SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Baudelaire et l’expérience du gouffre N° 15

Les défis d’une édition critique

Ion Pop

Le titre de cette intervention ne contient pas par hasard le mot défi : l’édition posthume de Baudelaire et l’expérience du gouffre, en 1947 chez Seghers, était déjà  problématique pour ses éditeurs. Elle le reste encore pour les traducteurs roumains d’aujourd’hui. Geneviève Tissier, l’épouse de Fondane, ainsi que ses amis Boris de Schloezer,  E. M. Cioran, Stéphane Lupasco et Claude Sernet,  avaient devant eux un livre resté en chantier, après la mort tragique de son auteur. Fondane n’avait plus eu le temps de revoir l’ensemble du texte et une lettre adressée à sa femme du camp de Drancy témoigne des soucis qu’il se faisait à propos de son ouvrage : « Le livre –  écrivait-il – est achevé, en principe, mais il fallait encore l’alléger, supprimer peut-être certains chapitres s’ils nuisent à l’ordonnance de l’ensemble et le surchargent. Il faudra voir ce qui, dans les corrections marginales, est nécessaire et ce qui ne l’est pas. Mieux vaut sacrifier que donner une image de tâtonnement, d’inachevé, de brisé ».

A leur tour, les amis se trouvaient assez désemparés dans cette situation que Geneviève Fondane résumait dans une lettre de 1946 à Claude Sernet, lui rappelant qu’ils « ont décidé de remanier si peu que ce soit le texte, qu’on risquait de le mutiler, et qu’il valait mieux le publier tel quel, en avertissant le lecteur qu’il s’agissait d’une œuvre posthume non revue par l’auteur, etc. ». Le désarroi n’était pas évité pour autant, car elle avoue avoir identifié parmi les manuscrits « quelque six chapitres en double » et se demande « lesquels Mieluchon aurait éliminés ». Elle se pose la question s’il ne faudrait pas écarter, par exemple, le chapitre XIX, qui lui posait de délicats problèmes religieux, tout en ajoutant que Boris de Schloezer avait suggéré de le publier en annexe.

La question continue d’ailleurs à être soulevée dans la correspondance avec Boris de Schloezer, qui revoit très attentivement le texte, « le crayon à la main », trouvant qu’il y a « beaucoup de choses à corriger, fautes de ponctuation, phrases incorrectes » et se déclarant « tout prêt à arranger ça »[1]). Une lettre datée du 20 mai 1946 fait état de la relecture de la seconde partie du manuscrit, revu par Cioran, qui affirmait dans une lettre, selon les dires de Schloezer, qu’il y avait encore assez de fautes de frappe et de coquilles à corriger. Cioran avait écrit lui-même à Geneviève Fondane, le 7 mai 1946  en lui annonçant qu’il avait déposé le manuscrit revu chez Seghers, mais qu’il fallait relire cette copie dactylographiée vu son français « si insuffisant ». Il est d’accord avec la suppression du chapitre XIX, mentionné par Geneviève Fondane, et suggère même de réunir les chapitres XX et XXIII ainsi que les deux derniers, XXXIII et XXXIV, « dans un autre livre avec d’autres essais ». Des remarques ponctuelles avaient été notées aussi sur un feuillet qui accompagnait cette lettre, par exemple celle qui proposait d’ « incorporer dans le livre » le chapitre XVII, que le XIXe pourrait en effet être supprimé et que le suivant devrait être publié plutôt séparément dans une revue, ainsi que le XXVIIe, sur Kafka. Le chapitre XXIX, considéré comme étant « d’une très grande importance » devait être gardé à son tour, même si Fondane l’avait mis de côté « probablement parce qu’il y avait beaucoup d’allusions à l’époque contemporaine ».[2] Par la suite, Boris de Schloezer continuera à tenir au courant Geneviève Fondane de son travail de révision attentive du texte ; le 14 juin celle-ci sera à Paris pour corriger ensemble le manuscrit, qui pourra être envoyé par Seghers à la composition, selon la lettre de 11 juillet 1946. Chose importante, dans la lettre du 2 juillet 1946, on remarquait que « certains chapitres ou plutôt fragments de chapitres font double emploi. Il y a des répétitions, quelques longueurs, certains passages mal rédigés ; mais, selon moi, – écrivait l’expéditeur – nous n’avons le droit de rien changer ; il faut publier tous les chapitres, sans rien omettre », en faisant mention dans la préface « que l’on présente un ouvrage que l’auteur n’a pas révisé ». Le 6 novembre 1947, quand  le livre imprimé se trouva enfin sur sa table, Boris de Schloezer écrivit à Geneviève : « C’est excellent et je suis certain que ce Baudelaire soulèvera beaucoup de tapage et de polémique, surtout après le livre de Sartre. »

