique entre sentiment de justice et sciences sociales dans l’œuvre de Lévy-Bruhl ». L’intérêt particulier porté à la thèse sur L’Idée de Responsabilité participe du même tropisme. Rappelons que Francesco Nisio enseigne la philosophie du droit – et que celle-ci est au centre de ses recherchesiv, même si Lévy-Bruhl lui fait faire un pas de côté.

Le premier chapitre intitulé « Prémisse - Benedictus maledictus » vise à rappeler combien Lévy-Bruhl fut après la seconde guerre mondiale un auteur « maudit » – il est rapproché de ce point de vue de Spinoza – dont la pensée fut considérée comme ethnocentrique, voire raciste, évolutionniste, produit du colonialisme. Lévi-Strauss qui en 1945 parlait de Lévy-Bruhl avec lyrisme (« Les derniers livres de Lévy-Bruhl restent une lecture féconde qui excite la réflexion », un « esprit exceptionnellement clair » et un « style délicieux ») allait être l’artisan de son occultationv : dans La Pensée sauvage (1962), il juge son approche définitivement dépassée. Si bien qu’en 1989, Dominique Merllié pouvait intituler « le cas Lévy-Bruhl » le riche dossier paru dans la Revue philosophique publié pour marquer le cinquantième anniversaire de la mort du philosophe ; il constatait qu’il « avait été l’objet d’un tel travail d’oubli et de déformation » qu’il fallait partir des « idées reçues qui lui font écran ». Depuis lors un travail de relecture de l’œuvre s’est opéré en France, en Italie et au Brésil, principalement. Comme l’écrit Nisio dans un article récent, « Il caso è chiuso » et il est temps de « contribuer à l’examen critique de l’héritage lévy-bruhlien ».

Le chapitre introductif « Philosophe ethnologue » part de ce que Lévy-Bruhl écrivait à Evans-Pritchard en 1934 : « J’avais l’ambition d’ajouter quelque chose à la connaissance scientifique de la nature humaine en utilisant les données de l’ethnologie. Ma formation a été philosophique, non anthropologique : je procède de Spinoza et de Hume plutôt que de Bastian et Tyler, si j’ose évoquer de si grands noms. » Nisio y voit « une clé de lecture » de l’œuvre bruhlienne. Prendre au sérieux cette affirmation de Lévy-Bruhl conduit à refuser le saucissonnage habituel entre sa thèse, les textes d’histoire de la philosophie, les œuvres marquées par la sociologie, puis l’œuvre ethnologique. Pour Nisio, Lévy-Bruhl est resté toute sa vie ce « philosophe ethnologue » qu’il a cherché à être depuis la fin de sa formation. Ses deux maîtres en « ethnologie » furent Spinoza et Humevi, deux des plus grands anthropologues de l’histoire de la philosophie. Tous les livres de Lévy-Bruhl adoptent une perspective philosophique, voire anthropologico-philosophique. Vocation décisive « pour la philosophie – l’esprit, les passions », commente Nisio « mais on peut aussi écrire : l’Éthique, le Traité sur la nature humaine ». Dans une lettre à Salomon Reinach, Lévy-Bruhl, à propos de son sujet de thèse sur la responsabilité partielle, écrit : « il y a là une étude des passions et de l’aliénation mentale qui m’intéresse vivement ». Mais cette vocation philosophique s’affirme à travers une activité multidimensionnelle et dynamique. Ce que Nisio nomme : « les incessantes métamorphoses d’une vie » dont le livre rappelle rapidement les différents aspects.

À l’appui de son approche, Nisio met en lumière les premiers textes qui envisagent l’œuvre de Lévy-Bruhl dans une perspective globalevii. Il insiste sur « l’extraordinaire lecture » de Levinasviii : celui-ci affirme que les recherches de Lévy-Bruhl ont « marqué l’orientation de la philosophie contemporaine » et qu’« une philosophie préside à ces recherches » qu’il nomme « empirisme intellectualiste ». Nisio rappelle également le lettre de Husserl à Lévy-Bruhl en 1935 (qui a été commentée entre autres par Merleau-Ponty et Derrida). Husserl considère les livres de Lévy-Bruhl comme les ouvrages de base d’une ethnologie scientifique rigoureuse dont il dit l’importance pour sa propre recherche : nous savions que « chaque être humain […] que chaque nation […] vit pour ainsi dire dans un monde autre que celui qui l’entoure » ; ce qui était généralité vide, Lévy-Bruhl le fait « sentir de l’intérieur ». Ce qui pose le problème plus général des rapports de Lévy-Bruhl avec la phénoménologie, soulignés par de nombreux commentateurs (jusqu’à en faire le « premier phénoménologue français »). Nisio développe les analyses du phénoménologue d’origine lituanienne Aaron Gurwitsch (On the Object of Thought, 1946) pour qui Lévy-Bruhl « a découvert une structure-monde et une structure de l’expérience différentes de ce qui nous est familier » ; il a réussi à définir un « concept d’existence » rendant compte de la pensée primitive : « “être” selon Lévy-Bruhl a le même sens que “participer de” ». Cette analyse anticipe la phrase notée dans les Carnets en 1939 : être c’est participerix.

