Parole biblique et pensée existentielle N° 17
L’hétérologie du gnosticisme chez Fondane
Aurélien DemarsAvant d’envisager la dimension gnostique d’une œuvre, il convient d’en surmonter les séductions, voire la fascination qu’exerce souvent son hermétisme ésotérique, à l’instar des interprétations gnostiques intempestives qui pullulent aujourd’hui. àforce de voir et de lire du gnosticisme partout (d’aucuns se font fort de parler d’une « contagion gnostique »[1]), on peut se demander ce que le terme de gnostique peut encore signifier d’une manière un tant soit peu précise. Il est donc nécessaire de résister à l’attrait des lectures « gnosticisantes ». Il faut en saisir autant que possible les points de contact afin d’en restituer tant l’herméneutique que l’expérience spirituelle qui lui est consubstantielle. Dès lors, dans quelle mesure Fondane s’exprime-t-il sur un horizon teinté de gnosticisme ? D’emblée, la réponse peut paraître simple, presque évidente. En effet, les proximités que Fondane entretient avec la gnose semblent nombreuses : tout d’abord, rappelons qu’il existe un certain voisinage géographique (les bogomiles, qui ont donné naissance aux cathares, proviennent de Hongrie, de Bulgarie et, dans une moindre mesure, de Roumanie) ; mais en outre, l’œuvre de Fondane est émaillée de notions à connotation gnostique. Les « coïncidences » sont multiples, comme l’a souligné Ricardo Nirenberg[2]. En particulier, le « gouffre » dont parle Fondane évoque l’Ungrund (le sans-fond que l’on retrouve chez les mystiques comme chez des gnostiques à l’instar de Jakob Boehme) et la ténèbre divine (notion des sectes néoplatonisantes du gnosticisme). Et l’on pourrait ajouter bien d’autres topiques : le refus de la Loi et des dogmes (c’est une caractéristique de la gnose), ou bien l’extrême accentuation des questions relatives au mal, au péché originel, à la déréliction (chute)… ou encore le sentiment d’aliénation.
Pourtant, rien n’est moins aisé que d’établir chez Fondane un contact précis avec la gnose. Tout d’abord, sur le plan des textes, les occurrences des notions proprement gnostiques sont parcimonieuses : Fondane n’emploie presque jamais les termes de « gnose », « gnostique », « gnosticisme » ; la terminologie gnostique semble absente (nulle trace de « plérome », de « cénôme », d’ « éons », d’ « archonte »… et, à première vue du moins, les rares occurrences fondaniennes de « démiurge » font référence au Timée de Platon et non spécifiquement à la gnose dualiste[3]) ; Fondane ne cite pas de grands auteurs gnostiques comme Valentin, Basilide, Marcion… Ensuite, du point de vue des idées : même s’il existe une gnose juive, le plus souvent le gnosticisme se veut violemment antijuif (le dieu méchant est le dieu des juifs pour les marcionnites notamment) ; en outre, on note chez Fondane l’absence d’une cosmologie gnostique (composée de plusieurs sphères célestes…).
Du reste, on se demande comment Fondane pourrait admettre une gnose, donc littéralement une connaissance, lui qui ne cesse de la fustiger. Certes, la connaissance gnostique se veut une « mystique transformante »[4], cependant on voit mal comment concilier les réflexions de Fondane sur le Serpent de la genèse avec des mouvements tels que, notamment, les Ophites, lesquels considèrent le serpent comme la Sophia, et le dieu d’Adam comme un mauvais démiurge. Bien plus, l’accès même aux textes gnostiques et à leur exégèse est extrêmement réduit du temps de Fondane. Certes, la mode de l’occultisme et des sciences ésotériques bat son plein depuis le XIXe siècle, mais l’histoire du gnosticisme en est encore à ses prémisses. Certes, des fouilles à Fayoum vers 1930 mettent au jour des textes manichéens. Mais on est loin de l’ampleur de la bibliothèque de Nag Hammadi, découverte seulement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les grands travaux des hérésiologues et des historiens du gnosticisme datent surtout d’après la disparition de Fondane. Certes, il y a plusieurs exceptions notables, notamment divers articles de Henri-Charles Puech[5], l’ouvrage de Hans Jonas, Gnosis und spätentiker Geist (1934) et les travaux d’Adolf von Harnack, dont le Marcion publié en allemand au début des années 1920[6] a fait date. Néanmoins, du temps de Fondane, les études gnostiques en étaient encore à leurs balbutiements et l’on ne disposait alors guère que des vieux ouvrages de Jacques Matter (Histoire critique du Gnosticisme, 1828), de Ferdinand Christian Baur (Die christliche Gnosis, 1835), de Charles Schimdt (Histoire et doctrines de la secte des Cathares et Albigeois, 1849), d’Ernest Renan (Histoire des origines du christianisme, 1863-1881). Et, pour l’essentiel, les principales sources du gnosticisme se réduisaient encore aux témoignages, indirects et souvent déformés, de ses adversaires, à l’instar d’Irénée de Lyon au IIe siècle (Contre les hérésies) ou de Bernard Gui au XIVe siècle (Manuel de l’inquisiteur).
En conséquence, on est en droit de se demander si l’association de tel passage de Fondane avec certains textes gnostiques ne commettrait pas un anachronisme, ou pis, si une telle mise en parallèle ne conduirait pas à des amalgames douteux et peut-être trompeurs, voire à des contre-sens.
