SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

L'Exode
Super flumina Babylonis
La Conscience malheureuse N° 13

Les vibrations et le vertige - Une lettre de Gaston Bachelard à Benjamin Fondane

Jean Libis

La lettre que Gaston Bachelard adresse à Benjamin Fondane, le 17 janvier 1938, indique explicitement le lieu de sa provenance : 69 quai Galliot, à Dijon. Aujourd’hui la demeure du quai Galliot n’existe plus, au grand dam de ceux qui ont été émerveillés par La Poétique de l’espace, et qui cherchent vainement  à retrouver, au bord du canal, «la maison de Bachelard». Elle a été victime, non de la guerre, mais d’une négligence administrative.

Au-delà de cette particularité émouvante,  cette lettre est d’une grande importance pour tous ceux qui s’attachent à s’orienter dans l’œuvre  de Bachelard, au-delà de ses apparences textuelles. Lorsque le philosophe déclare à  Fondane que celui-ci tient, avec Kierkegaard, Chestov et Nietzsche, une «triangulation du malheur», il s’agit moins d'un constat que d'une fascination. Les trois réferences ici produites sont chacune à leur manière en rapport avec une pensée tragique : et Bachelard, au-delà d’une courtoisie simplement formelle, laisse apparaître une attirance. Celle-ci se manifeste plus précisement dans la suite de la lettre, où il met en comparaison son «pauvre métier de scientifique de la raison» avec ce qu’il nomme, citant Fondane, le «martyre de la raison». Or cette humilité n’est pas feinte : Bachelard est conscient que les crises de la raison épistemologique, constitutives de cette rationalisation triomphante dont il recense les processus intimes, ne circonscrivent certainement pas une essence métaphysique de la crise. Elles en demeurent même essentiellement éloignées. On ne peut pas confondre les vibrations de la raison avec le vertige de la conscience.

 A dire vrai, la pensée de Bachelard est en pleine mutation, et il n’est pas indifférent que sa lettre soit datée du début de l'année 1938. C’est précisement au cours de cette même année qu’il va publier, simultanément pourrait-on dire, La Formation de l'esprit scientifique et La Psychanalyse du feu. Les deux ouvrages, inversement symétriques l’un de l’autre et d'une certaine facon complémentaires, ouvrent la voie à deux cheminements désormais irréductibles l’un à l’autre : entre le travail du concept et la magie de l'image, il n’y aura pas de synthèse possible, et l’auteur le rappellera très explicitement dans un passage tardif de La Poétique de la rêverie (soit dit au passage, il est fâcheux qu’une tendance interprétative aujourd’hui se dessine, qui néglige ostensiblement les avertissements mêmes du philosophe sur ce point fondamental).

Toutefois, en cette année 1938, il se produit aussi, de façon presque insensible une tout autre disjonction, qui rapproche implicitement Bachelard du vertige fondanien. Dès lors que la seule scientificité n’occupe plus la totalité du terrain philosophique, se fait jour progressivement la nudité de la conscience dans son rapport au monde, c’est-à-dire au temps, à la deficience et  à la mort. L’imaginaire n’est pas seulement inducteur d’euphorie, il est porteur de vertige. Lorsque Bachelard , après la psychanalyse du feu, se livre en quelque sorte à une mythanalyse de l’eau, il rédige plusieurs pages d’une grande intensité dramatique : « l’eau, écrit-il in fine, est un véritable cosmos de la mort ». D'autres méditations suivront dans les ouvrages ulterieurs, qui donneront leur place à l’inquiétude, à la mélancolie voire  à l’angoisse. Toujours cependant elles alterneront avec des rectifications de la tonicité, des redressements de l’élan vital, des volontarismes thérapeutiques. Ainsi par exemple, à la fin du chapitre si dramatique consacré au vertige éprouvé sur le clocher de la cathédrale de Strasbourg, le philosophe invite son lecteur à déguster le vin d’A1sace dans quelque taverne bien ancrée dans le monde tellurique ! On ne peut cependant méconnaître que la conscience malheureuse gagne si l’on peut dire du terrain, au fur et à mesure que le philosophe s’achemine vers les dernières étapes de son ceuvre et la proximité existentielle de la mort. Dans les écrits posthumes figure notamment une extraordinaire méditation sur le mythe d'Empédocle saisi par le désir du volcan. Et Bachelard se laisse a1ler à une confidence radicale, d’une intensité rarement atteinte chez son auteur: « La tentation ne s’accomplit pas pour nous. Mais elle s’est accomplie dans l'acte libre du philosophe. Elle fut et nous savons qu’elle fut. Nous rêvons sans fin qu'elle pourrait être, qu’elle est une possibilité de l’homme libre ». Texte ultime radicalement troublant, non publié d’ailleurs du vivant de son auteur.

