SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Benjamin Fondane lecteur de la Bible N° 16

Lectures de l’Apocalypse

Till R. Kuhnle

« Je connais tes œuvres ; tu n’es ni froid, ni chaud. Plût à Dieu que tu fusses froid ou chaud » (Ap 3.15). Fondane cite ce passage tiré de l’Apocalypse – la révélation –, dernier livre de la Bible chrétienne ; il le cite dans le contexte de son interprétation de quelques vers de Baudelaire où le poète français évoque l’ennui et la cruauté[1]. En rapprochant ces vers de Nietzsche, il souligne la validité du constat que « la cruauté est la fille de l’ennui ». Fondane nous rappelle que la cruauté est « un des phénomènes religieux les plus profonds du XIXe siècle, phénomène religieux, quoique d’aspect négatif, renforçant cette fois-ci comme preuve de l’existence de Dieu, non pas la Foi, mais le péché »[2] – et que « les œuvres aussi représentatives de notre époque, que celles de Nietzsche, de Kierkegaard, de Dostoïevski », donnent une signification plus profonde à la cruauté. Par ailleurs, il constate que, à travers les grands programmes politiques ou humanitaires, « c’est l’absence de signification de l’existant qui s’est traduite par un vaste massacre d’hommes, de libertés » et que ceci finit par amener nombre d’écrivains et de philosophes à justifier, voire à vanter « non seulement la force, la cruauté, mais la guerre elle-même » [3].
De fait, l’Apocalypse de saint Jean de Patmos annonce une lutte qui suivra le relâchement de Satan après le millénaire du Christ : « Et il sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour la guerre; leur nombre est comme le sable de la mer » (Ap 20.8). Dans l’Ancien Testament, Gog et Magog représentent les nations s’opposant au peuple de Dieu, les alliés mythiques du Mal reniant l’avènement de la fin des temps. Or, cette lutte évoquée dans le livre de Jean forgera l’archétype de toute lutte finale dans les mythologies révolutionnaires, notamment dans celles du XIXe et XXe siècles, dont témoigne le refrain de L’Internationale. Gog et Magog finirent par être tués dans un feu descendu du ciel. Leur mort marque l’avènement du grand jugement (Ap 20.9).
En 1939, Fondane écrit : « Je suis prêt, certes, puisque je suis menacé, à défendre ma vie, notre vie et notre liberté communes contre cette vague de cruauté et de violence qui semble nous situer au plein milieu de l’Apocalypse de Jean »[4]. Il s’agit de la catastrophe qui s’est abattue « sur cette France que j’ai connue dans les livres, pure, et qui m’écœure, souillée et dans le sang, le ventre ouvert au centre immaculé de l’ode – Adonaï Elochenu, Adonaï Echod ! »[5]. Cette confession d’un combattant lors de la débâcle de 1940 annonce ainsi le dilemme de la future Résistance :

Moi-même je portais fusil
et le fusil était plus lourd que mon épaule
étais-je venu là pour n’être qu’une planche
de ton naufrage et pas un brique de ta victoire ? Oui,
j’étais venu de loin, de plus loin que l’Histoire
Le Nil me racontait un soir
ma romance. J’avais
fait la Mer Rouge à pied. Avais-je
vraiment cru qu’on pouvait t’arrêter
Histoire, avais-je cru
que le fusil sans Lui
allait changer le cours du temps ?

Et le fusil pesait si lourd sur mon épaule ! [6]

Le blanc qui sépare le dernier vers du ‘corps’ du texte est un élément récurrent de la poésie de Fondane ; il renvoie à la fois à l’existant et au moment messianique situé au-delà de l’Histoire. Le moi lyrique rejette les revendications d’un combattant qui cherche à déterminer le cours de l’Histoire par une profession de foi politique au bout du fusil, remettant l’Histoire aux mains d’une humanité sans Dieu. Ceci dit, le fusil devient lourd.
Devant cette situation « qui semble nous situer au plein milieu de l’Apocalypse de Jean », Benjamin Fondane s’en prend à une philosophie de l’Histoire cherchant à sceller le triomphe de la Raison : « Une telle vue », écrit-il dans son essai « L’homme devant l’Histoire », « est à l’origine des maux les plus importants qui affligent le monde moderne »[7]. Ajoutons que ce mal remonte à une interprétation rationaliste du vingtième chapitre de l’Apocalypse :

