SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

La collaboration de Fondane aux revues N° 6

Réflexions sur la place de Benjamin Fondane dans les revues des années trente

Olivier Salazar-Ferrer

     Le journal, la revue, le livre possèdent trois temporalités différentes d’inscription. Alors que la temporalité du quotidien est commandée par un impératif de vitesse maximale et d’immédiateté, le livre vise une temporalité plus durable. La revue, elle, possède une temporalité intermédiaire. Elle tolère une pensée en mouvement, voire en revirements, vivante, parfois imparfaite en ses formulations. Elle effectue la jonction entre l’histoire quotidienne des idées et l’historicité plus stable des livres. Naturellement, certaines revues revendiquent parfois le statut d’¾uvres d’art, impliquant une esthétique et un luxe qui les inscrit dans la temporalité de l’objet d’art. Mais la pensée impatiente des groupes d’avant-garde des années trente s’inscrit plus volontiers dans des revues modestes. L’oeuvre poétique de Fondane, comme ses essais philosophiques, se distribue très largement en revues avant d’être éditée. Plus adéquate que le livre au mouvement perpétuel, à l’insatisfaction, au doute créateur de la pensée fondanienne, lieu d’amitié, de contradictions, de propagations, mais aussi d’identité ou d’affiliations, la revue apparaît comme un lieu dynamique d’existence et de création de la pensée existentielle.

         Dans les années trente la revue est le support idéal des  groupes littéraires plus ou moins permanents qui apparaissent et disparaissent, leur offrant un lieu commun, sinon une identité littéraire. Discontinuité d’Adamov et de Claude Sernet, Raison d’être de Jean Audard, Le Grand jeu de Daumal, Chantiers de Joë Bousquet et de René Nelli, Les Cahiers de l’Etoile d’Irma de Manziarly et de Carlo Suarès, 14, rue du Dragon, agrègent des sensibilités, parfois autour d’un manifeste, d’une théorie littéraire ou philosophique, ou d’une simple sensibilité poétique. Naturellement, l’unité des professions de foi ou des manifestes résiste rarement à l’épreuve des individualismes et des tensions nées de la rencontre de fortes personnalités. Fondane n’imposera jamais son ¾uvre poétique aux Cahiers du Sud,  malgré une  longue participation de 1932 à 1944. L’éventail de ses collaborations en revue semble  situer un écrivain dans une famille littéraire, une orientation politique, bien qu’il arrive fréquemment qu’une revue accueille un “ invité” occasionnel. Si Fondane publie dans la Revue philosophique, c’est grâce à une tolérance exceptionnelle du comité de rédaction, fermement attaché au background rationaliste de la philosophie française. Delta, la revue des Américains à Paris, dirigée par Henri Miller, publiera un poème de Fondane en 1938. C’est sans doute le paradoxe de toute revue de rassembler une multiplicité dans une unité provisoire[1]. N’oublions pas en effet que la revue traduit alors les rencontres et les croisements dans l’espace public. Ceux des cafés, des librairies, des meetings publics, des conférences où les artistes et écrivains étrangers arrivés récemment à Paris peuvent entamer une carrière.

         Lorsqu’on relit les petites revues éphémères des années trente dans lesquelles Fondane écrit, telles que Chantiers de Nelli et Bousquet, ou encore Raison d’être de Jean Audard, on ne peut être insensible au risque et à l’impromptu inhérents à ces publications enthousiastes. Toute étude sur la  fonction des revues dans l’¾uvre de Fondane devrait distinguer entre le rôle des revues fortement instituées et plus ou moins impersonnelles, et les petites revues d’avant-garde, souvent financées par les auteurs ou leur fondateur. Réagissant souvent au contexte social, littéraire et politique du moment, elles sont souvent vouées à vieillir avec lui. Tel 14, Rue du Dragon qui mêle actualité, essais chroniques et poèmes. Les chroniques, les revues de presse, sont des coupes instantanées dans l’édition du moment. La revue, en jouant volontiers sur les découvertes, les balbutiements, les premiers écrits de jeunes écrivains inconnus, se charge d’un coëfficient de risque et de passion souvent absent de la machinerie éditoriale des grandes revues telles que la Nrf ou le Mercure de France.