Enfin, quand Fondane mentionne, pour une fois, le gnosticisme, c’est avant tout pour dénoncer justement les faux charmes de son herméneutique déformante : « […] le domaine de la tragédie n’est pas le moins du monde tentant. C’est pourquoi on préfère tirer Rimbaud vers l’alchimie, la magie les gnostiques, les bouddhistes, vers ‘‘cet admirable XIVe siècle’’, etc. »[7] (Fondane vise ici le Second manifeste du Surréalisme de Breton[8]). Fondane ajoute : « […] au lieu de ‘‘situer’’ Rimbaud entre Dostoïevski et Kierkegaard, en plein centre de la culture occidentale dont il marque une crise et une cime, M. de Renéville, avec la seule ‘‘pensée’’ de Rimbaud entre ses mains, s’est mis à lui trouver des sources pures et à lui faire faire un voyage livresque à travers l’histoire de la philosophie hindoue, de la Cabale et des gnostiques. »[9] Autrement dit, sous ses faux airs d’exotisme intellectuel, l’interprétation gnostique serait un subterfuge et un aveuglement : aux yeux de Fondane, la question du gnosticisme serait un faux problème, et la recherche de sources gnostiques nous écarterait du tragique. La question de la gnose serait-elle à ce point inutile et incertaine ? On peut s’interroger sur l’hétérologie du gnosticisme chez Fondane, c’est-à-dire cette présence du gnosticisme malgré la relative absence des mots et des idées pour en parler. Faut-il voir dans ces coïncidences fondaniennes avec la gnose autant de hasards, de simultanéités d’idée ou existe-t-il véritablement des rencontres avec le gnosticisme ? Et que pourrait nous apprendre de Fondane la restitution de son rapport au gnosticisme ? Tout en réfléchissant sur le sens et les modalités d’une mise en rapport de Fondane avec la gnose, nous nous proposons, d’une part, d’apporter quelques précisions terminologiques sur le gnosticisme, afin, d’autre part, de tenter de les déployer à propos de l’œuvre fondanienne, comme autant d’occasions de circonscrire d’éventuels éléments gnostiques.
Ambiguïtés gnostiques
De quoi parle-t-on au juste sous le terme de gnosticisme ? Il y a une « hétérologie » du vocable lui-même. Effectivement, la gnose recouvre une pluralité d’idées et de mouvements distincts. Par exemple, pour se limiter au seul paysage intellectuel russe, qui n’est pas sans influence sur Fondane, le gnosticisme recoupe des réalités diverses, sources de fortes oppositions. Ainsi dans le prolongement de Schelling, un Soloviev entend par « Gnosticisme » une « théosophie », c’est-à-dire un système de philosophie religieuse, autrement dit la rationalisation philosophique des données de l’intuition mystique et de l’expérience religieuse[10]. Un Berdiaev – censé être l’illustration par excellence de la dimension gnostique de la philosophie religieuse russe[11] – est souvent considéré comme un « gnostique moderne »[12], et quoique sa pensée soit « privée de tout rapport avec la gnose hétérodoxe », à ses yeux la gnose se doit d’être l’ « ésotérisme de la vérité religieuse » et vise à contempler « les reflets de la Sophia »[13]. En revanche, selon Chestov, interprétant justement le spiritualisme de Berdiaev, la gnose est contraire à la philosophie existentielle et à la liberté incréée[14]. De surcroît, Chestov définit les gnostiques comme étant « les hommes formés par la pensée hellénique », en d’autres termes, le gnosticisme désigne pour lui une hellénisation de l’âme de Jérusalem.[15] L’équivocité du terme gnostique recoupe différentes significations que Michel Tardieu et Jean-Michel Dubois[16] ont su distinguer. Nous en reprenons rapidement et partiellement les définitions, dans le seul but de nous doter d’une sorte de cartographie afin de mieux nous diriger par la suite :
- Un sens épistémologique : la gnose relève d’une connaissance « pure » : c’est la science suprême, un savoir absolu, secret et surnaturel qui transforme celui qui connaît.
- Un sens historique : la gnose est synonyme de connaissance salvifique (c’est-à-dire une connaissance qui sauve sur le champ, par le biais d’une « révélation »), et le gnosticisme désigne les mouvements philosophico-religieux que les historiens étudient.
- Un sens hérésiologique : il s’agit seulement d’une étiquette accolée aux auteurs réputés hérétiques soit par ignorance ou malveillance des Pères de l’Église du IIesiècle, soit par amalgame des auteurs concernés eux-mêmes, bien que ces hérétiques ne soient pas tous gnostiques : des judéo-chrétiens (ébionistes, nozoréens…), des exégètes (Marcion, Apelle…), certains personnages du Nouveau Testament (Simon le magicien, les nicolaïtes…), des opposants à la doctrine ou à la pratique catholique (docètes, encratites, montanistes…), des platoniciens chaldéisants ou non (Cérinthe, Ménandre, Satornil… ou Hermogène, Basilide, Isidore…).
- Un sens scholastique (au moyen âge, sens clémentien et sens évagrien, que Tardieu et Dubois distinguent nettement) : le gnostique s’oppose à l’hérétique comme le vrai chrétien, dans son idéal de perfection, au faux chrétien, qui ne se fonde pas sur la foi et les écritures.
- Un sens ésotérique (à partir de la Renaissance) le terme gnostique regroupe un ensemble de nouvelles doctrines dont le savoir se veut réservé aux seuls initiés : kabbale, illuminisme, hermétisme, alchimie, théosophie, astrologie, arithmologie, franc-maçonnerie, symbolique, etc. c’est ce qu’a retenu le sens commun aujourd’hui encore. Cette signification est véhiculée par les travaux de Massignon, de Corbin, de Scholem.
- Un sens syncrétiste : signification qui apparaît sous l’égide de l’école comparatiste allemande (« Religionsgeschichtliche Schule ») : active à partir des années 1880, cette école assigne une origine orientale à la gnose (à la suite de la conquête d’Alexandre), et conduit à confondre gnosticisme et dualisme.
- C’est dans le prolongement de ce syncrétisme qu’apparaît un sens psychologique, ou phénoménologique, ou encore existentiel : « Dans cette perspective, la gnose est la transposition mythologique, avant d’en être l’explicitation rationnelle, des drames et angoisses d’individus et de groupes, dont les courants idéologiques précédèrent ou suivirent le christianisme antique. Elle est l’expression d’une expérience humaine, profonde et universelle, de l’aliénation (Entfremdung) au sens phénoménologique, et non marxiste, du mot : l’homme découvre qu’il est étranger […] à ce monde et que son lieu originel (Dieu ?) est dans une étrangeté radicale. »[17] C’est la signification à l’œuvre dans les travaux de Hans Jonas ou de Henri-Charles Puech. Et c’est évidemment une telle dimension existentielle qui est en jeu dans la lecture du gnosticisme d’une œuvre telle que celle de Fondane.