« Puis je vis descendre du ciel un ange, qui avait la clef de l'abîme et une grande chaîne dans sa main. Il saisit le dragon, le serpent ancien, qui est le diable et Satan, et il le lia pour mille ans. Il le jeta dans l'abîme, ferma et scella l'entrée au-dessus de lui, afin qu'il ne séduisît plus les nations, jusqu'à ce que les mille ans fussent accomplis. Après cela, il faut qu'il soit délié pour un peu de temps » (Ap 20.1-3).

Selon Jacques Derrida, la pensée de la deuxième moitié du XXe siècle était dominée par les « classiques de la fin » qui « formaient le canon de l’apocalypse moderne ». La liste dressée en 1993 par Derrida dans Spectres de Marx est longue : « fin de l’Histoire, fin de l’Homme, fin de la philosophie, Hegel, Marx, Nietzsche, Heidegger, avec leur codicille kojevien et les codicilles de Kojève lui-même » [8]. Depuis les Lumières, toute philosophie de l’Histoire est essentiellement eschatologique et in extremis apocalyptique. Reste à noter que, jusqu’à nos jours, le « canon des classiques de la fin » en philosophie est toujours accompagné d’une production littéraire d’inspiration eschatologique, voire apocalyptique. Notamment depuis le XIXe siècle, les auteurs sont hantés par la « fin du monde ».
Tous les auteurs du canon des « classiques de la fin » peuvent être considérés comme les héritiers des prophéties eschatologiques juives situant la terre promise, le règne messianique, dans le temps. Cette tradition fut transmise aux chrétiens par l’Apocalypse de Jean de Patmos qui annonce l’avènement imminent du règne du Christ sur terre. Selon les premières interprétations littérales de cette prophétie, le règne du Christ – donc l’époque « sabbatique » – succèdera à un monde qui aura duré 6000 ans. Pendant ce règne du Christ, « le dragon, l’antique serpent qui est le diable et Satan [aussi : l’Antéchrist] » sera enchaîné pour mille ans (Ap 20.2). Mais cette période de bonheur ne sera que transitoire : après mille ans, le Jugement dernier sera prononcé. À l’issue de cet acte de justice divine, un monde nouveau et éternel naîtra : ce sera l’avènement du huitième jour messianique – l’avènement de la Jérusalem céleste (Ap 21.1-2)[9].
Depuis Origène, des voix se sont élevées au nom d’une Église transformée en institution pour dénoncer le caractère hérétique du chiliasme. Augustin s’en prit à toute lecture littérale de la vision millénariste et condamna le rêve d’une cité de bonheur sur terre comme l’expression d’une « paresse charnelle »[10]. Il défendit alors une interprétation allégorique des chiffres apocalyptiques dans le sens d’une affirmation du pouvoir de l’Église :

« Après avoir évoqué en effet les mille années d’enchaînement du diable, puis le court laps de temps de sa délivrance, résumant alors ce que fait l’église pendant ces mille années ou ce qui se fait en elle, il dit ceci : ‘Et je vis des trônes, et des hommes qui y étaient assis, et le jugement fut rendu.’ Il faut éviter de penser qu’il s’agisse ici du Jugement dernier, mais il faut comprendre qu’il y est question des sièges des dignitaires eux-mêmes par lesquels l’Église est aujourd’hui gouvernée »[11].