L’espace polémique des revues des années trente

         Les revues grâce auxquelles Fondane élabore peu à peu son Ïuvre appartiennent à l’espace polémique de la littérature des années trente. En 1933, Rimbaud le voyou se discute à la Coupole et dans d’autres cafés de Montparnasse comme les autres livres qui paraissent dans les librairies voisines. L’espace polémique de la ville rassemble le café, les restaurants, la librairie, les bureaux d’éditeurs, les imprimeries, les sièges des journaux, quelquefois le domicile du poète lui-même. Pour Fondane, les librairies Vrin, celle  de Corti ou de Sylvia Beach, l’appartement de la Rue Rollin, et les domiciles des uns ou  des autres constituent des lieux d’échanges. Les groupes s’y composent et s’y décomposent. Les surréalistes ne sont pas les seuls à transformer  le café ou la librairie en espaces polémiques où se génèrent et s’activent les mouvements poétiques, littéraires et esthétiques.

         Or, Fondane pense et écrit en se situant contre des adversaires philosophiques. La polémique intellectuelle est inhérente à sa personnalité. Elle ne sera jamais assez forte, assez engagée, à son goût. Tout au long des années trente, son effort éditorial visera à créer des polémiques, moteurs du succès, des ventes, de la propagation publicitaire d’une Ïuvre certes, mais aussi moteur intime d’animation de sa pensée. Dans son autobiographie écrite à dix-huit ans, il s’imaginait déjà “guerrier dans l’arène des lettres”  [2]. Comme Chestov, et en une moindre mesure,  comme les surréalistes, Fondane écrit toujours une ¾uvre en s’opposant à des adversaires, par une série de stratégies réfutatoires qui aident à définir ses positions :  “Dès qu’il s’agit d’idées, on ne comprend pas qu’il ne s’agit plus de sérénité, d’harmonie, d’apaisement, mais de lutte [3], écrit-il lorsque ses adversaires se dérobent.

        Rimbaud le voyou contre Renéville, Breton ou Claudel ; le Faux Traité d’esthétique contre Caillois, Breton, Platon, Hegel, Valéry; La Conscience malheureuse contre Gide, Bergson, Hegel, Freud, Heidegger ; Baudelaire et l’expérience du gouffre contre Laforgue, Valéry, Mallarmé, Eliot, Huxley, etc…chaque oeuvre de Benjamin Fondane se définit contre. Dans cette perspective, l’espace d’expression des revues offre une possibilité de réaction et de débat public analogue à l’espace polémique privé de la correspondance épistolaire. La correspondance de Fondane avec ses éditeurs illustre bien le fait que la toile épistolaire tissée par les intellectuels des années trente prépare très efficacement le réseau des revues littéraires [4]. Lorsque l’espace de la revue fait place à l’espace du volume collectif, Fondane le conçoit encore comme un espace polémique. Par exemple, dans Le Lundi Existentiel et le Dimanche de l’Histoire, qui parut  dans L’Existence  de Jean Grenier en 1945, il tentera d’amorcer une discussion avec Lavelle, Camus ou Gilson présents dans le volume, sans succès d’ailleurs.

         Déjà chez Chestov qui ne dérogeait pas à la grande tradition platonicienne, le discours philosophique est pratiqué comme une confrontation polémique,. Entre lutte, persuasion et conviction les frontières tendent à s’effacer. Fondane présuppose toujours que le discours s’enracine dans un substrat individuel de nature inconsciente impliquant  des besoins métaphysiques. Sa critique de la rationalité et des processus introspectifs de la connaissance réfléchie est la conséquence logique de cette philosophie de l’existant. Par conséquent, la pensée chez Fondane apparaît toujours comme une confrontation de forces reflétée par une confrontation d’idées dans le champ de l’intertextualité [5]. Des figures argumentatives insolites  apparaissent : appels à l’existence du locuteur ou interrogation de l’adversaire sur son besoin personnel de vérité ! Fondane hérite de la tradition implicative ou existentielle de la polémique. D’où les malentendus avec Jean Wahl, par exemple, dans une controverse véhémente des Cahiers du Sud. D’où aussi l’avertissement des rédacteurs de la Revue philosophique (n°37, 1937) en exergue de :  “A  propos du livre de Léon Chestov : Kierkegaard et la philosophie existentielle” refusant de cautionner la position de Fondane. 