A contrario, s’est installée en France – avec Lévy-Strauss et Gurvitch – la vulgate d’un Lévy-Bruhl entièrement réductible à la sociologie. Dans French Sociology (1945), Lévy-Strauss fait simplement de Lévy-Bruhl un fils rebelle de Durkheim. Pour celui-ci, la vie sociale est « la mère […] de la pensée morale, du raisonnement logique, de la science comme de la foi ». Au contraire, affirme-t-il, « Lévy-Bruhl croit que tout ce qui a été accompli par l’être humain […] l’a été contre le groupe. » Ainsi, il tourne le dos à « ce qui semble la part essentielle de l’enseignement de Durkheim, sa méthodologie ». Georges Gurvitch (The sociological Legacy of Lucien Lévy-Bruhl)x met en lumière la question politique sous-jacente à l’entreprise théorique de Lévy-Bruhl : la confrontation entre les peuples colonisés et les acteurs occidentaux (prêtres, ethnologues, administration). Selon Gurvitch, le point de départ de Lévy-Bruhl est la différence entre « notre base rationnelle et nos éléments d’expérience » et « la base rationnelle et les éléments d’expérience des peuples primitifs », ce qui implique qu’ils sont considérés avec une égale dignité. Il insiste sur l’importance centrale de la catégorie affective du surnaturel. Contre la vulgate qui faisait de Lévy-Bruhl un disciple de Durkheim, il montre ce qui les distingue, question qui a été bien étudiée récemment. Il caractérise ainsi l’apport de Lévy-Bruhl à la sociologie :  Lévy-Bruhl a détruit pour toujours les tentatives « d’expliquer les institutions modernes par les primitives » ou « d’identifier le primitif et l’élémentaire ». Il a montré l’impossibilité de « formuler des lois générales en sociologie ». Il a également ouvert un nouveau domaine à la sociologie, la sociologie de la connaissancexi.

Nisio s’attarde sur les travaux pionniers venus du Brésilxii. En 1954, le sociologue et ethnologue Florestan Fernandes dans un essai « Lévy-Bruhl e o Espírito Ciéntifico » met en évidence le rôle important de Lévy-Bruhl, le courage du pionnier qui a confronté la philosophie avec les sciences sociales et la science tout court : la recherche de normes pour l’enquête, capables de lier observation et interprétation à travers « une compréhension exacte et rigoureuse du rôle de l’hypothèse dans la description et l’analyse […] des phénomènes sociaux et culturels ».

L’anthropologue Roberto Cardoso de Oliveira est le premier à dédier un monographie à la philosophie de Lévy-Bruhl : Razaõ e Afetividade. O Pensamento de Lévy-Bruhl (1991). Il affirme vouloir « dévoiler le chemin de pensée d’un auteur ». Il note l’importance de la confrontation avec Jacobi dont l’influence « doit être une forme d’équilibre avec son rationalisme impénitent », qui le conduit à intégrer un certain anti-rationalisme dans sa propre position à travers « le relief donné au sentiment et à l’affectivité comme dimensions essentielles du processus cognitif ». Pour lui, l’épine dorsale de l’œuvre ethnologique est « la tension entre représentation et affectivité ». Dans la première partie de son essai, « la question morale », il note que Lévy-Bruhl fait assumer au fait moral une dimension sociale, objective, le séparant des sentiments intérieurs. La morale est considérée comme une pratique.

Le chapitre suivant est appelé « Les concepts fondamentaux » – en fait, il s’agit plutôt des cadres généraux de la philosophie bruhlienne. Nisio étonne en annonçant que ce chapitre et le suivant tourneront autour d’une œuvre peu étudiée de Lévy-Bruhl, sa thèse, L’Idée de responsabilité (1884), œuvre où Lévy-Bruhl approfondit son rapport avec la philosophie de son temps et où s’annoncent toutes les problématiques à venir. Ce choix a priori surprenant tant il décentre le regard, dirigé en général vers les travaux ethnologiques, se révèle convaincant.