Ainsi la théologie d’Augustin démontra l’ambivalence politique issue de la confrontation de la vision du millenium avec la réalité d’un pouvoir spirituel ou séculaire : d’une part elle est utopique, et donc critique par rapport à un tel pouvoir dans la mesure où elle réclame l’avènement d’une ère nouvelle ; d’autre part, comme allégorie d’un pouvoir revendiquant la réalisation d’une ère du salut, elle peut s’avérer profondément idéologique.
Le tournant décisif de la théologie eschatologique fut marqué par Joachim de Flore et ses disciples qui, par leur interprétation trinitaire de l’Histoire sainte, posèrent les fondements d’une philosophie de l’Histoire ainsi que des religions politiques modernes. Selon Joachim, le cours de l’Histoire suit un rythme de six états qui représentent trois ères ; ces trois ères correspondent à la trinité du Père (Ancien Testament), du Fils (Nouveau Testament) et du Saint-Esprit (Le Nouvel Evangile éternel – encore à venir). Avec sa vision profondément ancrée dans la pensée du Moyen Age, Joachim se situe pourtant au seuil de l’ère moderne[12]. Depuis le siècle des Lumières, le paradigme millénariste, cette idée – maintenant sécularisée ou ré-spiritualisée – d’une nouvelle ère complètement différente de la précédente et la philosophie de l’Histoire forment un tout indissociable. Ceci a engendré une interprétation rationaliste de l’Apocalypse – telle qu’elle est dénoncée par Fondane dans Le Lundi existentiel, évoquant « les hussards sabre au clair » de Hegel, ou dans « L’Homme devant l’Histoire » où l’on peut lire :

« Vous voyez bien que, aussi ‘barbare’ qu’il soit, M. Hitler est non seulement raisonnable, mais qu’il est la Raison même enfin sincère, cette raison qui, bien avant le dictateur allemand, avait été gênée que le Christ fût mort ‘en pleurnichant’ et qui fut si heureuse lorsque Jean [l’Évangéliste, Jn 19, 16-30] s’avisa de le faire mourir noblement, en le faisant crier à l’instar de Planetta : ‘Heil Jéhova ! Tout est accompli !’ »[13]

Certes, il y a aussi d’autres manières de lire l’Apocalypse. À titre d’exemple, jetons un coup d’œil sur Charles Nodier qui, dans son étude Du fantastique en littérature, désigne ce texte comme le summum du fantastique – et ainsi de la poésie. Selon Nodier, l’Apocalypse articule une forme particulièrement sublime de la « superstition ». De fait, contrairement à son sens habituel, ce terme renvoie ici aux « choses élevées » qui sont le sujet de la « science de Dieu » de toutes les religions. Le terme est donc à entendre dans son sens étymologique, car superstare signifie « se tenir dessus » et désigne tout ce qui se soustrait à l’empirisme. Autant dire avec Fondane qu’il s’agit ici de quelque chose qui échappe à l’Esprit. Citons donc Nodier évoquant les deux récits les plus importants appelés apocalyptiques :

« J’ai dit que la science de Dieu elle-même s’étoit appuyée sur le monde fantasti­que ou superstant, et c’est une de ces choses qu’il est à peu près inutile de dé­montrer. [...] Qui ne se rappelle au premier abord les amours si mystérieux des anges, à peine nommés dans l’Écriture, avec les filles des hommes, l’évocation de l’ombre de Samuel par la vieille pythonisse d’Endor, cette autre vision sans forme et sans nom, qui se manifestoit à peine comme une vapeur confuse, et dont la voix ressembloit à un petit souffle, cette main gigantesque et menaçante qui écrivit une prophétie de mort, au milieu des festins, sur les murs du palais de Balthazar, et surtout cette incomparable épopée de l’Apocalypse, conception grave, accablante pour l’âme comme son sujet, comme le dernier jugement des races humaines, jeté sous les yeux des jeunes églises par un génie de prévision qui semble avoir anticipé sur tout l’avenir, et s’inspirer de l’expérience de l’éternité ! »[14].

Il renvoie ici à une forme de littérature faisant appel à la sensation. En d’autres termes, on pourrait y voir, en quelque sorte, une poétique de la participation, notamment quand il écrit : « Le fantastique religieux, s’il est permis de s’exprimer ainsi, fut nécessairement solennel et sombre parce qu’il ne devoit agir sur la vie positive que par des im­pressions sérieuses »[15].
            C’est le moment de s’interroger d’une manière générale sur les traits spécifiques du discours apocalyptique. Le théologien catholique dissident et psychanalyste Eugen Drewermann – qui s’appuie entre autres sur Martin Buber et Bultmann ainsi que sur la pensée existentielle – distingue l’apocalypse de la prophétie :
           
« Si la prophétie s’interroge sur ce qu’il convient de faire face au danger menaçant, pour l’apocalypse il est clair qu’on ne peut plus détourner la catastrophe et qu’il n’y a littéralement plus rien à faire. Sa question ne porte donc plus sur l’action correcte, mais seulement sur l’explication et l’intelligence des causes qui ont conduit à l’irréversible impasse : la méchanceté fondamentale de l’homme et l’âge du monde »[16].