Au reste, nous avons déjà mentionné à titre liminaire un rapprochement possible entre le gnosticisme et Fondane à propos de la notion d’aliénation, sans vouloir trop surdéterminer les textes, que l’on songe à La Conscience malheureuse, qui dénonce l’aliénation de la conscience individuelle par la raison[18], ou au Faux Traité d’esthétique, dans lequel Fondane tient le « concept d’art » pour une « ‘‘aliénation’’ sensible de la réalité primitive »[19].
Pourtant, faute de mettre au jour l’existence d’éléments gnostiques au sens historique, pour l’instant, au-delà de ces conjonctions, tout ne reste encore que conjectures sur les liens imaginés ou réels de Fondane avec la gnose au sens strict, rien ne permet de fonder un authentique gnosticisme qui ne se réduise pas simplement à une généralité vague ou même à une vue de l’esprit : des ressemblances ne suffisent pas à établir une parenté. Il reste donc à repérer des éléments textuels porteurs d’un gnosticisme historique dans l’œuvre fondanienne.
Affinité élective ou air de famille ?
Nous trouvons des références à la gnose dans des articles publiés sous le titre : « Judaïsme et hellénisme » (1919). C’est d’autant plus étonnant que Fondane prend pour point de départ l’ouvrage de Buber intitulé L’Esprit du Judaïsme[20], et que par ailleurs, Buber considère la gnose et l’apocalyptisme comme étant étrangers au judaïsme en tant que tel[21].
Dans la série d’essais intitulée « Judaïsme et hellénisme », nous découvrons des références au zoroastrisme : Fondane définit Zoroastre comme « le dieu de la vie, de la pureté, de la vérité »[22]. C’est une citation implicite de Charles Seignobos (1854-1942), Histoire narrative et descriptive des anciens peuples de l’Orient et de la Grèce[23]. Ancien élève de Mallarmé à Tournon, Seignobos est un historien membre de l’école méthodique (laquelle fait écho à l’école comparatiste allemande). Loin d’être une étude hérésiologique, l’ouvrage qu’utilise Fondane est un manuel d’histoire à destination des étudiants du second cycle (lycée). Cette source nous apprend deux choses : non seulement Fondane s’est ouvert à d’autres traditions que le judaïsme et Buber, mais en outre, il n’est pas loin de s’approprier la conception syncrétiste que nous précisions tout à l’heure. Selon Fondane, à l’origine, les dieux grecs étant tous protecteurs, la religion grecque était dépourvue de principe mauvais, c’est donc par l’intermédiaire des éléments zoroastriens ramenés par la conquête macédonienne, que la sophistique grecque a repris le dualisme du bien et du mal mais sans jugement de valeur, et c’est par réaction que Socrate a réinterprété le bien et le mal dans une axiologie, qui transforme le bien en devoir moral. Pour Fondane, le dualisme iranien est donc la source pervertie de la morale socratique dénoncée par Nietzsche.
Plus loin, dans le même ensemble, Fondane consacre cinq articles à la mystique[24], il mobilise cette fois-ci expressément la figure du gnostique en tant qu’ « adepte de la Gnose », gnose que Fondane définit comme une doctrine chrétienne « comparable à la Kabbale »[25]. Dans cette comparaison entre kabbale et gnose, il introduit à la fois la mesure d’une proximité et l’expression d’une nuance. En fait, Fondane s’inspire ici d’un ouvrage d’André Lefèvre, lequel affirme que « les gnostiques ne sont que des kabbalistes chrétiens »[26]. Du reste, dans les pages suivantes, Fondane mentionne explicitement deux fois Lefèvre (Fondane l’orthographie « Lefèbre »), et en reprend quelques lignes[27]. Mais on retrouve d’autres passages fortement imprégnés par le même livre de Lefèvre. Parfois même, Fondane s’est contenté de traduire directement en roumain et d’intégrer dans son propre texte, tels quels, sans guillemets, des extraits de Lefèvre relatifs à la gnose.
Ainsi, la fin de l’article de Fondane « La mystique (B) », datant du 22 août 1919[28], recopie quasiment le commentaire de Lefèvre à propos de Philon : « La vie est un apprentissage de la mort ; elle doit donc s’en rapprocher en supprimant les passions. Le mariage, perpétuant la vie, est une basse nécessité dont l’élite doit s’affranchir. Notre devoir est d’humilier la chair, de la torturer par tous les moyens et à tous les instants, afin de nous racheter de la servitude corporelle. »[29] Dans la suite de son article, Fondane reprend un autre passage de Lefèvre : « ceux-ci [les sectateurs, c’est-à-dire les « gnostiques qui ne sont que des kabbalistes chrétiens »], avec Carpocrate d’Alexandrie, mortifiaient la chair en la satisfaisant ; ne reconnaissant que les lois de la nature, ils prêchaient la communauté des femmes et des biens ou encore avec Caïn leur modèle, ils louaient le meurtre d’Abel et absolvaient tous les crimes ; ceux-là proscrivaient la chair, soit comme nourriture, soit comme instrument des passions ; apôtres forcenés du célibat, ils coupaient court au plaisir, c’est-à-dire au péché, par la castration. » [30] On peut aussi mettre en miroir le début de l’article « La mystique (D) » [31] (24 août 1919) avec une page de La Philosophie[32], ou comparer encore d’autres passages notamment sur Origène[33], ou sur l’obscénité des Chaldéens constatée par Hérodote[34], etc.
Chartiste, célèbre pour ses ouvrages de vulgarisation sur l’architecture et sur les jardins, André Lefèvre (1867-1922) est un philosophe et un anthropologue, auteur de travaux sur La Religion, sur les Religions et mythologies comparées mais aussi sur la linguistique et sur le matérialisme. Son ouvrage La Philosophie n’est pas passé inaperçu au XIXe (c’est une lecture de Flaubert par exemple). Il peut paraître étrange que Fondane se soit inspiré d’un tel auteur : car il s’agit d’un matérialiste athée qui désire « combattre pied à pied, lancer preuve sur preuve, crever le mythe et, dévoilant le fait, inonder de lumière jusqu’aux cryptes où se réfugient ceux qui disent : credo quia absurdum ! Eh bien ! ce dernier effort a été tenté, cette bataille suprême a été gagnée, et toute escarmouche nouvelle n’est qu’un jeu d’enfant ou une stérile condescendance. »[35] Un tel positivisme rationaliste semble bien éloigné de Fondane. Ce n’est pas tout : Lefèvre fonde toute sa philosophie de la culture sur un racisme, qui affirme que « la vraie marque des races supérieures, c’est l’élimination de la religiosité. »[36]
Nonobstant, Fondane s’est abreuvé de quelques éléments d’érudition dans cet ouvrage, source d’un panorama limité mais cohérent de la kabbale, du gnosticisme, du monde grec, du judaïsme et du christianisme : il y a puisé un contenu philosophique venant nourrir les articulations de sa compréhension du rapport judaïsme-hellénisme à l’aune de la mystique.