Nisio prend au sérieux la « tradition Spinoza-Hume » (à laquelle il faudrait peut-être ajouter Kant) revendiquée par Lévy-Bruhl. Notons une difficulté. Lévy-Bruhl a écrit un important article sur « L’orientation de la pensée philosophique de David Hume », mais s’est assez peu exprimé sur Spinoza : le texte de jeunesse sur la théorie de passions, inédit jusqu’en 2021, le livre sur Jacobi. Néanmoins, Nisio traque l’empreinte spinoziste dans l’œuvre de Lévy-Bruhlxiii. Il va jusqu’à affirmer que « la philosophie bruhlienne est essentiellement un dialogue avec la philosophie spinoziste et donc une métamorphose de cette philosophie ». Dans cette tradition Spinoza-Hume, il met au premier plan le rapport entre philosophie et métaphysique, philosophie et religion. Il observe que les termes « sentiment », « croyance » (terme lié à la philosophie de Hume), « foi », reviennent régulièrement dans un sens qui ne fait aucune concession à la dimension dogmatico-théologique. Lévy-Bruhl souligne la nature complexe du connaître, la tension vers le savoir scientifique mêlée à une dimension morale – habitudes, croyance, imagination. Il insiste sur la différence entre les démonstrations mathématiques et celles de la philosophie. Les hypothèses qui fondent ces dernières ne sont pas construites a priori, elles sont les « produits souvent obscurs, souvent aussi inconscients, des croyances et de la réflexion combinée ». Pour Nisio, la présence de l’imagination dans chaque geste cognitif renvoie aux deux premiers genres de connaissance spinozistes.La lecture qui est faite de Spinoza est aux antipodes de celle de Fondane. Celui-ci aime à citer la phrase « Ni rire, ni haïr, ni pleurer, mais comprendre » comme mise à l’écart de l’affectivité.Pour Nisio, la question du sentiment dans son intrication avec le connaître est la perspective qui permet d’unifier toute la carrière intellectuelle de Lévy-Bruhl. Il fait en effet ressortir de manière convaincante la permanence de problématiques qu’on croyait liées à l’œuvre ethnologique.

Lévy-Bruhl doit affronter les problèmes que les progrès de la science posent à la métaphysique, terme qu’il ne rejette pas. Dans La Crise de la métaphysique en Allemagne (1895), il parle de la « faculté métaphysique » comme de la force de pensée systématique qui cherche à rendre compte de la totalité de la réalité sur un plan « logique et universel ». Il définit le métaphysicien (à propos de Maine de Biran) comme « un penseur qui étudie l’origine de notre connaissance et la genèse de nos idées ». Se référant à Fondane, Nisio affirme vouloir montrer le lien entre Lévy-Bruhl et la métaphysique, mais pas « malgré l’auteur lui-même ».

Il souligne l’utilisation du terme de « mentalité » à propos de la civilisation moderne ; il pense que L’Idée de responsabilité est déjà une œuvre ethnologique qui met au centre la question de la « mentalité » des « civilisés » sur le thème de la responsabilité morale. Dans L’Allemagne depuis Leibniz. Essai sur le développement de la conscience nationale en Allemagne (1890) est étudiée la constitution du sentiment de « participation » à la nation allemande. La perspective fondamentale de Lévy-Bruhl est donc celle de la pratique, liée à la philosophie et aux sciences. On peut la relier à son intérêt pour l’éthique et la politique.

La perspective philosophique de Lévy-Bruhl débouche sur une transformation du rationalisme classique. Ce que Levinas appelle « empirisme intellectuel » refuse la raison comme faculté de l’apriori, dominant l’expérience. Il parle d’un être « structuré comme Nature et corrélatif d’une connaissance », ce qui pour Nisio évoque Spinoza, que Levinas ne cite pas. Est mise en cause également la notion de « représentation ». Levinas parle de « ruine de la représentation », Nisio rectifie en « métamorphoses de la représentation » qui expriment la dimension complexe du rapport au réel. La démarche de Lévy-Bruhl est rapprochée de la déconstruction derridienne. Bien avant Heidegger, Lévy-Bruhl ouvre une voie nouvelle dans l’expression de l’être. Celle-ci est résumée dans la formule des Carnets « Être c’est participer », que Nisio analyse longuement. Il insiste sur un thème « cher à la philosophie spinoziste » : l’immanence. « La participation est donc immanente à l’individu » écrit Lévy-Bruhl dans les Carnets.