Or, vu de près, il y a un fond rationaliste dans tout écrit apocalyptique. Et la valeur de ses images, Nodier en était bien conscient, est essentiellement rhétorique. Mais avant de passer à une première conclusion, accordons encore une fois la voix à Drewermann considérant la voix prophétique comme le début de ce qui apparaît chez Fondane comme le rapport dramatique entre l’Homme et Dieu. Selon le théologien allemand, l’apocalyptique est « essentiellement littéraire, alors que la prophétie est la parole proférée. Ses écrits [– de l’apocalyptique –] sont des pseudonymes d’un passé fictif – à l’opposé du lien qui existe entre le message prophétique et son époque ; ils ont pour contenu des visions qu’ils rapportent à des extases ou, comme Daniel 7sq., à des songes, tandis que la prédication prophétique fait plus fortement appel à l’audition »[17]. Noton que le livre de Daniel est le sujet du Festin de Balthazar, où le roi attend en vain une explication aux présages funestes puisque le prophète reste absent – comme dans la célèbre ballade Belsazar de Heinrich Heine où le prophète par ailleurs n’est pas mentionné du tout[18].
Gilles Deleuze considère l’Apocalypse comme un « théâtre de fantasmes » qui « succède à l’action des prophètes comme à la passion du Christ »[19]. Tandis que le théologien considère de texte de Jean de Pathmos comme « l’explication et l’intelligence des causes qui ont conduit à l’irréversible impasse», le philosophe s’intéresse à sa représentation : « L’Apocalypse est sans doute le premier grand livre-programme, à grand spectacle »[20].
Autant dire que tout discours apocalyptique est tourné vers un avenir barré, ce qui est notamment le cas pour l’Apocalypse de Jean, et devient ainsi le discours de l’ennui par excellence. Rappelons au passage que l’analyse existentielle en psychiatrie définit la mélancolie par le fait que le malade vit dans un monde coupé de la dimension de l’avenir. En effet, la littérature de l’époque romantique – donc de celle d’un Charles Nodier – connaît cette association mélancolie-apocalypse. Ainsi, le texte de Jean de Patmos est évoqué à la fin du Rolla de Musset, ce grand poème du mal du siècle. De fait, Eugen Drewermann lui-même compare les visions apocalyptiques aux visions de schizophrènes d’une fin du monde. Ceci permet de comprendre mieux Fondane écrivant dans son essai sur Baudelaire :

« Dieu, le péché, ne recouvrent rien de pensable : l’intellegere n’a pas fini de nous dire qu’il n’y a rien de bon pour nous là-dessous. C’est la preuve de Dieu par l’absurde et nous y sommes tous engagés. Le règne de la cruauté ne fait que commencer. Telle est, me semble-t-il, l’apocalypse de l’Ennui »[21].

Des nombreuses références aux discours apocalyptiques parcourent l’œuvre de Fondane. Ainsi un titre comme Titanic y renvoie, d’autant plus que l’évocation de cette catastrophe nautique est souvent associée à la tour de Babel et peut être considérée comme un des motifs récurrents dans les discours crépusculaires portant sur la société moderne.
D’après nous, L’Exode. Super Flumina Babylonis, ce « poème dramatique à plusieurs voix » ouvre un dialogue – parfois subtil, parfois polémique – avec l’Apocalypse de Jean et ses différentes lectures allégoriques qui vont à l’encontre d’une pensée de participation tournée vers la Bible, source d’inspiration d’une « philosophie vivante » – demandant une lecture qui dépasse la distinction entre Ancien et Nouveau Testament. Un premier indice, c’est l’Intermède situé au milieu du recueil, dont nous avons déjà cité quelques vers. Le sous-titre – « Colère de la vision » – indique que ce texte s’inscrit dans la tradition des écrits apocalyptiques : car il évoque une vision apocalyptique devenue réalité :

De la Somme à la Loire
le malheur s’est jeté sur nos armes et la Meuse criait :
‘Fuyez !’
Et nous fuyions soudain comme la pluie rousse
d’automne, gargouillant dans les gouttières creuses
des routes
venant d’Arras, venant d’Amiens,
venant de Reims, venant de Lille,
de Tourcoing, de Rouen,
dans un orage lourd de fourgons, de camions
demeurant sur les chevaux comme des rois de bronze
Un éclair de colère usée dans le regard.

