Fondane homme de théâtre - Au temps du poème N° 20
Lettre pour un seul
Lina Fundoianu , traduit par Hélène LenzLa nuit du 31 décembre, nous sommes allés à la Comédie Française, voir Maman Colibri.[3] On y joue à peu près comme chez nous, au National. Peu d’âme, beaucoup de trucs, de vieux procédés. Lundi soir, La Nuit des rois, au Vieux Colombier . Je t’ai envoyé le programme par le même courrier que le Mercure de France. […] . Mon ami, si tu voulais voir Les mille et une nuits – ou, dans la traduction de Mardrus[4] Le Livre des mille et une nuits —tu devrais voir ici La Nuit des rois. Ce n’est plus du théâtre parce que la pièce même a cessé d’être du théâtre. Dans cette féérie intime, une harmonie inénarrable de couleurs : chaque geste, chaque scène méritent d’être photographiés. Le Malvolio d’ici est admirable et j’ai regretté qu’il soit joué par un Copeau. Copeau est un grand comique, typique de rôles de cette sorte. Mais dans La Nuit des rois, le jeu de l’ensemble des acteurs tient moins du théâtre que de la pantomime classique, la pantomime italienne.
Entre les interprètes, l’accord est tel qu’on pourrait à tout instant crier : halte ! Et regarder, regarder. Derrière la fontaine, le jeu des trois obéit à l’admirable fantaisie de Copeau. Quand deux personnages prennent la fuite, sir Andrew (Jouvet) reste seul un instant et son ombre, tombée des deux côtés de la fontaine, offre un beau spectacle de peinture bien exposée. Copeau découvre la minute esthétique entre toutes quand sir Andrew (joué par Mariu en Roumanie) descend l’escalier, se heurte à Malvolio chaussé de bas jaunes aux jarretières obliques. Cette scène unique, Jouvet la joue comme il joue le duel, comme il joue toute la pièce, avec un art supérieur, tant de simplicité, de naturel que j’entendais mes voisins hoqueter de rire, en demandant : qu’est-ce qui nous fait tant rire ? Les costumes sont illyriens à peu près autant que l’Illyrie est réelle, mais au moins ils ne sont pas anglais, comme dans notre Théâtre National. Ces costumes sont ce qu’on veut, mais au moins ils ne sont pas des costumes Shakespeare ! A l’entracte, Pascal et moi sommes allés trouver Jouvet. Il nous a priés de l’attendre à la sortie. Dans la rue, Jouvet très grand par rapport à nous, avait l’air d’un candélabre flanqué de deux petits flambeaux. […] Jouvet a été satisfait de qualités évidentes de Pascal : « Puisque vous avez un visage agréable, je vais vous donner à jouer des valets de comédie et par suite, le fou de La Nuit des rois. Il lui a donné à étudier le rôle de Martinez dans Le Carrosse du Saint-Sacrement, une fable de La Fontaine et une poésie de Francis Jammes que tu connais bien, « Prière pour aller au paradis avec les ânes ». Il est resté deux heures avec nous. […]
Il reste encore la matinée poétique de la Comédie-Française. Mme Dussane nous a dit Laforgue. Une diction impossible à imaginer. Croué nous a récité du Jammes, une main dans la poche de son pantalon, on aurait dit qu’il nous parlait, si naturel, si Jammes ! D’ailleurs, Croué est le premier collaborateur de Copeau et c’est un Iancovescu vieilli. Pour finir, de Max nous a dit du Baudelaire. Jeudi, à l’ «Œuvre », Solness [5] de Ibsen, joué comme on joue Bernstein.
Traduit par Hélene Lenz
[1] Traduit du roumain par Hélène Lenz.
[2] « Din Paris : scrisoare pentru unul singur » signé Lina Fundoianu, a été reproduit à la fin de l’article de Geo Serban « Fundoianu- radiografie de familie », Numarul 752- Decembrie 2014, Observatorul Cultural, revue en ligne (accès lecture intégrale réservé aux abonnés payants). Voir http://www.observatorulcultural.ro/index.html/Fundoianu-radiografie-de-familie
[3] Piéce en quatre actes de Henry Bataille (1872-1922) dont la première a été jouée à Paris le 8 novembre 1904. N.d.T.
[4] Joseph-Charles Mardrus (né au Caire en 1868 , mort à Paris en 1949), était un médecin, poète, traducteur français. Orientaliste encouragé par Mallarmé, il a traduit« Le livre des mille nuits et une nuits », paru entre 1899 et 1903 (16 vol.). Le livre a été réédité en « traduction littérale et complète du texte arabe », avec illustrations de Léon Carré, décoration et ornements de Racim Mohammed, entre 1926 et 1932 (12 vol.). Personnalité de la vie parisienne, Mardrus a créé avecle couturier Paul Poiret, organisateur de fêtes dans son hôtel particulier : la « Mille et Deuxième nuit ». Voir Wikipedia version française, articles’ Joseph Charles Mardrus’ et ‘ Paul Poiret’, pages consultées le 22 juin 2016. https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph-Charles_Mardrus et https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Poiret, N.d.T.
[5] « Solness le constructeur », pièce en trois actes de Henrik Ibsen publiée en 1892, créée en France en avril 1894 au Théâtre des Bouffes du Nord. N.d.T.