Ce qui demeure singulièrement étonnant, c’est que Fondane, dans les cinq articles qu’il a consacrés à différents ouvrages de Bachelard, nourrit en quelque sorte l’intuition prémonitoire de cette évolution. Ce qui m’a déjà autorisé à dire qu’il avait en un sens compris Bachelard avant que celui-ci ne se comprenne lui-même. On pourrait en retenir une leçon sur les vertus du pessimisme. Bachelard n’a cédé qu’à contre-coeur aux exigences intellectuelles du pessimisme - peut-être d'ailleurs en fonction d'un tempérament personnel qui l’enracinait dans le monde. On a beaucoup trop écrit que l’antinomie bachelardienne se situe entre les exigences du concept et la fascination de l’image : ce point de vue est formellement correct, mais il est aussi aveuglant. En réalité dans toute la dernière partie de son ceuvre, le débat se situe entre le caractère vitaliste de l’image et son penchant secrètement mortifère. Pulsion de chute et réaction d’envol constituent la véritable dialectique dans laquelle Bachelard a trouvé la quintessence de son verbe. Toutefois, à l’instar de l’oiseau-phénix, il ne renonce jamais à habiter le monde, et les optimistes invétérés ont retenu aveuglément cette leçon unilaterale, sans voir l’autre versant de cette cosmosophie, sa dimension nocturne, son épaisseur mélancolique, sa participation au néant ( ce terme n’est pas rare dans le corpus bachelardien).

Dans la lettre de janvier 1938, Bachelard est parfaitement sincère lorsqu’il écrit à Fondane qu’il « admire les grandes âmes qui ont dû habiter le vertige ». Fondane est foncièrement hanté par le vertige, Qui plus est : si le pessimisme consiste à dire l’incompréhensibilité du monde, la caractère abyssal du mal, et l’inachèvement de toute vie humaine, alors il faut bien dire que Fondane est radicalement pessimiste. Autrement dit : absolument lucide. « Toute vie humaine, écrit-il, fabrique du néant et plus l’homme monte dans l’échelle des valeurs, plus il prend conscience de lui-même, plus sa production de néant s’accroît »[1]. Sur ce terrain Bachelard ne pouvait le suivre que jusqu'à un certain point. Ce n’est pas par hasard qu’il a gardé un double silence dans son ceuvre : et sur la question du mal et sur le tragique de l’Histoire. Il ne s’agit d'ailleurs pas de le lui reprocher sans nuances, car son génie est ailleurs.

Fondane est en quelque sorte un guetteur qui alerte. C'est bien ce que lui reconnaît Bachelard dans cette lettre troublante rédigée dans la maison du quai Galliot. Toutefois serait-il pertinent de dire que Fondane a exercé une influence sur le philosophe ? Je n'en suis pas intimement persuadé. D’une part parce que le second ne sollicite que rarement le premier dans ses propres textes ; d’autre part parce que, comme l’écrivait Jean Lescure, leurs préoccupations restent tout de même singulièrement différentes ; enfin parce que la formation scientifique de Bachelard n’a jamais complètement cessé de se manifester dans le cadre de sa production livresque, marquée par une épistemologie indiscutablement optimiste.