Néanmoins, plusieurs différences d’interprétation séparent Fondane et Lefèvre. En particulier, là où Fondane voit en Philon un juif inaugurant la kabbale et « la gnostique » comme il le dit, Lefèvre, quant à lui, considère Philon à la fois comme un panthéiste et comme un monothéiste (Lefèvre estime seulement que les livres de la kabbale se sont inspirés de Philon[37]), mais surtout, il tient Philon pour le véritable initiateur du christianisme,[38] bien qu’il sache qu’assigner une seule origine, même philosophique, reste simplificateur.
Cette intertextualité gnostique chez Fondane nous semble tout à fait instructive. D’une part, le jeune Fondane possède manifestement une connaissance de la gnose, peut-être modeste mais en tous les cas effective, et surtout, il en dégage une compréhension nuancée : syncrétique et historique, donc, en un sens étonnamment moderne. Ce point est d’autant plus remarquable que d’autres contemporains[39] de Fondane, lesquels sont allés parfois plus loin dans la culture de la gnose, n’ont pleinement embrassé un tel point de vue qu’après guerre. D’autre part, le dualisme appréhendé par Fondane renforce sa réflexion sur la double « voie » qui préside à ces textes : c’est-à-dire Judaïsme et Hellénisme. Par conséquent, c’est moins le dualisme lui-même (entre un Dieu méchant et un Dieu bon) qui retient l’attention de Fondane, que la contradiction, la pensée duale, c’est-à-dire une hétérologie entendue comme la scission du logos, la contradiction vitale qui ouvre à un dédoublement, à la possibilité d’un choix, à la liberté[40]. En somme, l’absence de dualisme dans la religion grecque, source en quelque sorte d’un totalitarisme du divin, est à la logique ce que la liberté est à la contradiction. De même, l’abolition des différences à laquelle tend le principe d’identité qui fonde la logique standard, engendre un aplanissement du singulier, son homogénéisation forcée.
Dans la mesure où le gnosticisme, apparaît au sens strict dans son texte, les collusions de Fondane avec la gnose doivent donc nous amener à les interpréter moins comme des affinités électives que comme une parenté. En d’autres termes, la confrontation de Fondane avec la gnose ne relève plus d’une coïncidence, d’une force d’attraction entre deux pôles distincts qui convergeraient idéalement l’un vers l’autre (à la manière de Bergmas, de Goethe, de Max Weber, lesquels ont tous repris ce concept d’affinité élective dans leur domaine respectif). Cette confrontation doit procéder d’une ressemblance entre ce qui possède un même « air de famille », pour parler comme Wittgenstein[41], c’est-à-dire des ressemblances partielles, où ce qui fait la similitude, la familiarité, nous échappe parce qu’elle ne se réduit jamais à un ou plusieurs traits communs, qui se retrouveraient systématiquement. Comme dans une famille, les mêmes membres se reconnaissent en vertu d’une communauté de traits variables, répartis selon une certaine hétérogénéité, qui fait la spécificité de chaque visage tout en lui conférant bien un même air de famille. Or, c’est particulièrement pertinent à propos du gnosticisme, parce qu’il ne se définit jamais exhaustivement par des constantes ou des traits communs systématiques.
L’apostasie gnostique
C’est sur la base de ce rapport d’un « air de famille » que nous voulons aborder un autre texte de jeunesse de Fondane : Le Reniement de Pierre. Dans ce texte quasi contemporain de Judaïsme et Hellénisme, tout semble concourir à supputer une proximité, une « familiarité » en quelque sorte, entre Le Reniement de Pierre et la gnose. Fondane y narre les différentes scènes où Simon Pierre est amené à renier Jésus avant le troisième chant du coq, le texte s’achève sur le dialogue entre Simon Pierre et Siméon[42], qui a participé à l’arrestation de Jésus, et qui s’est vu trancher l’oreille par Simon Pierre. Ce qui est troublant, c’est que Siméon est finalement convaincu et converti par Simon Pierre : il prie avec Simon Pierre et espère guérir son oreille. On le comprend, car en tant que serviteur de Caïphe, l’altération de son intégrité physique apparaît sans doute comme une difformité, impliquant probablement une certaine forme d’impureté, constituant un motif d’exclusion de la maison du grand Prêtre. Peut-être est-ce en ce sens que Siméon se plaint : « Il ne fallait pas me couper mon oreille, l’oreille de ma femme, l’oreille de mes enfants »[43]. Limogé, il ne pourrait plus faire vivre sa famille.
L’idée de reniement, l’expression du désarroi et de l’extrême angoisse de Pierre peuvent rappeler les textes apocryphes et intertestamentaires imprégnés le plus souvent de considérations apocalyptiques et eschatologiques. Bien plus, la version fondanienne du reniement de Pierre semble rendre indispensable ce reniement pour l’accomplissement personnel de Jésus et de Pierre, et pour la réalisation de l’annonce prophétique de Jésus. Cette récriture fondanienne des Évangiles rappelle les procédés des Évangiles gnostiques et apocryphes : car l’Évangile de Jean parle seulement de Malcus et non de Siméon. Du reste, plusieurs d’entre eux sont déjà connus du temps de Fondane : outre un Livre du coq, retrouvé au début du XVIIIe, évangile gnostique relatant le reniement de Pierre et mentionnant Malcus, des fragments des actes de Pierre et son apocalypse sont édités en France et en Allemagne surtout dans les années 1892-1893. En particulier, il y a une édition d’Adolf von Harnack[44], théologien protestant, spécialiste de Marcion, et contradicteur de Chestov ; c’est auprès de lui que Chestov découvrit le livre de Tertullien Sur la mort du fils de Dieu[45]. Revenons à ces versions apocryphes : elles ne contiennent aucun indice, aucun élément déterminant pour étayer (ou pour nier) la thèse d’une source éventuelle de Fondane. L’analogie s’arrête aux allusions à propos du reniement relaté dans les Évangiles synoptiques.