Or, le Dies irae – ce jour de colère de l’Apocalypse – devient chez Fondane avant tout le jour où la colère fait appel à l’individu en tant qu’existant. Ce sont d’innombrables bouches qui cherchent à se faire entendre. Personne ne connaît la main qui met en œuvre les ravages apocalyptiques, mais il est à supposer qu’il ne s’agit point de la main de Dieu :
           
Le Jour de Colère est venu, et chaque pierre est une bouche,
quelle main lézarde les murs, tire la langue des eaux,
et quelle nuit soudaine fait sangloter les femmes
aux heures de soufre et de feu ?
[22]

Ceci fait écho au passage suivant de l’Apocalypse :

« Les rois de la terre, les grands, les chefs militaires, les riches, les puissants, tous les esclaves et les hommes libres, se cachèrent dans les cavernes et dans les rochers des montagnes15. Et ils disaient aux montagnes et aux rochers : Tombez sur nous, et cachez-nous devant la face de celui qui est assis sur le trône, et devant la colère de l'agneau 16; car le grand jour de sa colère est venu, et qui peut subsister 17? » (Ap 6.15-17).

En revanche, l’apocalypse de Fondane ne s’interroge pas sur les survivants. Ainsi, dans les vers de l’Intermède XI, cette colère est « appelée » par un moi lyrique qui paraît se confondre avec l’agneau de l’Apocalypse – quoiqu’il ne soit pas nommé dans le poème même. Par ailleurs, les vers de l’Intermède XI évoquent un autre motif de l’Apocalypse en le transformant en une allégorie de l’ennui :

                        Colère, je t’ai appelée ! La prostituée immense
                        mange la moelle de nos vies.
                        Elle a le visage exsangue, la chevelure effarée,
                        son ventre lourd de haine,
                        sa gorge est rauque d’où le meurtre sourd,
                        sa langue est sèche où le délire pend.
                        L’Espoir est tombé en miettes, qui le rassasiera ?
                        Il a peur que le Jour Dernier n’arrive pas
[23]

Dans d’autres vers de L’Exode, Fondane évoque « la trompette du Jugement », mais la signification qu’il donne à cette image de l’Apocalypse devient évidente quand le monde demande à l’existant de l’aider un instant à traverser la rue/ la grande rue du Jugement[24]. Or, c’est cette trompette qui désigne la puissance vaine de la Loi. Le leitmotiv de son poème dramatique, en revanche, c’est toujours la profonde solitude en deçà et au-delà de la fin du monde, l’existant qui porte en lui l’espoir messianique. Le sonnet La chair a beau crier résume en quelque sorte l’apocalypse selon Fondane.[25]
            Si l’on résume ce poème par le paradoxe qu’il s’agit ici de la fin du monde qui attend sa fin – au moment où règne « cette vague de cruauté et de violence qui semble nous situer au plein milieu de l’Apocalypse de Jean » –, on peut lire le vers « Et l’Ange a beau gémir : il est lié » [26] comme une réponse au septième ange de l’Apocalypse « disant au sixième ange qui avait la trompette: Délie les quatre anges qui sont liés sur le grand fleuve d'Euphrate » (Ap 9.14). Or le monde revient crié aux implorations du moi lyrique : Rien ! Rien que ce sanglot du temps nié. Il est empli d’angoisse et d’ennui en attendant désespérément l’avènement de ce jour où « il n'y aurait plus de temps » (Ap 10,6), que le septième ange « sonnerait de la trompette » et que « le mystère de Dieu s'accomplirait, comme il l'a annoncé à ses serviteurs, les prophètes ». Le moi lyrique se trouve parmi Des tas de seuls et se demande si Ces pures ombres que l’histoire traque ont droit, si maigres, aux linceuls puisque cette masse anonyme de seuls ne paraît point compter parmi ceux qui seraient récompensés – « les prophètes, les saints et ceux qui craignent ton nom, les petits et les grands » (Ap 11,18). On peut supposer que restent liés ces « quatre anges debout aux quatre coins de la terre » (Ap 7.1) vus par le prophète de l’Apocalypse. Le moi lyrique, en revanche, s’exclame : Puisse-t-il être en ton moyeu, sommeil, / Ce centre où Dieu rayonne le zodiaque ! Par ailleurs, le dernier vers se détache des vers précédents. Ce blanc marque le hiatus qui sépare le moi des terres futures et le temps ne paraît plus si proche que dans la prophétie de Jean. « … ô terres du futur ! Puissants orteils….. »[27]. L’avenir n’a donc aucun lien avec le présent douloureux de l’Apocalypse vécue. L’évocation des orteils, en revanche, fait penser à cet ange qui, tenant un livre à la main, « posa son pied droit sur la mer, et son pied gauche sur la terre » (Ap 10.2).
Dans un autre poème, il fait du christianisme une manière de vivre le judaïsme. Fondane estimait « qu’un vrai chrétien se devait sentir juif »[28]. Citons donc ce texte inédit qui fait entendre la voix du Seigneur avouant que son apocalypse n’est point claire, mais suggérant aussi que les fléaux apocalyptiques n’ont pas été causés par lui :