Pour l’édition roumaine du Baudelaire, nous avons eu la chance de disposer, grâce à la collaboration de Michel Carassou, du tapuscrit de Fondane, avec ses nombreuses corrections ; reformulations ou ajouts autographes à l’encre noire, notés d’habitude sur le verso de la page précédente, mais parfois aussi sur des fiches attachées au texte dactylographié. Celles-ci ont été pour la plupart soigneusement transcrites par Geneviève Fondane afin de faciliter le travail final de dactylographie. Quelques-uns de ces compléments, omis par elle, parfois barrés par Fondane, qui nous ont semblé intéressants, remarquables pour leur expressivité ou pour leur originalité, ont été néanmoins retenus et mentionnés dans les notes. En revanche, nous n’avons pas noté la multitude des interventions de l’auteur  dans la rédaction du texte, qui auraient surchargé le « dossier » de cette édition.

On peut déduire que, chemin faisant, Geneviève Fondane révisait scrupuleusement le manuscrit resté en chantier, écrit sur des feuillets de qualités différentes, suggérant non seulement la pénurie du moment, mais aussi la reprise successive du travail, avec un choix de variantes soumises à des assemblages provisoires. Elle livrait les pages revues à la secrétaire alsacienne dont elle déplorait dans une lettre à Schloezer les fautes de frappe dues à la connaissance imparfaite du français, et envoyait le tapuscrit à ses amis, qu’elle consultait sur les solutions à donner pour certaines phrases.

La confrontation du texte imprimé en 1947 avec ce tapuscrit, dont la page de titre porte la date 1942, prouve la volonté des éditeurs de rester aussi fidèles que possible à l’original. Les seules interventions dans le texte de Fondane semblent  être les corrections de certaines phrases ou formulations maladroites, qui, selon les documents cités, furent opérées surtout par Boris de Schloezer. Ces révisions ne sont pas rares, car la phrase de Fondane est, en général, assez touffue, très ramifiée, répondant à une pensée mobile par excellence, adonnée aux associations libres et à une sorte de dialogue passionnément engagé avec le lecteur. De temps en temps des tournures trahissent les hésitations d’un auteur dont le français n’est pas la langue maternelle. Ses efforts d’exploiter d’une manière quasi programmatique l’expressivité idiomatique de la langue s’expliquent aussi par cette volonté d’approfondissement, mais surtout par des nécessités de plasticité du langage. Car Fondane n’emploie pas seulement le verbe plus ou moins austère et abstrait du philosophe, mais cherche aussi la suggestivité littéraire des mots, les syntagmes de couleur quelque peu « orale », auxquels il nous avait déjà habitués en roumain dans Images et livres de France. Les éditeurs se trouvent donc dans une situation de comité de lecture et de rédacteurs de maison d’édition, et se sentent obligés d’intervenir dans le texte, de « nettoyer » la page de certaines « impuretés », de corriger ou de suggérer des solutions. Ils ont parfois des doutes quant aux options pour les formes définitives, et on peut d’ailleurs trouver même des interrogations comme celle qui accompagne le manuscrit du chapitre XII : « Je ne sais pas si c’est l’opinion de Fondane ou s’il la cite, non sans ironie, comme celle des psychanalystes ». Il est à retenir cependant la décision de principe de conserver jusqu’à la ponctuation originale de l’auteur, comme le dit la lettre de Geneviève Fondane à  Claude Sernet.

Voici quelques exemples de ces corrections faites par les éditeurs, illustrant pour le lecteur la gestation de la première édition du livre et la manière dont on a travaillé pour la mettre au point en vue de la publication : « Il commettrait, certes, une hérésie, celui qui… » remplace la formulation un peu plus lourde : « Ce serait, certes, une hérésie de la part de quelqu’un qui » ; l’expression plus appropriée « avant que le problème n’eût été sciemment posé » remplace une tournure au goût prononcé de « roumanisme » : « …ne se fut consciemment posé » ; on préfère une formulation plus simple, du type « l’homme éprouve toujours… » à celle, plus compliquée, du dactylogramme : « de tous temps, l’homme éprouve » ; « Valéry l’a tenté néanmoins »  remplace une mise en évidence  maladroite : « C’est ce que Valéry a tenté de faire » ; « Ce n’est pas tout de suite, en effet, que Baudelaire se rendra compte combien il est offensant de devoir se ‘faire pardonner’ d’être soi-même », remplace la phrase alambiquée : « Ce n’est pas tout de suite, en effet, que Baudelaire se saisira de l’offense qu’il y a à se faire pardonner d’être soi », etc.