La prudence s’impose. On pourrait tout autant concevoir un parallèle avec une vision désireuse de contredire le gnosticisme, à l’instar d’Augustin, dont le commentaire de Jean nous explique à propos de Malcus : « C’est un serviteur qui est l’objet de ce miracle, et il est le symbole de l’ancienne loi, qui n’engendrait que des esclaves […] ; mais lorsqu’il a été guéri, il devient la figure de la liberté spirituelle. »[46] Mutatis mutandis, on pourrait ainsi très bien comprendre le Simeon de Fondane comme en quête d’une liberté spirituelle. Sans base textuelle, on en est donc réduit à des jeux d’hypothèses. Cependant, si toutes les analogies et comparaisons sont possibles, elles n’ont pas la même pertinence.
À vrai dire, s’il fallait émettre non pas même une conjecture, mais une simple et modeste hypothèse, nous inclinerions plus volontiers à voir dans un texte d’Apollinaire une inspiration possible ; en tous les cas, la simple comparaison de ces deux auteurs peut s’avérer intéressante y compris dans les différences qu’elle implique. Quoiqu’il n’ait pas consacré de longues pages à Apollinaire, on peut noter sa présence dans l’œuvre de Fondane[47]. De surcroît, on sait que Fondane connaissait déjà Apollinaire en Roumanie, comme l’atteste son article « André Rouveyre »[48].
Ce texte d’Apollinaire, intitulé « Simon mage »[49], appartient au recueil L’hérésiarque et Cie (1910). Dans « Simon mage », Apollinaire fait dialoguer Simon-Pierre et Simon le magicien : il s’agit d’une récriture d’une part, des évangiles synoptiques, où l’on apprend que Simon le magicien est rejeté du groupe des apôtres le jour où il tenta de monnayer le secret des miracles, et d’autre part de La Légende dorée, qui raconte la confrontation de Simon le magicien avec Pierre et Paul, devant Néron, à Rome. Apollinaire détourne ainsi la tradition, qui veut que Simon le magicien soit mort à la suite de cette confrontation[50]. Par ailleurs, il faut savoir que, depuis Irénée de Lyon[51], Simon le magicien est considéré d’ordinaire comme le premier gnostique.
« Simon mage » a pour unique point commun avec Le Reniement de Pierre la confrontation des deux Simon des Évangiles – à cela s’ajoute un élément supplémentaire qui nous rend enclin à voir dans le Siméon fondanien un avatar négatif de Simon Mage : Fondane place dans la bouche de Siméon cette réplique adressée à Simon Pierre « Va voir le Sauveur. Il n’est pas le fils de Dieu, non. Mais il est peut-être un magicien. »[52] Ce terme de « magicien » (vrăjitor dans le texte roumain, c’est-à-dire magicien, sorcier) nous semble loin d’être anodin, tant la tradition en a fait le surnom et la caractéristique par excellence du faux prophète initié aux mystères de Babylone qu’est « Simon le Magicien », ou Simon le mage (magus en latin ou μάγος en grec), ou Simon le sorcier, ou plus simplement appelé Simon de Samarie dans le Nouveau Testament. Le nom de magicien pourrait ainsi impliquer dans le texte de Fondane un renversement de rôle entre Siméon et Jésus, sous le couvert d’un dédoublement de Simon et de Malcus.
Pour le reste, les différences entre Apollinaire et Fondane sont fortes, mais par là même instructives. Apollinaire retrace l’histoire des deux Simon en trois temps, à partir du baptême puis de l’exclusion du mage, ensuite par la confrontation des deux Simon devant Néron : la ressemblance entre les deux est même physique, et c’est le magicien qui dénonce l’apôtre comme étant un imposteur (le faux est plus vrai que le vrai). Bientôt le mage invoque les puissances des démons, et l’apôtre celles du ciel. Dans un troisième temps, le mage vient acheter la dépouille de l’apôtre crucifié. En revanche, chez Fondane, il s’agit uniquement d’évoquer l’instant critique d’une rencontre, au moment conclusif du reniement de Pierre. Ainsi, Apollinaire porte son attention sur l’inauguration de l’histoire du christianisme et de ses hérésies (ouvrant sur la postérité de l’hermétisme plus largement encore que sur celle de la seule gnose), quand Fondane retient l’instant critique d’une rencontre décisive, occasion d’une expérience existentielle. Apollinaire met les deux Simon en miroir, selon une symétrie inverse, alors que chez Fondane chacun se révèle à lui-même devant l’autre. Dans cette comparaison avec Apollinaire, toute l’originalité de Fondane ressort à la confrontation entre les deux Simon par le détour de la substitution de Malcus, et au regard de l’importance de l’oreille coupée.
La dimension gnostique du texte d’Apollinaire s’avère tout à fait prégnante. D’une part, on peut en noter des sources (par exemple une formule du magicien reprend un vocable gnostique[53]). Comme le ciel et l’enfer, les deux Simon sont co-existants, de même que les gnostiques conçoivent une co-existence (Valentin) voire une co-éternité du Bien et du Mal (Basilide), du vrai dieu et du mauvais démiurge, leur destin est scellé l’un à l’autre, ainsi que l’affirme Simon Mage :
«Simon-Pierre, je ne suis nul autre que celui que tu es, et nos noms sont les mêmes. Je vivrai aussi longtemps que l’Église où tu commandes. J’en deviens pour toujours le mauvais chef, tandis que tu en es le bon pasteur. Et là où tu représenteras la bonté céleste, je serai l’infernale méchanceté qui met en branle, quand il me plaît, les légions de démons et les myriades d’anges.»[54]
À propos de ce passage, il faut remarquer que, comme le note André Fonteyne, « Les Actes des Apôtres ne mentionnent pas cette prophétie, manichéenne si l’on peut dire, non plus que les apocryphes. »[55] En d’autres termes, Apollinaire se livre ici à un véritable exercice de néognosticisme. Le gnosticisme n’est pas seulement une source, c’est encore une inspiration, qui pousse Apollinaire à développer plus avant la gnose.