 

Le silence de Bachelard sur I'Histoire -, ce silence-là nous laisse souvent dans le malaise. Et sans doute faut-il se garder de tout jugement prématuré, de tout jugement désordonné. Il n’est pas impossible de penser que la tragédie de I'Histoire fait courir les plus grands risques aux âmes qui redoutent le vertige. Face aux ruses hégéliennes de la Raison universelle qui ont sacrifié « maintes fleurs innocentes », la conscience singulière n’instruit-elle pas ses propres ruses à dessein de survivre, et de donner au monde comme une sorte de nouvelle chance ? Toutefois une telle question ne convainc pas nécessairement celui qui la pose.

Dans une lettre à Monique Jutrin, accompagnant l’envoi de ce texte, Jean Libis précise : « ces pages trop brèves esquissent le commentaire du second paragraphe de la lettre de janvier 1938 » ( reproduite ci-dessous.)



 

UNE LETTRE DE GASTON BACHELARD À BENJAMIN FONDANE

 

                                                                                                                           Dijon, le 17 janvier 1938
69 quai Galliot

 

            Cher Monsieur,

 

                        J’ai bien reçu le mois dernier les 2 numéros des Cahiers du Sud et celui de la Revue de Philosophie que vous m’avez fait envoyer. J’ai déjà médité votre bel article sur Kierkegaard et Chestov et je ne veux pas attendre d’avoir étudié les autres de plus près sans vous remercier bien vivement de cet envoi. J’ai retrouvé dans votre examen de Kierkegaard et de Chestov les perspectives qui m’avaient tant frappé dans La Conscience malheureuse. Avec Kierkegaard, Chestov et Nietzsche vous tenez une triangulation du malheur, d’autant plus solide que les 3 pôles sont curieusement indépendants tout en étant de la même espèce. Dans Kierkegaard en particulier, avec quelle lumière vous faites entrevoir un néant par-delà le bien, un néant à franchir qui se trouve bien différent je crois de la transcendance par-delà le bien et le mal nietzschéenne. Avec Kierkegaard, vous faites apparaître l’œuvre vraiment inconditionnée, au lieu que Nietzsche dans sa surhumanité ne transcende pas la condition humaine. Ce qui me captive dans votre façon de prendre les problèmes, c’est  l’actualité psychologique de vos preuves. Je m’arrête à chaque phrase et je m’aperçois qu’à chaque phrase il faut penser. Cette manière d’écrire en montrant une preuve sur place est peut-être ce qu’il y a de plus beau dans votre style, formé sur une intuition directe de l’âme, débarrassé de tout besoin discursif.

 

            Cette impression est pour moi d’autant plus émouvante que par mon pauvre métier de philosophe scientifique je n’accède pas au « martyre de la raison ». Je n’en suis qu’aux agacements de la raison.Toutefois je sens bien les mille fléchettes de l’expérience moderne. Sans que je le veuille, s’imposent à moi une nuée de petites dialectiques qui font trembler (ou vibrer) tous les cadres. Aux mauvaises heures, je crois qu’il y a tremblement, et puis je me rassérène et je me donne l’impression (ou l’illusion) que la raison vibre. Vivant ainsi entre tremblement et vibration, dans un minimum de dialectique, j’admire les grandes âmes qui ont dû habiter le vertige.

 

            Votre débat sur le surréalisme me paraît aussi intéressant. Mais je veux le méditer de plus près. Je trouve dans certaines fulgurations d’Eluard  une telle beauté! La construction trop continue, trop solide ne nuirait-elle pas à l’explosion de ces instants que paient contre toute attente? Et si je ne tire pas toutes les conclusions surréalistes touchant la connaissance, j’aime vivre ces expériences existentielles discontinues. Je m’aperçois donc que là encore je suis dans cette inconfortable situation moyenne où tout le monde me donne tort et où j’ai quelque raison de donner, tour à tour, sinon simultanément, raison à tout le monde.

 

            Je vous lis donc avec une réelle passion, en m’engageant tout entier. Je vous serai toujours infiniment reconnaissant de m’envoyer de si belles occasions de penser.

 

            Avec mes bien sincères félicitations, recevez l’expression  de mes sentiments bien cordiaux et dévoués.

 

                                          Bachelard


[1]Rimbaud le voyou, Plasma, 1980, p.187.