       Cette structure polémique revêt la forme des chroniques publiées aux Cahiers du Sud de 1932 à 1944. La philosophie vivante, du nom des chroniques philosophiques de Fondane, est une parole agonistique pour laquelle la démonstration logique s’inscrit dans un jeu de forces d’idées. Loin de pouvoir s’isoler en un système autonome de démonstrations, la chronique de Fondane prend son sens à chaque fois dans un contexte critique et parfois politique, comme par exemple son article :  “L’Homme devant l’Histoire” (1939) qui réagit à une polémique sur le fascisme. Il serait superficiel de ne voir dans cette structure polémique de l’Ïuvre de Fondane qu’une parenté sociologique avec les usages littéraire du temps; c’est à la fois dans la nature réfutatoire, et donc négative, de la démarche chestovienne, et dans la valorisation de l’existant concret comme ensemble de forces vitales qu’il faut rapporter ce caractère polémique de l’¾uvre. C’est dans une perspective anti-hégélienne que la logique de la philosophie existentielle devient celle d’un affrontement sans conciliation. La raison  “aboutit pourtant à ce qui la caractérise suprêmement, comme fonction humaine, au nivellement, au compromis. C’est à ce moment que le danger est urgent…” souligne Fondane en 1929 [6].

  La revue comme propédeutique publicitaire

        Les trois espace sémiotiques des revues, de la ville, et des correspondances se complètent entre eux de façon dynamique. Ils offrent à Fondane la possibilité de tester une théorie, un style poétique, une position philosophique. C’est seulement après nombre de rectifications et d’ajustements que le livre se forme avec son identité stable. Ainsi certains chapitres de Rimbaud le voyou sont-ils publiés dans 14, Rue du Dragon et dans d’autres revues ; des extraits du Faux Traité d’esthétique dans Schweizer Annalen d’Albert Béguin[7], des extraits du Baudelaire et l’expérience du gouffre dans les Cahiers du Sud, et la quasi-totalité des chapitres de La Conscience malheuseuse dans les Cahiers du Sud, la Revue philosophique, Europe .Cette fonction de test de la publication en revues est bien illustrée par la réécriture et le repositionnement théorique de Fondane dans son chapitre sur Heidegger de La Conscience malheureuse, après que ce dernier eut engagé avec Rachel Bespaloff une controverse sur l’interprétation de Qu’est-ce que la métaphysique ? et abandonné en  partie  la thèse de son article des Cahiers du Sud. En ce sens, Fondane est par excellence un polémiste auquel l’espace provisoire de la revue offre une incidence, une acuité particulière. Comme l’oeuvre critique roumaine traduite dans Images et Livres de France, l’oeuvre française s’élabore donc dans l’espace des revues.

         Cette fonction préparatoire, ou propédeutique, de la revue est encore davantage présente pour les ¾uvres poétiques qui s’égrènent dans les petites revues pour être corrigées d’année en année jusqu’à la fin. Ulysse, à cet égard, est une Ïuvre en métamorphose,  qui de variante en variante, accompagne l’existence de son auteur jusqu’à la fin, comme l’a montré Monique Jutrin dans son ouvrage : Benjamin Fondane et le périple d’Ulysse.[8] En revanche, les notices critiques des revues constituent le vrai laboratoire de la réception de l’oeuvre. L’achèvement, de même que la réussite, ne sont donc pas des concepts fondaniens. L’écriture fondanienne évolue dans l’inachevé, dans le mouvement perpétuel de la relecture et du repensé. On sait que Fondane envisageait une nouvelle édition modifiée de Rimbaud le voyou. Fait révélateur : dans une lettre inédite à Boris de Schloezer, Fondane note qu’il a écrit sur son poème Ulysse : “édition sans fin” [9].