Revenons à Fondane. C’est la figure du double Simon-Pierre / Siméon qui nous interpelle. Outre la duplicité de la division entre le bien et le mal, ce dédoublement entre Simon et Siméon, cette parenté entre Siméon et Malcus, sans oublier les ambivalences du meilleur des apôtres (Pierre) qui se comporte comme le pire d’entre eux (Judas le traître), outre le renversement de rôle avec Siméon demandant à Jésus le Magicien de le guérir. Cette hétéronymie participe de la réflexion duale chère à Fondane, chaque Simon se confrontant à ses propres contradictions existentielles, alors qu’Apollinaire met les deux Simon face à face, en situation de duel, de concurrence, d’opposition. Dans les deux cas, il y a une similitude d’attitude gnostique plutôt que de contenu de la gnose. Lesévangiles gnostiques consistent eux aussi à renverser les évidences des Évangiles synoptiques : pour prendre un exemple célèbre, l’évangile de Judas fait de Judas le premier des disciples, l’apôtre primordial, le seul à accomplir la destinée de Jésus.
L’avocat du diable
Qu’il s’agisse d’une influence réelle ou non, cette mise en parallèle de Fondane avec Apollinaire ne laisse de nous instruire quant à la question de résurgences gnostiques dans leurs œuvres respectives. Quand bien même Apollinaire ne serait pas une influence directe du Reniement de Pierre, une même inspiration gnostique semble nourrir Fondane et Apollinaire. De fait, Apollinaire s’est forgé une certaine culture gnostique. Il a lu les Philosophoumena faussement attribués à Origène dans la revue La Gnose éditée par René Guénon, il s’est intéressé aux carpocratiens et vraisemblablement « aux auteurs qui tel Beausobre[56] au XVIIIe siècle Jacques Matter au XIXe suggérèrent que les hérésiarques et particulièrement les gnostiques furent calomniés et noircis par les Pères. »[57] au regard de cet horizon, le rapprochement avec Fondane a le mérite de nous rendre attentifs aux sources indirectes d’un gnosticisme culturel. Comme nous le savons, Fondane est un lecteur notamment de William Blake ou de Gérard de Nerval, dont les œuvres sont imprégnées d’un gnosticisme moderne. De même, diverses expressions de ce gnosticisme littéraire abondent chez Baudelaire, dont Fondane souligne : « Le problème du ‘‘double’’ dans l’artiste, voire dans l’homo religiosus, est un de ceux qui ont le plus hanté Baudelaire ; pour Dieu et pour Satan, il éprouve, dit-il, une double postulation simultanée. »[58] On peut subodorer ici une résurgence manichéenne. De même enfin, l’évocation dans La Conscience malheureuse de l’écharde « démoniaque et hermétique » de Kierkegaard[59], insiste sur l’importance de la question faustienne qui travaille le philosophe danois, mais rappelle peut-être aussi que la gnose n’est pas sans attrait à ses yeux, comme en témoignent les Papirer :
« L’idée de connaître tout le mal dont une secte gnostique a fait sa doctrine est profonde ; il faut seulement y être prédisposé, comme on le voit où les non baptisés voient des choses que les autres ne voient pas.
[…]
Oui, je crois que la raison pour laquelle je me livrerais à Satan pour qu’il me montrât toute abomination, tout péché sous sa forme la plus effrayante – c’est ce penchant, ce goût pour le secret du péché –
Faust ne voulait pas s’informer du mal pour se féliciter de ne pas être aussi mauvais (comme le fait le petit-bourgeois) ; au contraire, il veut sentir que s’ouvrent en son sein toutes les écluses du péché : mais le royaume des possibilités innombrables, tout cela ne saurait suffire. Il sera déçu dans ses attentes. »[60]
Cette secte gnostique regrouperait des épigones de Carpocrate ou des nicolaïtes[61]. De plus, Kierkegaard, qui a lu Die christliche Gnosis de Baur, comprend le rapport entre christianisme et gnosticisme à l’aune de leur détermination respective : le logos (la rationalité) pour le premier et le nom (l’abstraction) pour le second[62]. Toutefois, c’est en identifiant un certain gnosticisme sous la notion kierkegaardienne de péché originel, que Chestov en vient à s’opposer, in fine, au philosophe danois, parce que Kierkegaard voit une tromperie non chez le serpent ou dans la connaissance, mais chez Dieu[63]. Et l’on sait que Fondane[64] reprend pour son propre compte la critique chestovienne du rôle que Kierkegaard croit devoir accorder au serpent, à la connaissance et qui fait de la liberté adamique non un préalable inconditionné, mais une conséquence du péché, de l’angoisse du bien propre au premier homme. Or, justement, dans son analyse « Chestov, Kierkegaard et le serpent », il n’est plus question pour Fondane d’accuser le gnosticisme d’avoir hellénisé le religieux. Cette absence laisse paradoxalement entendre que la gnose n’a pas le même sens chez Chestov et chez Fondane. Pour le premier la gnose est une rationalisation hellénique du religieux, tandis que pour le second, la gnose est au contraire un élément oriental du mystère.
Nous le comprenons, le gnosticisme ne représente chez Fondane ni un simple et éphémère engouement de jeunesse, ni seulement une source indirecte, secondaire, mineure. Pour preuve, nous disposons encore d’une autre résurgence du gnosticisme, dans Au seuil de l’Inde. Fondane revient sur l’opposition Orient-Occident, et montre comment l’histoire de la philosophie occidentale a écarté la tradition irrationnelle « des Mystères d’Éleusis, de la gnose, de la Kabale », des grands courants de pensée hérétiques (« pélagianisme, manichéisme, marcionisme, docétisme »), des mystiques (« Eckhart, Tauler, Jean de la Croix, Boehme »), de Luther et de Kierkegaard[65]. En 1939, Fondane avait déjà publié un ensemble de comptes rendus[66], où figuraient quelques lignes consacrées à La Philosophie en Orient (1938) de Paul Masson-Oursel. Rappelons que dans un livre ultérieur, celui-ci définit la gnose comme « mixture de dogmatique grecque et de symbolisme juif, [qui] assiégeait de toutes parts le christianisme naissant »[67], en se référant explicitement à Chestov et à sa dichotomie Athènes (source protectrice de la Vérité rationnelle) / Jérusalem (source de la Révélation).Manifestement, la question aiguë du rapport entre judaïsme et hellénisme, Orient et Occident, Athènes et Jérusalem est un objet fondamental des préoccupations de Fondane, dont l’originalité, par rapport à Buber, à Lefèvre, à Chestov, à Masson-Oursel est de considérer la « gnostique » comme d’abord orientale, donc comme déviation par rapport au logos grec.