Il se peut après tout que vous ayez raison
dit le Seigneur, de ne pas m’imputer ce désastre
et ces horreurs. Après tout je vous l’ai annoncé
dans mes Apocalypses – que la bête puante,
hurlante allait porter la torche de votre sang,
mais qu’après il viendra un temps où j’essuierai
vos larmes et briserai la tête de la vipère
qui ramassa vos vies comme des œufs d’oiseaux
abandonnés au nid. J’abolirai la mort !
cela aussi se trouve dans mon apocalypse –
il est vrai que le style n’était pas clair et que
vous croyiez de bonne foi que je ne pensais
rien qu’aux juifs. C’est vrai que j’ai eu pour ce peuple
des desseins ténébreux, qui ne m’ont pas quitté
encore, mais il est bon que vous sachiez pourtant
puisque j’ai envoyé mon serviteur, mon fils
Emmanuel vers vous, c’est pour vous dire en somme
par la crucifixion et le baptême, qui
est une nouvelle espèce de circoncision
que vous êtes tous que voilà en quelque sorte
des juifs, des fils cadets de ma miséricorde
donc de ma colère
[29].

Le paradoxe qui associe la miséricorde à la colère fait penser à l’image non moins paradoxale de l’Apocalypse : « l’agneau carnivore – l’agneau qui mord » (Deleuze)[30]. Rappelons que, dans le sillon de Lévy-Bruhl, Fondane constate un dualisme irréductible entre la pensée discursive et la pensée de participation, une pensée qui, en faisant face au mislogos et à la contradiction, dévoile une forme de connaissance difficile à assumer : « Jamais les droits de la connaissance, jamais ceux de l’éthique n’ont été plus radicalement affirmés, sans égard pour les conséquences, que par un Nietzsche, un Kierkegaard ou un Plotin ; mais jamais aussi personne n’a osé aller plus loin qu’eux dans la proclamation des pouvoirs de l’Absurde. Mais il arrive aussi, et c’est le cas de Lévy-Bruhl – comme c’était en partie le cas de Freud, qui était rationaliste sans être un philosophe – qu’une conscience claire ne se saisisse pas de l’événement ».[31] Il faut saisir l’événement, ainsi se résument les paradoxes de l’Apocalypse qui lui donnent sa force archaïque. Il ne s’agit point d’un texte primitif, loin de là. Mais par la force de sa rhétorique engendrant des images puissantes, le texte de Jean cherche à faire retrouver à l’homme le chemin du sacré tracé par les « primitifs » obéissant à la loi de participation. Certes, un retour à un état antérieur, à savoir primitif, ne fut déjà plus possible depuis le temps du premier christianisme, voire depuis la proclamation de la Loi mosaïque. En revanche, Fondane peut constater des affinités électives entre les primitifs et « ce non-être, que chantent les modernes »[32]. Ceci dit, la ‘modernité’ de l’Apocalypse s’explique : ayant fasciné Charles Nodier, puis les expressionnistes, ce texte n’a toujours pas perdu sa fascination.
De fait, Fondane ne cesse d’y renvoyer comme par exemple dans l’évocation de l’arbre de la vie dans les strophes alphabétiques de L’Exode. Le fait que L’Exode s’ouvre et se termine sur l’alphabet hébraïque pourrait être lu non seulement comme la reprise d’une tradition judaïque, mais comme une réplique au huitième verset de l’Apocalypse disant « Je suis l’alpha et l’oméga, dit le Seigneur Dieu, celui qui est, qui était, et qui vient, le Tout Puissant » (Ap 1.8). Or, ce sont les faux prophètes évoqués à trois reprises dans l’Apocalypse (Ap 16.13 ; Ap 19.20 ; Ap 20.20) qui cherchent à s’emparer désormais de « cette vague de cruauté et de violence ». Et le moi lyrique lance à leur encontre ces vers :