Pour ce qui concerne la structure du livre, on peut affirmer aussi que la numérotation des chapitres est restée celle que Fondane avait fixée. En effet, une lettre de Schloezer évoque 34 chapitres qu’il faudrait conserver tels quels. En fin de compte, la décision de conserver l’ordre proposé par l’auteur semble avoir été respectée. Sur ce point, Geneviève Fondane, qui a fait, selon toutes les apparences, le gros du travail de dépouillement des manuscrits, a dû plutôt choisir entre les variantes (les « quelques six chapitres en double ») et peut-être d’autres,  ayant en commun des séquences reprises ou fondues dans des versions mieux rédigées. Cela ressort assez clairement des notes au crayon qu’elle a faites en marge de certains chapitres, à commencer par le premier, marqué par la note suivante : « Texte définitif lorsqu’on y aura porté les corrections qui figurent dans l’article donné à Lescure[3] et qu’il faut réclamer à celui-ci. » La comparaison de ce premier texte avec celui qui a été imprimé ne rend pas compte, néanmoins, des différences qui auraient pu exister par rapport à la version « Lescure ». Dans le même chapitre, une dizaine de lignes ont été supprimées au crayon rouge, avec une note marginale : « Double emploi avec chapitre II, page 14 ». Or, ce « double emploi » n’en est pas tout à fait un, car il y a entre les deux passages des différences significatives d’accent, en l’occurrence sur les propos de Baudelaire concernant « l’éloignement du tempérament  français de toute chose extrême », mais aussi   de ce qui est « excessif, absolu et profond ». En y faisant allusion, Fondane avait prolongé le jugement du poète d’une manière qui a dû lui paraître un peu excessive, mais qui soulignait bien à propos sa plaidoirie pour la vision baudelairienne des choses : « il est constant que la tradition française se fait un mérite de ce dont Baudelaire lui fait un grief ». C’est la raison pour laquelle nous avons reproduit ce passage dans une note en bas de page.

Dans le deuxième chapitre, nous avons rétabli le texte original où on précise l’origine, dans un texte de Thakeray,  d’une expression comme « on naît rôtisseur », éliminée par les éditeurs. On signale, plus loin, la suppression de quelques lignes du chapitre V,  où l’auteur promet de parler plus tard d’une certaine contradiction entre les dires et la pensée réelle  chez Baudelaire. Au  début du chapitre IX Geneviève Fondane note : « Chapitre un peu confus ? ».  Au début du chapitre X, presque  toute une  page barrée  au crayon, sans doute par l’auteur même, renvoie au poème en prose sur « l’enfant riche et le marmot-paria », est mentionnée par nous en bas de page, afin de marquer, pour le lecteur, une certaine hésitation dans la composition du livre ; de même, vers la fin de ce chapitre, un autre passage éliminé de la même manière est repris en note en bas de page.

Une coupure plus importante, toujours au crayon, opérée (par Fondane ?) après le début du chapitre XI, est reprise par nous au sous-sol, car elle nous a semblé intéressante pour l’enrichissement de la réflexion sur le rapport entre la vie de l’écrivain et son œuvre, entre vérité et masque, entre sincérité et contrôle rationnel de l’expression de soi, au nom de l’Esthétique ou des grandes notions morales. Pour donner une image du chantier en mouvement du livre, on a signalé et repris en note un morceau de texte interrompu, qui ne se poursuit pas sur la page suivante, portant sur le même thème : preuve qu’il faisait partie d’une version précédente, sur la base de laquelle il a recomposé un nouvel ensemble. Après un autre fragment supprimé, nous avons trouvé bon de ne pas négliger la belle réflexion de Fondane, en fin de chapitre XI, à partir de la Métaphysique d’Aristote, sur la relation entre « l’expérience affective comme source de toute expérience » et la recherche (rationnelle) du bonheur, séquence supprimée par Fondane après  une hésitation marquée en marge par un point d’interrogation à l’encre noire.