En définitive, le rapport fondanien au gnosticisme nous paraît particulièrement révélateur. Nous mesurons mieux de quoi procède la signification existentielle de la gnose : la contradiction universelle, l’absurdité du réel, la duplicité du monde, l’équivocité du langage, les faux semblants de la Tradition… Mais en outre, cette intertextualité ou inspiration gnostique chez Fondane laisse penser que l’Église serait en réalité le travestissement, l’hérésie du gnosticisme, ou du moins de la mystique, de la révélation. Et même l’absence d’éléments textuels explicites, comme dans Le Reniement de Pierre, nous invite à réinterroger avec encore davantage d’exigences les textes dans la complexité de leurs strates multiples, et dans la dynamique de leur mouvement de renversement. En quelque sorte, la question des sources et de la gnose incite perpétuellement à se faire hétérologue de soi-même et – si l’on ose dire – l’avocat du diable, à renier ses propres manières de connaître, pour mieux se révéler à soi-même. C’est aussi un moyen pour mieux saisir la singularité créatrice d’une texte et nous ressaisir dans notre propre dialogue intérieur chargé de multiples voix – peut-être est-ce là tout le symbolisme de l’oreille coupée dont parle Fondane. Qui nous guérira de notre surdité au monde et au plus important, si ce n’est le Verbe ou le Poète ?
[1] Peter O’Leary, Gnostic contagion, Middletown, Wesleyan, 2002.
[2] Ricardo Nirenberg, « Le joujou gnostique », in Monique Jutrin et Gisèle Vanhese (dir.), Une poétique du gouffre. Sur Baudelaire et l’expérience du Gouffre de Benjamin Fondane, Rubbettino, Soveria Mannelli, 2003, p. 129-135.
[3] Baudelaire et l’expérience du gouffre, Paris, Complexe, 1994, chap. XVIII, p. 206.
[4] Henri-Charles Puech, En quête de la gnose, Paris, Gallimard, t. 1 « La Gnose et le temps », « Où en est le problème du gnosticisme ? », p. 166.
[5]Certains de ces articles furent intégrés à l’ouvrage ultérieur En quête de la gnose, op. cit.
[6] Adolf von Harnack, Marcion. L’évangile du Dieu étranger, trad. Bernard Lauret, Paris, Cerf, 2003 (1921, 1924).
[7] Rimbaud le voyou, Paris, Plasma, 1979, p. 123.
[8] André Breton, Les Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, 1979, p. 134.
[9] Rimbaud le voyou, op. cit., note D au chap. IV, p. 163.
[10] Eugène Porret, La philosophie chrétienne en Russie, Neuchâtel, La Baconnière, 1944, p. 76.
[11] Karl Pfleger, Aux prises avec le Christ, trad. Louis Brevet, Mulhouse, Salavator, 1949, « Berdiaev, le gnostique orthodoxe », p. 257.
[12] Eugène Porret, « Un gnostique moderne : Nicolas Berdiaeff », Foi et Vie, nos 99-100, 1938, p. 184-199.
[13] Marie-Madeleine Davy, Berdiaev ou la révolution de l’esprit, Paris, Albin Michel, 1999, p. 134-135 et p. 140.
[14] Léon Chestov, « Nicolas Berdiaeff, la gnose et la philosophie existentielle » (1ère édition en russe : 20 octobre 1938), Revue philosophique de la France et de l’Étranger, nos 1-3, janvier-mars 1948, p. 2-35.
[15] Léon Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, trad. Tatiana Rageot et Boris de Schlœzer, Paris, Vrin, 1998, p. 129.
[16] Michel Tardieu et Jean-Daniel Dubois, Introduction à la littérature gnostique, Paris, Cerf, 1986, t. 1 « Collections retrouvées avant 1945 ».
[18] La Conscience malheureuse parle en ce sens de « l’aliénation de la conscience » par la connaissance formelle qui s’interpose entre nous et le réel, et nous y rend inadéquat, nous accule à l’angoisse, etc. (cf. La Conscience malheureuse, Paris, Verdier-Non Lieu, 2013, p. 61-62 – désormais noté CM). On retrouve l’idée d’une telle « aliénation de la conscience » imputable historiquement à Platon (ibid., p. 64).
[19] Faux Traité d’esthétique, Paris, Plasma, p. 95, et cf. p. 102 : la philosophie idéaliste « de Platon à Hegel, et de Hegel à Schopenhauer, nous a ‘‘aliéné’’ le réel, en nous faisant croire qu’il n’était qu’une production de l’esprit. »
[20] Martin Buber, L’Esprit du judaïsme, Leipzig, 1916.
[21] Martin Buber s’en expliquera dans un article tardif intitulé « Prophetie und Apokalyptik », Merkur, décembre 1954, repris dans Werke, Munich-Heidelberg, Kösel Verlag, 1962, t. II, p. 925-942.
[22] Benjamin Fondane, « Judaïsme et hellénisme » (désormais noté JH), in Entre Jérusalem et Athènes. Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme, Paris, Parole et Silence, 2009, p. 99.
[23] Charles Seignobos, Histoire narrative et descriptive des anciens peuples de l’Orient et de la Grèce, Paris, Colin, 1904, chap. X « Les Perses », p. 176 : « une inscription gravée sur un rocher de la Perse dit : ‘‘C’est un Dieu puissant que Ahura-Mazda. C’est lui qui a créé cette terre. C’est lui qui a fait le ciel là-haut. C’est lui qui a fait les hommes/ Il est le Dieu de la vie, de la pureté, de la vérité. »
[25] Ibid., « La mystique (C) », p. 108.
[26] André Lefèvre, La Philosophie, Paris, Reinwald, 1879, p. 206.
[27] JH, « La mystique (B) », n. 19, p. 112 et « La race », n. 34, p. 117, Fondane reprend Lefèvre, op. cit., p. 205 et p. 42-43.