J’ai dit aux faux prophètes : Faux
Prophètes ! Faux moutons et fausses barbes !
Les mers montent de toutes parts,
Avez-vous vu craquer les digues ?
Vous finirez comme des chiens
[33]
               
C’est donc contre ces faux prophètes vautrés « aux lits des idéals » que s’élève la voix du récitant, une voix juive. L’apocalypse de Fondane, en revanche, n’accorde pas à l’Histoire de déterminer la signification ni de la première, ni de la dernière lettre de l’alphabet – même si Jérusalem est rabaissée au rang d’une « vieille hostie »[34], elle continue à être emportée à travers ce carnage appelé Histoire.

CAPH
Voici, dit Dieu, l’Arbre de Vie ;
Voici, dit Dieu, l’Arbre de Mort.
C’était délicieux la vie
C’était délicieux la mort

LAMED
O Joie ! Paresse des mémoires !
Le Temps devint discontinu…
Et l’homme vit qu’il était nu
une seconde avant l’Histoire…
[35].

C’est l’apocalypse qui révèle une mise entre parenthèses de l’homme par l’Histoire au nom de laquelle agissent Gog et Magog reniant la fin des temps. Par conséquent, on entend la voix poétique implorer le Seigneur :

Oh puisses-tu de Gog et de Magog
comme jadis répandre les entrailles,
et de la main, briser contre le roc

leurs tendres nouveau-nés ?[36]

Ces multiples allusions à l’Apocalypse, notamment dans ses poèmes inspirés de la tradition judaïque, démontrent bien que Fondane, comme Chestov, estime que les contradictions entre l’Ancien et le Nouveau Testament sont imaginaires[37]. Ainsi, il renonce à les considérer, à l’instar de ces « classiques de la fin » qui « formaient le canon de l’apocalypse moderne », comme des allégories – même s’il n’hésite pas à recourir à son tour à l’allégorie, là où le philosophe veut se faire entendre. En revanche, lecteur de l’Apocalypse, Fondane n’est pas théologien. Ainsi, il n’y cherche pas une explication, contrairement à un Drewermann qui met pourtant l’accent sur le caractère littéraire des écrits apocalyptiques des deux Testaments. En tant que poète devant l’Histoire – face aux Gog et Magog modernes[38] –, Fondane rend hommage aux textes littéraires dont la puissance échappe à ce logos et donc à l’Esprit perpétuant l’horreur et la cruauté. Pour lui, il s’agit de saisir l’événement :

À cinq minutes de la fin du monde
l’orchestre attaque le Tonnerre…
La Beauté meurt d’épuisement
sur les genoux des spectateurs
émus pas cette Nuit savoureuse entre toutes…
[39]


[1] Benjamin Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre, Paris, Complexe, 1994, 376.

[2] Ibid., 375.

[3] Ibid., 376.

[4] Benjamin Fondane, « L’homme devant l’histoire ou le bruit et la fureur», in : Le Lundi existentiel et le dimanche de l’histoire suivi de La Philosophie vivante, textes réunis et introduits par Michel Carassou, Paris, Éditions du Rocher, 1990, 123-148, 138.

[5] Benjamin Fondane, Le Mal des fantômes, édition établie par Patrice Beray, Michel Carassou et Monique Jutrin, Paris, Verdier poche, 2006, 180.

[6] Ibid., 181.