Le début du chapitre XII, qui couvrait une demi-page  dactylographiée, a été remplacé  à l’encre par Fondane ; la suite du tapuscrit avait été supprimée aussi par Fondane, ainsi qu’un complément écrit à l’encre au  verso de la page précédente. S’agissant de commentaires  qui élargissent la réflexion sur le rapport biographie-œuvre (chez Dostoïevski, Nietzsche et Huxley) et sur les limites de la lecture psychanalytique de ces rapports  (« qui ne voit que l’homme social »), nous avons considéré que ces lignes étaient  importantes et nous les avons reproduites en note. 

Il n’est pas  non plus sans intérêt de noter les remarques de Geneviève Fondane en marge des pages finales du  chapitre XIV : « Ces textes me paraissent faibles » ; et  à la fin du chapitre : « Les dernières pages me paraissent un peu fortes » ; mais, malgré ses réserves, elles n’ont pas été éliminées. De la même main sont les notes marginales, au crayon, au début du chapitre XVII (dont le numéro dactylographié était XVI), témoignant des doutes concernant la structure définitive du livre : « Faut-il mettre ce chapitre, qui traite de la pensée magique ? Il ne figurait pas dans l’avant-dernière version » ; mais, malheureusement, nous ne connaissons pas cette version.

Une petite intervention des éditeurs au chapitre XVIII, qui reformule le texte de l’auteur conformément à la logique du nouvel arrangement de la matière (« Cette étrange prose des Marginalia de Poe  dont nous avons parlé dans notre chapitre précédent » devient : « Cette étrange prose… sur laquelle nous reviendrons dans un chapitre ultérieur » – prouve le même état d’inachèvement.  Parmi les ajouts de Fondane (à l’encre noire) auxquels il a finalement renoncé, il faut mentionner aussi d’importantes réflexions sur Mon cœur mis à nu, à peine résumées dans la version imprimée du livre (voir le même chapitre) et sur le mythe (dans le chapitre XIX), que nous avons enregistrées.

Le chapitre numéroté XXV prête à quelques doutes, car dans le dactylogramme original, des notes au crayon de Geneviève Fondane suggèrent des hésitations quant à sa position dans l’ensemble du livre : « voir si double emploi avec le chapitre XVIII » ; à côté, au crayon rouge : « ou XX bis ? » ; ensuite : « Le XX est à garder, mais le XX bis ? » En plus, à la page 249 du tapuscrit, apparaît, marqué au crayon, « CHAPITRE XXI ». Finalement, on a renoncé  à cette numérotation  pour conserver  le chiffre XXV, sans aucune interruption du texte.

Des éléments de « censure »  apparaissent, par exemple  vers la fin du chapitre XXVI, où on élimine une formule  censée être vulgaire et un autre syntagme, « poète rôti », à la fin de ce chapitre subit le même sort. Au même endroit,  le texte est interrompu au milieu de la dernière page, où apparaît, marquée au crayon,  la mention « CHAPITRE XXII, l’autre moitié étant barrée ; or dans la version imprimée le chapitre XXII a un tout autre contenu. Au verso de la page précédente, une longue note manuscrite de Fondane sur la religiosité, supprimée au crayon, n’apparaît plus dans le texte définitif, mais on l’a retenue, en bas de page, dans la version roumaine.

La manière dont se présente le chapitre XXVII du livre (numéroté XXII dans un premier temps) par rapport au manuscrit jette aussi quelques doutes sur la fidélité des éditeurs au texte original. Car, malgré la note au crayon de Geneviève Fondane : « oui, chapitre très important », la version imprimée renonce à presque deux pages, après la suppression au crayon effectuée par Fondane,  d’un fragment  qui les précédait. Cette séquence traitant de l’attitude critique de Rimbaud vis-à-vis de la religion a peut-être décidé de son sort. Un petit « accident » intervient au chapitre « XXXII, où une note à l’encre, qui complétait sa réflexion sur la « trouvaille » et « l’esthétique d’Ulysse », que Fondane avait indiquée pour être introduite dans le texte dactylographié, n’a pas été retenue par les éditeurs : une indication de Geneviève Fondane demande « à supprimer ».