Nisio place ici en guise d’intermède un développement sur « Le rationalisme complexe de Spinoza », visant à nourrir le rapprochement avec Lévy-Bruhl.

Le chapitre suivant « Infini et responsabilité » reprend sous un autre angle l’analyse de la philosophie de Lévy-Bruhl. Il y est défini comme le « philosophe de la métamorphose, de l’infini, de la différence ». Une philosophie de la métamorphose, capable de comparaison entre phénomènes, formes d’expérience dans une perspective de transformation, suppose un rapport étroit avec l’histoire Mais une histoire ouverte sur le futur, sans finalité prédéfinie. Dans les Carnets, Lévy-Bruhl écrit : « ne pas croire qu’une sorte de finalité interne dirige le développement mental dans les sociétés humaines ». Gurvitch parle d’anti-évolutionnisme.

Ensuite Nisio étudie en détail L’Idée de responsabilité – présentée un peu en soi. Nous allons le suivre, car c’est une œuvre peu analysée. Le « phénomène » dont part Lévy-Bruhl est une « idée », ce qui l’amène à se confronter aux positivistes. Pour eux la relativité de la connaissance est un fait d’expérience, alors qu’il considère, dans le sillage de Kant, qu’elle a un sens positif très important : « ce n’est pas le congé signifié à la métaphysique par la science positive triomphante […] C’est l’esprit humain se reconnaissant dans le produit de son activité et comprenant qu’il lui est impossible de faire, dans toute connaissance […], le départ entre ce qui vient de lui et ce qui vient du dehors ».xiv

L’idée de responsabilité est en apparence claire dans notre esprit, donnée avec celle de libre arbitre : l’homme se croit un être raisonnable et libre, cause de ses propres actes. La conscience morale implique l’idée de responsabilité ; sans elle, nous sommes en peine d’imaginer ce que peut être une personne morale. La vie sociale nous offre à chaque instant l’occasion d’utiliser la notion. Mais sa clarté n’est qu’apparente, comme pour toutes les notions dont nous nous servons quotidiennement : nous n’en pensons distinctement que le nom.

La conscience commune est un lieu de « croyance » en l’être raisonnable et libre (la « mentalité » occidentale pour Nisio). Croyance qui, pour Lévy-Bruhl, fait du rapport entre soi et ses actes le modèle de la causalité. Nisio note que c’est justement la condition psychologique que Lévy-Bruhl voit dominer dans la « mentalité primitive ». Cette conception soulève une difficulté de fond : nos actes procèdent au moins autant de notre caractère que de notre initiative personnelle. Et celui-ci est quelque chose de donné, antérieur à notre causalité propre. La réalité morale apparaît comme un problème, si bien que positivistes et le matérialistes prétendent supprimer l’idée de responsabilité comme illusoire. Lévy-Bruhl veut l’analyser.

Il suit la méthode cartésienne : diviser la difficulté pour mieux la résoudre. La division sera entre un point de vue interne – le rapport entre volonté et déterminations, la responsabilité morale proprement dite – et le point de vue externe – lien entre la personne et les conséquences de ses actes, la responsabilité légale ou objective. Cette division est un moyen de maintenir la logique du mouvement à l’intérieur de la pensée. Nisio restitue en détail les analyses des deux aspects. Lévy-Bruhl les distingue sans compromis.

La loi pénale voit l’être humain de l’extérieur. Pour Lévy-Bruhl, la société est constamment menacée de dissolution et a le droit de se défendre. Mais pour autant, elle n’a pas le droit de châtier un de ses membres au nom de la justice : « le domaine intime de la conscience n’est ouvert à personne ». Dans l’idée de punition, il n’y a aucun élément moral.

Le point de vue interne porte sur le rapport entre l’agent libre et ses propres résolutions. La responsabilité est à l’égard de soi-même, la loi morale, Dieu – termes au fond équivalents. Le parallélisme avec la responsabilité risque d’être trompeur : il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de sanction morale. La loi morale est absolument désintéressée. Lévy-Bruhl affirme la nécessité de confesser notre « ignorance ». Quand bien même il faudrait admettre l’existence d’une sanction de la loi morale, nous n’aurions aucun moyen de nous la représenter.