[7] « L’homme devant l’histoire », op.cit., 136.

[8] Jacques Derrida, Spectres de Marx. L’Etat de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée 1993, 37.

[9] Jean Servier : Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard / folio (coll. essais) nouv. éd. 1991, 82sq. ; cf. Norman Cohn : The Pursuit of the Millennium. Revolutionnary Messianism in Medieval and Reformation Europe and its Bearing on Modern Totalitarian Movements, New York, Harper, 2eéd. 1961, 1-13.

[10] Saint Augustin, La Cité de Dieu (= Œuvres II), édition publiée sous la direction de Lucien Jerphagnon, Paris, Gallimard (Pléiade) 2000, 905 ; cf. N. Cohn, The Pursuit of the Millennium, op. cit., 13sqq ; Jean Delumeau, Mille ans de bonheurs. Une histoire du paradis II, Paris, Fayard, 1995, 31 sq.

[11] Saint Augustin, La Cité de Dieu, 994.

[12] Cf. Henri de Lubac, La Postériorité de Joachim de Flore I: de Joachim à Schelling, Paris / Namur, Lethilleux / Culture et vérité (Le Sycomore) 1978, 173.

[13] « L’homme devant l’histoire », op.cit., 143.

[14] Charles Nodier, « Du fantastique en littérature », in : Œuvres V. Rêveries, Paris, 1832-1837, repr. Genève, Slatkine, 1968, 69-112, 73sq.

[15] Ibid., 74.

[16] Eugen Drewermann, Psychanalyse et exégèse T 2 : miracles, visions, prophéties, apocalypses, récits historiques, paraboles, traduit de l'allemand par Jean-Pierre Bagot, Paris, Seuil, 2001, 322.

[17] Ibid., 322.

[18] Cf. Till R. Kuhnle : « Un festin pour en finir avec l’Histoire. Variations sur une pièce de Calderón », in: Cahiers Benjamin Fondane N° 11, 2008, 62.

[19] Deleuze, Gilles, « Nietzsche et saint Paul, Lawrence et Jean de Patmos », in : Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993, 57.

[20] Ibid., 55.

[21] Baudelaire et l’expérience du gouffre, op.cit., 378.

[22]Le Mal des fantômes, op.cit., 182.

[23] Ibid., 182sq.

[24] Ibid., 201.

[25] Ibid., 165. Ce sonnet a fait l’objet de deux autres études dans ce Cahier.

[26] Ibid., 165.

[27] Cf. aussi Till R. Kuhnle, « Per una poetica della solitudine », in : Alice Gonzi (dir.) : B. Fondane, dossier thématique de la revue Humanitas. Rivista di cultura, LVII, 2, Brescia, avril /mai 2012, 235-247. Traduction d’une version revue et augmentée de « Pour une esthétique de la solitude », in : Cahiers Benjamin Fondane N° 7, 2004, 27-36.

[28] Monique Jutrin, Avec Benjamin Fondane au-delà de l’Histoire, Paris, Parole et Silence, 2011, 103.

[29] Cité d’après Jutrin op.cit., 103sq.

[30] Deleuze, « Nietzsche et saint Paul, Lawrence et Jean de Patmos », op.cit., 55.

[31] Benjamin Fondane, « Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 65e année, 1940, 289-316, 302. Cf. « Tu es réservé pour un grand Lundi ! », in : Till R. Kuhnle (dir.) : Benjamin Fondane - écrire devant l’Histoire, dossier de la revue Lendemains - études comparées sur la France 146/147, septembre 2012, 118-130. 

[32] Faux Traité d’esthétique, Paris, Paris-Méditerranée, 1998, 97.

[33] Le Mal des fantômes, op.cit., 198.

[34] Ibid.,, 179.

[35] Ibid., 205.

[36] Ibid., 94.

[37] Cf. Monique Jutrin, Avec Benjamin Fondane au-delà de l’Histoire, op.cit., 104sq.

[38] Cf. Élisabeth Stambor : « Le Mal des fantômes », in : Monique Jutrin (dir.) : Rencontres autour de Benjamin Fondane poète et philosophe, Paris, Parole et Silence, 2002, 156sq.

[39] Le Mal des fantômes, op.cit., 104.