[28] Nous reproduisons la traduction française par Hélène Lenz du passage concerné : « Car pour Philon, la vie est un apprentissage de la mort : il faut donc supprimer la passion. Le mariage, qui multiplie la vie (en la perpétuant) est une nécessité importune dont l’élite peut se libérer. Notre devoir est de mortifier la chair, de la torturer par tous les moyens et à chaque instant, en vue de nous racheter de l’esclavage du corps. » JH, « La mystique (B) », p. 107.
[29]André Lefèvre, La Philosophie, op. cit., p. 198.
[32] André Lefèvre, La Philosophie, op. cit., p. 197.
[33] Un passage consacré à Origène, dans l’avant-dernier paragraphe de l’article de Fondane du 22 août (JH, « La mystique (B) », p. 107) reproduit quelques lignes de Lefèvre, La Philosophie, op. cit., p. 214.
[34] JH, « La critique des valeurs : le mysticisme (A), p. 103-104 ; Lefèvre, La Philosophie, op. cit., p. 27.
[35] André Lefèvre, Religions et mythologies comparées, Paris, Leroux, 1977, p. 230.
[36] André Lefèvre, La Philosophie, op. cit., p. 496.
[39] Nous songeons à Cioran, lequel suivit les cours de Puech dans les années 1950, conversa avec Jacob Taubes notamment et publia Le Mauvais Démiurge en 1964.
[40] JH, « La mystique (B) », p. 107.
[41] Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 67.
[42] Fondane emploie le nom « Simeon », dans « Tăgăduinţa lui Petru », (Imagini şi Cărţi, Bucarest, Minerva, 1980, p. 17 et sq.) Sans vouloir grossir à l’excès la valeur de cette dénomination, on peut cependant remarquer que, selon le Dictionnaire de Trévoux, « Simon » s’emploie d’ordinaire dans le Nouveau Testament, et « Siméon », dans l’Ancien Testament. « Simon » procèderait d’une hellénisation du nom hébreu original (Dictionnaire universel français et latin, vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux, Paris, Antoine, 1738, t. V, art. « Simon », p. 2021-2022). À l’aune de la dichotomie Judaïsme-Hellénisme ou Athènes-Jérusalem, cette précision pourrait prendre une certaine importance chez Fondane.
[43] Le Reniement de Pierre, in Poèmes d’autrefois suivis de Le Reniement de Pierre, trad. Odile Serre, Cognac, Le temps qu’il fait, 2010, p. 116.
[44] Adolf von Harnack, Bruchstücke des Evangeliums und der Apokalypse des Petrus, Leipzig, Heinrich, 1893.
[45] Léon Chestov, Sola Fide, écrit sous forme d’articles entre 1911 et 1914. Fondane a pu en prendre connaissance dans les passages intégrés aux Révélations de la mort qu’il a commenté. Sur la dette de Chestov envers Harnack, cf. Fondane, Rencontres avec Chestov, Paris, Plasma, 1982, p. 129.
[46] Augustin, Traités sur l’évangile de Jean, traité CXXIII, Œuvres Complètes, Paris, Vivès, 1869, t. X, p. 387.
[47] Monique Jutrin, « Présence d’Apollinaire dans l’œuvre de Benjamin Fondane », Que Vlo-Ve? Série 2, No 24 octobre-décembre 1987, p. 21-25.
[48] Images et Livres de France, trad. Odile Serre, Paris, Paris-Méditerranée, 2002, p. 151.
[49] Apollinaire, L’hérésiarque et Cie, « Simon mage », Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, t. I, p. 130-136.
[50] Jacques de Voragine, La Légende dorée, trad. Teodor de Wysewa, Paris, Seuil, 1998, chap. LXXXIX « Saint Pierre », p. 318.
[51] Irénée de Lyon, Contre les hérésies, I, 23, 2.
[52] Le Reniement de Pierre, op. cit., p. 116 ; et « Tăgăduinţa lui Petru », op. cit., p. 19.
[53] Selon l’article de Scott Bates (« Notes sur ‘‘Simon mage’’ et Isaac Laquedem », Guillaume Apollinaire, No 4, 1965), Apollinaire se serait inspiré de l’ouvrage de Moïse Schwab, Vocabulaire de l’angéologie (Paris, Klincksieck, 1897), dans lequel on apprend que la formule gnostique ΑΒΑΑΝΑΘΑΝΑΑΒΑ , se retrouve à peine modifiée dans le texte d’Apollinaire, op. cit., p. 132.
[54] Apollinaire, L’Hérésiarque et Cie, « Simon mage », op. cit., p. 133.
[55] André Fonteyne, Apollinaire Prosateur. L’Hérésiarque et Cie, Paris, Nizet, 1964, p. 28.
[56] Isaac de Beausobre (1659-1738), auteur d’une Histoire critique de Manichée et du manichéisme (1734-1739), Flaubert s’en nourrit pour sa Tentation de saint Antoine.
[57] étienne-Alain Hubert, « Apollinaire et la propriété », in Michel Décaudin, Apollinaire en son temps, Paris, Sorbonne nouvelle, 1990, p. 84.
[58] Baudelaire et l’expérience du gouffre, Paris, Complexe, 1994, p. 72.
[59] CM, « Chestov, Kierkegaard et le serpent », p. 270.
[60] Kierkegaard, Journaux et cahiers de notes, trad. Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Fayard / L’Orante, 2013, vol. II « Journaux EE-KK », Journal FF, 39 et 42-43, p.72-73.
[61] Ibid., n. 52 (par Niels Jørgen Cappelørn, Per Dahl, Carl Henrik Koch et Lars Peter), p. 367.
[62] Kierkegaard, Journaux et cahiers de notes, trad. Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Fayard / L’Orante, 2007, vol. I « Journaux AA-DD », Journal DD, 122 et 124, p.188-189.
[63] Léon Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, trad. Tatiana Rageot et Boris de Schlœzer, Paris, Vrin, 1998, p. 131-132.
[64] CM, « Chestov, Kierkegaard et le serpent », p. 264-265 et sq.
[65] Au seuil de l’Inde, Saint-Clément, Fata Morgana, coll. « Hermès », 1994, p. 22.
[66] Cahiers du Sud, t. XIX, N0 218, juillet 1939, p. 603-606.
[67] Paul Masson-Oursel, La Pensée en Orient, Paris, Colin, 1949, p. 159.