Lévy-Bruhl invite à affirmer la séparation entre le droit positif et le sentiment de justice. Nisio insiste sur les conséquences que Lévy-Bruhl tire de cette séparation pour la société. Progrès de la loi pénale : le juge ne doit plus pénétrer dans les consciences quand il prend ses décisions ; ainsi est limité le droit de la société sur l’individu : l’individu n’est pas une simple unité sociale ; il porte en lui une valeur absolue, incommensurable, infiniexv. L’idée de justice se modifie au fond, pour ne plus être un élément nécessaire à la répression légale. En conclusion, se lit une invitexvi à s’abstenir de parler de responsabilité morale pure, car le concept est pour nous « vide ». C’est « l’aveu de notre condition humaine et des limites de notre expérience ». Contre les grands métaphysicien (de Platon à Spinoza), Lévy-Bruhl s’affirme plutôt proche de Kant : « rien ne prouve que l’homme soit capable de tout comprendre et de connaître ».

Dans le chapitre « Justice, droits, devoirs », Nisio affirme qu’une représentation en compartiments de l’œuvre de Lévy-Bruhl (philosophie, sociologie, ethno-anthroplogie) peut aider à en saisir les différents aspects, mais risque de cacher la perspective unitaire à partir de laquelle Lévy-Bruhl observe le monde et que lui-même a privilégiée. Comme transition avec les chapitres suivants, il recense et analyse les textes consacrés à des thèmes éthico-juridiques. Outre des introductions au De Legibus de Ciceron et au De Amicitia d’Aristote, il s’agit de comptes rendus. Notons en particulier un article intitulé La responsabilité des criminels à partir de deux livres de Tarde.

Nous ne commenterons pas les deux derniers chapitres consacrés aux traces de la postérité bruhlienne dans le domaine juridique en France (« Participation dans la faculté de droit ») et en Italie (« Participation dans la philosophie du droit italienne ») mais il est étonnant de voir l’affectivité et la participation agir, loin de leur ancrage originel.

L’ouvrage de Nisio représente donc une contribution importante aux études bruhliennes. Il confirme l’intuition fondamentale de Fondane d’un Lévy-Bruhl métaphysicien. Nisio prend au sérieux la dimension philosophique de la pensée de Lévy-Bruhl. La démonstration sur l’influence de Spinoza nous paraît décisive et doit être approfondie, à rebours cette fois-ci de l’approche fondanienne.


i Parmi les plus remarquables, on peut citer celui qui est fait avec les « Remarques sur Le Roseau d’or de Frazer » de Ludwig Wittgenstein.

ii Suivie d’une autre épigraphe de Jacqueline Lagrée sur Spinoza.

iii Texte écrit après la mort de Lévy-Bruhl, « La philosophie vivante », Cahiers du Sud, XVIII, 218, juillet 1939, p. 603-606.

iv Le livre paraît dans une collection intitulée « Per la storia del pensiero giuridico moderno ».

v Nisio retrace l’histoire instructive des traductions de l’œuvre en italien. Deux des sept livres ethnologiques sont traduits vers 1950, sous l’impulsion de Cesare Pavese et Ernesto de Martino (ce dernier avait dans Naturalismo e storicismo nell’etnolgia (1941) consacré un chapitre à l’examen critique de l’œuvre ethnologique de Lévy-Bruhl), puis plus rien jusque vers 1970.

viComme l’écrivait Merllié, Lévy-Bruhl a toujours eu plus de sympathie pour le style philosophique de Hume que pour les grands système.

vii On aurait pu imaginer ici une place faite à Fondane.

viii On verra par la suite que Nisio accorde une place très importante à cette interprétation.

ix Les Carnets ne seront publiés qu’en 1949.

x Celui-ci a été un lecteur critique de La morale et la science des mœurs dans Morale théorique et science des mœurs (1937).

xi On peut signaler aussi l’intérêt de Norbert Elias pour l’œuvre de Lévy-Bruhl. Le livre qu’il voulait lui consacrer est resté à l’état de projet et les textes qui figurent dans les archives Elias ont été publiés tardivement.

xii Cette voie interprétative brésilienne se prolonge jusqu’au livre important de Marcio Goldman, Razão e Differença.Afetividade, racionalidade e relativismono pensamento de Lévy-Bruhl, 1994.

xiii Son interprétation de Spinoza est influencée par Deleuze, avec le rôle central du concept d’immanence.

xiv Sur ce point, Fondane s’éloigne de Lévy-Bruhl : il radicalise l’opposition entre notre esprit et le dehors, en insistant sur le fait que notre entendement prescrit ses lois a priori à la nature et ainsi réduit l’autre au même.

xv On retrouve la différence avec la conception de la société de Durkheim.

xvi Proprement wittgensteinienne : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » (Tractatus logico-philosophicus, prop.7).