         L’espace propédeutique des revues est aussi un espace publicitaire[10]. Pour prendre l’exemple de Rimbaud le voyou, Joë Bousquet écrit sa chronique dans Le Cahier bleu en 1933, et Jean Cassou dans les Nouvelles littéraires. Fondane lui répond dans Schweizer Annalen d’Albert Béguin. Cette même année, Pierre Guegen présente Ulysse aux lecteurs de 14, Rue du Dragon avec des remarques sur le manque de musicalité de l’oeuvre. L’effort de Fondane pour diffuser son ¾uvre ne cessera pas. Mais les revues subversives ou d’avant-garde méprisent souvent les techniques publicitaires de la presse bourgeoise. Il est hors de question d’encenser un auteur à des fins commerciales. Par exemple le numéro 4 de juin 1933 de 14, Rue du Dragon se fait un plaisir de railler la critique dite bourgeoise sous le titre : « une presse de miel ». Bref, les revues auxquelles Fondane participent pratiquent en général la plus franche, la plus directe des polémiques. Fondane envie parfois le parfum de scandale de l’oeuvre célinienne. C’est de la bataille, et non des fleurs jetées entre collègues des lettres, que l’on espère le rayonnement et la notoriété.

L’isolement de la voix existentielle de Fondane

        Pourtant, dans cet espace public de la revue, en adoptant le chestovisme, Fondane se condamnait par là même à une grande solitude. L’herméneutique existentielle qu’il développe, étant liée au scepticisme métaphysique de Chestov qui, plongeant dans le religieux, convainc parfois mal ses contemporains. Si Fondane l’emporte, c’est souvent par son éloquence véhémente, c’est-à-dire par des vertus de style. Lorsque les revues sont liées à un rationalisme, à des valeurs humanistes, à un idéalisme quelconque, qu’il soit enchâssé dans une idéologie politique, communiste ou non, leurs espaces d’expression lui deviennent vite indésirables. Les Cahiers du Sud, Fontaine, La Revue philosophique, Europe, n’offrent pas vraiment d’espace à la carte irrationaliste qui sert de leitmotiv réfutatoire à Fondane. La dernière lettre de janvier 1944 de Fondane à Ballard résume l’ensemble des résistances des Cahiers du Sud à son égard à la fois comme critique et comme poète : « Vous avez toujours attendu que ma notoriété éclate de quelque part ; mais vous n’avez jamais songé que c’était à vous de le faire » écrit-il[11].

       La position de Cassou, l’ancien directeur de la revue Europe est révélatrice à cet égard dans ses deux préfaces à Baudelaire et l’expérience du gouffre. La Nrf restera fermée à Fondane, préférant ouvrir ses chroniques au rationalisme rigide de Julien Benda. Le style mordant, désinvolte, parfois agressif qui fait la “musique assez insolite”[12]de la voix de Fondane a certes pour elle la chance de s’appuyer tout au long des années trente sur le courant existentiel qui pousse peu à peu Gabriel Marcel, Jaspers, Heidegger, Jean Wahl, Lavelle sur la scène philosophique française occupée par les néokantiens, les aristotéliciens ou les bergsoniens. C’est ce qui explique que La Conscience malheureuse  soit en grande partie un recueil d’articles parus au cours des années trente en revues. Mais malgré cette implication de Fondane dans le débat  “existentiel” des années trente,  qui précède le débat  “existentialiste” des années quarante, le chestovisme de Fondane le maintiendra en marge et l’empêchera souvent d’emporter la conviction de ses interlocuteurs.

        Cette solitude philosophique explique aussi que la réception ne réponde pas toujours aux voeux de Fondane. Lorsque le Rimbaud paraît, le silence des surréalistes le déçoit profondément. De même, Gide, Claudel, Breton, Heidegger, Husserl, Valéry, Camus sont restés muets devant ses attaques. Lorsque M.-P. Fouchet publie son numéro spécial sur l’expérience spirituelle, Fondane s’étonne de ne pas être cité comme partie prenante du débat. De fait, le moteur argumentatif des grands textes théoriques de Fondane est difficilement déchiffrable, parce que la visée sceptique de la théologie négative de Chestov en détermine l’intelligibilité. Les conditions du débat philosophique exigent un background commun servant de plate-forme aux désaccords. Or pour un lecteur attentif, la lutte contre les évidences menaçait le socle épistémologique commun nécessaire à tout réel dialogue.