 

D’autre part nous avons reproduit dans les annexes de l’édition roumaine deux chapitres,   numérotés XIV et XV, dans le tapuscrit, portant la mention autographe de Fondane, « supprimé ». La cause de l’élimination du chapitre XIV semble due, selon les notes de Geneviève Fondane, au fait que ce chapitre faisait double emploi avec d’autres passages du livre.  Or, en confrontant ces versions, on s’est rendu compte que, au-delà des reprises effectives de séquences et des idées communes autrement formulées, il avait des fragments différents ou des développements de la réflexion (en l’occurrence sur la pensée magique et la pensée infantile et leur lecture psychanalytique). Des passages de la première partie du chapitre XIV se retrouvent ainsi, partiellement, dans le chapitre XVI publié, tandis que dans le  XVIIe  Fondane a réutilisé quelques fragments de la seconde partie, après avoir glosé à nouveau au sujet des relations entre le vécu et le pensé, entre la pensée magique et la pensée logique, repensées en termes de sacré et de profane. Nous avons gardé aussi, en note de bas de page,  le début de la première variante « supprimée » par Fondane, où il propose une méditation inédite, de souche existentielle, résumée dans la phrase qui dit « qu’il ne faut pas expliquer les hommes par les idées, mais les idées par les hommes », à peine rappelée dans le texte final à côté d’autres remarques, plus étendues, sur le thème de la mentalité « primitive » et infantile. Le début de cette première variante n’a pas été repris dans la seconde version, celle qui avait été amplifiée par l’auteur, et que nous avons  préférée à la première, pour des raisons évidentes.

Quant au chapitre XV, il a aussi deux variantes dactylographiées. La première, sans interventions de la part de l’auteur, moins arborescente au niveau de l’argumentation, est marquée par Fondane, comme le chapitre XIV, par la mention « supprimé », répétée au crayon par sa femme. La deuxième contient une série de corrections à l’encre noire et des ajouts de Fondane, ce qui suggère son intention de la replacer dans l’ensemble de l’ouvrage, intention renforcée par le changement du chiffre initial XV en XV(III). C’est la variante que nous avons traduite.   Bien plus que le chapitre XIV, celui-ci méritait l’attention, vu son caractère pratiquement inédit, car nulle part dans le livre paru on ne retrouve cette analyse subtile et passionnée du thème de la damnation et du mal chez Baudelaire, de son attitude très particulière  vis-à-vis de la religion, – une réflexion parfaitement intégrée dans la logique générale de la démonstration de Fondane, et d’une remarquable expressivité stylistique. La suppression de cette séquence par les éditeurs de 1947 ne saurait être expliquée que par les réserves connues de Geneviève Fondane, esprit profondément religieux, qui avait exprimé déjà –  on l’a vu dans la correspondance avec Boris de Schloezer – ses réticences quant à la publication du chapitre XIX, traitant de la pensée religieuse de Baudelaire.

On voit donc, en fin de compte, que le « chantier Baudelaire » a posé beaucoup de problèmes à ses éditeurs de 1946-47, souvent intimidés par la difficulté  du travail. Ils se sont efforcés (et Geneviève Fondane en premier lieu) de respecter le plus possible  la volonté de Fondane, surtout dans son esprit, sinon toujours à la lettre, sans négliger de faire mention – dans la note sur l’édition – de la situation exacte du manuscrit resté inachevé. Notre édition roumaine a voulu respecter à son tour les résultats de ces démarches, avec, peut-être un supplément de scrupules, en reproduisant certains textes mentionnés ; nous avons également reproduit le début d’une autre préface de Fondane, intitulée Baudelaire et les terreurs du gouffre ou Baudelaire et les problèmes éternels. Nous avons constamment vérifié et corrigé, le cas échéant, dans les notes, les citations des textes du poète ou d’autres auteurs données par Fondane ; quelques références confuses dues à la hâte de la rédaction ; identifiant aussi les allusions moins claires à certaines idées ou auteurs qui risquaient de rester obscures pour le lecteur. Quelques confusions de titres ou de textes ont été, à leur tour, identifiées et corrigées.

C’est un effort qui, ajouté à celui de ses premiers éditeurs, s’inscrit, en toute modestie, dans la démarche collective des « fondaniens » des dernières années, visant  la remise en valeur d’un penseur et d’une oeuvre des plus représentatifs dans le paysage intellectuel du XXe siècle.

 

 


[1] Lettre du 3 mai 1946 à Geneviève Fondane.

[2] V. le Dossier Fondane-Cioran, dans Cahiers Benjamin Fondane, No 6, 2003, pp.91-92.

[3] « Importance de Baudelaire », Messages, Domaine français, Genève, 23 août 1943.