Fondane dans les revues de résistance poétique

      La grande liberté éditoriale de la revue des années trente s’achève sous la botte allemande au début des années quarante. Malgré ces difficultés, Fondane  continue à tisser dans les années quarante un réseau de publications en revues, étendant ses publications à l’étranger, vers l’Argentine, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Suisse. La seconde guerre mondiale contribue à diriger l’exportation des oeuvres vers la Suisse, l’Angleterre, les Etats-Unis[13] et l’Amérique du Sud, qui, ne l’oublions pas,  représente  un pôle d’attraction considérable pour la littérature européenne. Aux Etats-Unis la Partisan Reviewpublie un extrait du Baudelaire[14]. Ces articles rémunérés aident aussi Fondane financièrement. Il ne faut pas oublier que l’intellectuel, le poète, l’écrivain des années trente n’appartiennent pas encore à une politique de financement culturel de l’Etat. Leurs revenus dépendent de leurs succès éditoriaux, des cachets de certaines revues à grand tirage, de la publicité, des fortunes familiales lorsqu’elles existent et du mécénat. Les souscriptions et les abonnements sont essentiels à leur survie. De nombreux libraires achètent comptant certaines revues[15]. Fait impensable aujourd’hui. La situation des écrivains  démunis tels que Fondane ne doit pas le faire oublier. La correspondance avec Jean Ballard montre bien que la vie de l’esprit passe par les exigences toutes matérielles de l’acquisition des livres à lire, à consulter, à critiquer. À l’autre bout de la chaîne, les rédacteurs tels que Jean Ballard ont recours à un savant jeu publicitaire pour financer les Cahiers du Sud [16].

        La politique des revues en France est définitivement marquée par l’apparition des revues littéraires de la résistance au début des années quarante. La polémique interne des idées fait place à une polémique idéologique, éthique, patriotique. Le front éditorial de résistance aux fascismes prend la voix des revues poétiques, séparant en deux camps les revues de la collaboration et celles de la résistance. Fondane écrira dans Fontaine de Max-Pol Fouchet, dans Poésie de Pierre Seghers, dans Messages de Jean Lescure, revues directement associées à un effort de résistance spirituelle, poétique, voire à une  “poésie de guerre” entraînant ses  “poètes casqués”, et ouvrant comme Fontaine, des chroniques intitulées :  “Lueurs de tirs” .

        Pourtant, au sein même de ces revues de la résistance,  l’autonomie poétique et philosophique de Fondane restera très grande. Son oeuvre poétique, en réagissant à l’histoire, conserve la cohérence interne d’une forte personnalité poétique, comme Exil de Saint John Perse réagit à l’exil historique aux Etats-Unis, sans se subordonner à une idéologie ou à une narration historique. Lorsque le poème se charge d’un poids historique, il est encore le support d’une symbolique métaphysique ou religieuse : l’on songe à l’ “Intermède” de L’Exode écrit au moment de la défaite de 1940. La grande résistance de la philosophie existentielle à l’impérialisme de l’Histoire de la philosophie hégélienne se manifeste encore ici. Les essais “politiques” de Fondane comme  “L’Homme devant l’histoire” (Cahiers du Sud, 1939) ou  “Le Discours non prononcé de l’écrivain devant la révolution” (1935), ou la réponse donnée à Fontaine sur l’engagement du poète dans une poésie de guerre (1940), expriment tous l’idée d’une autonomie existentielle du poète face à l’Histoire. C’est en relation avec cette exigence de liberté que Fondane n’entrera jamais dans la polémique idéologique et politique qui accapare nombre de revues de cette époque. La raison tient à la nature même de la pensée existentielle, centrée autour d’un noyau métaphysique et d’une critique de la rationalité antérieure à la constitution des idéologies.

       Si Fondane lit la presse communiste, Commune par exemple, et s’il réagit au problème de l’engagement politique de la littérature en 1935, à la suite de Guéhenno, Gide, Romain Rolland, Aragon ou Barbusse, c’est, comme le verrons un peu plus loin, pour réclamer l’autonomie existentielle du poète.

Là encore, l’espace historique de la revue ne doit pas devenir un espace d’aliénation. Tandis que des écrivains politiquement indépendants comme Benda ou Suarès se lancent dans des imprécations vociférantes contre le fascisme, et que la presse communiste se charge de toutes les tensions politiques du pacte germano-soviétique, puis de l’implication de nombreux écrivains communistes dans la presse de la résistance, Fondane restera en retrait. Après 1940, lorsque la censure militaire de l’Etat français, puis celle de Vichy se mettent en place avec les lourdes interdictions pesant sur les écrivains juifs, l’espace des revues régulières se ferme peu à peu pour Fondane. C’est sous le pseudonyme ironique d’Isaac Laquedem, véritable pied de nez aux lois antisémites de l’édition, que Fondane publie un poème avec l’aide d’Eluard aux éditions de Minuit  dans L’Honneur des poètes.

         Poésie vivante et “ philosophie vivante”, pour reprendre le titre des chroniques de Fondane aux Cahiers du Sud, convenaient par excellence au vagabondage des revues, à leurs légèretés, à leur réticence à être possédées comme une richesse matérielle. Ouvert à la discussion, au dialogue comme aux conflits, cet espace s’insère dans le jeu des pouvoirs éditoriaux de leur temps, mais le dépasse largement puisque, avec le temps, une valeur, une incidence intrinsèque des textes, sont peu à peu reconnues ; la réédition de Chantiers ou d’autres revues d’avant-garde des années trente, comme Bifur, illustrent cette justice rétrospective. La qualité de nombreux textes de Fondane parus dans les Cahiers du Sud, et rassemblés dans le volume : Le Lundi existentiel aux éditions du Rocher (1990) le montre largement. La revue, et particulièrement la petite revue littéraire, espace de liberté, espace agonistique de lutte de la pensée, a donc joué un rôle de création et de réception moteur pour le développement de l’oeuvre de Fondane.

 


[1] Pour une recension complète, voir dans ce même cahier l’article d’Eric Freedman :  “La collaboration de Benjamin Fondane aux revues françaises”.

[2] Cité par Léon Volovici dans “Métamorphoses de l’identité”,  Europe n°827, mars 1998.

[3] Fondane, “Autour de Rimbaud le voyou” , Le Voyageur n’a pas fini de voyager, Paris-Méditerranée, 1996. p. 107.

[4] Voir en particulier l’édition par Monique Jutrin de Benjamin Fondane et les Cahiers du Sud, Correspondance, Editions de la Fondation Culturelle roumaine, Bucarest, 1998. Voir aussi dans ce même numéro : “ Benjamin Fondane et la politique de la revue Fontaine”.

[5] Voir la conférence de Fondane à la Faculté des Lettres  de Buenos Aires, publiée dans Europe, mars 1998.

[6] “ Présentation de films purs” , Ecrits sur le cinéma, Plasma, 1984, p. 66.

[7] Sur la revue des Schweizer Annalen, voir notre étude :  “L’amitié et le fantôme des poètes”, in L’Amitié, Hommage à Albert Béguin, 1901-1957. Genève, 2001, Librairie Droz.

[8] Nizet, 1989.

[9] Fonds Boris de Schloezer, Bibliothèque de Monaco.

[10] Voir dans ce même numéro l’article d’Eric Freedman : « La collaboration de Benjamin Fondane aux revues françaises » qui souligne l’importance des tactiques de marketing éditorial chez Fondane.

[11] Lettre 143 de Fondane à Ballard, in Benjamin Fondane et les Cahiers du Sud. Correspondance, Editions de la Fondation Culturelle roumaine, Bucarest, 1998, pp. 234-238.

[12] Selon l’expression de Gabriel Audisio d’après la correspondance à M.-P. Fouchet. Voir dans ce même numéro : « Benjamin Fondane et la politique de la revue Fontaine ».

[13] Voir O.Salazar-Ferrer,  “L’oeuvre de Fondane dans la critique anglo-saxonne et américaine”, Cahiers Benjamin Fondane, 3/Automne 1999, p. 53.

[14] “Baudelaire and the experience of the abyss”, (trad. Lionel Abel), Partisan Review, vol. 10, n° 5, septembre-octobre 1943, p. 410. Ce texte rassemble de larges extraits des chapitres VIII et IX de l’édition Seghers de Baudelaire et l’expérience du gouffre.

[15] Jean Lescure, Poésie et liberté. Histoire de Messages, 1939-1946, 1998, Ed. de l’IMEC, p. 95.

[16] Sur la politique éditoriale des Cahiers du Sud, voir  Agone  n°10,  “Autour des Cahiers du Sud” , 1992 et J. M. Guiraud, La vie intellectuelle et artistique à Marseille à l’époque de Vichy et de l’occupation, CRDP, Marseille, 1987.