La collaboration de Fondane aux revues N° 6
Une rencontre sous l’Occupation
Michaël Finkenthal , traduit du roumain par Hélène LenzNous savons qu’ils se rencontraient fréquemment après 1941; “ j’allais le voirsouvent ( je l’ai connu pendant l’Occupation )”écrit Cioran dans Exercices d’admiration. Fondane ne mentionne pas explicitement leurs rencontres dans les notes accumulées au cours de cette période, en dépit d’allusions à des préoccupations philosophiques rejoignant celles de Cioran. Et cela non seulement parce que, quelque part à l’origine, tous deux se retrouvaient en Chestov “entre les deux guerres Chestov était très connu en Roumanie et ... ses livres y étaient lus avec plus de ferveur qu’ailleurs”; mais aussi parce que - coupé du cordon ombilical l’ayant relié à une Roumanie virtuelle sur le point de « changer de visage » - Cioran se retrouvait plus seul et plus philosophe que jamais dans le Paris occupé. Bien sûr, au début - c’est-à-dire aussitôt après son retour précipité en France suite à l’écrasement de la rébellion de la Garde de Fer de janvier 1941 - il continuait d’espérer. Si nous voulons bien l’en croire, quelques mois auparavant, il avait été l’un des rares témoins de l’entrée des Allemands dans un Paris désert et désolé. Mais très vite Cioran comprend ses erreurs ; dans Indreptar pàtimas (dont le titre français : Bréviaire des vaincus, se rapproche davantage des préoccupations du texte rédigé en 1941-44), il se déclarait déjà “dégoûté des cieux de toutes sortes”. Désenchanté, il en arrivait à poser l’équation : “vivre =se spécialiser dans l’erreur”, qu’il explicitait en écrivant plus loin : “les doctrines manquent de vigueur, les enseignements sont stupides, les convictions ridicules, et stériles les fleurs des théories”. Sa rupture avec son passé d’idéologue, de militant est explicite : “Rien ne survit, de l’époque où nous attendions la signification...” ( c’est Cioran qui souligne). Revenant à la philosophie, il revenait à Chestov, en notant dans le même Indreptar pàtimas : “l’histoire est la négation du jardin”.Cioran rejoignait Fondanedans la tentative faite par ce dernier de ré-instaurer les droits de l’affectivité, de la réintégrer dans une philosophie dominée par un rationalisme exclusiviste, lorsqu’il écrivait : “Dans ce qui est transitoire - or, tout l’est -, recueillons avec nos sens des essences et des intensités. Où chercher le réel ? Nulle part, certes, si ce n’est dans la gamme des émotions”( ibid ).
Dans le même sombre Paris, Fondane s’enfonçait dans son Baudelaire, ainsi qu’à l’intérieur d’une poésie de plus en plus pénétrée par “l’esprit de Job”. Il se sentait abandonné par ses amis, par l’histoire, par le destin. Des signes superficiels laissaient entrevoir une vie d’apparence active ; sa correspondance, ses longues promenades en compagnie de Lupasco et ses incursions dans la librairie de José Corti voisine du jardin du Luxembourg ( un endroit dangereux pour un juif refusant de porter l’étoile jaune ), sa fréquentation, clandestine naturellement, des cours de Gaston Bachelard à la Sorbonne, créaient l’illusion de la liberté. Toutefois en dépit des apparences, Fondane sentait qu’il s’embourbait dans une réalité de plus en plus menaçante. Dans une de ses lettres adressées à Ribemont-Dessaignes en août 1943, on peut lire : “( ... )je commence à manquer de confiance en mes moyens ou, du moins (...) je commence à ressentir lourdement l’absence de toute résonance, le vide de tout effort, l’inutilité du sacrifice”. Et pourtant il travaillait avec une application presque obsessionnelle à son Baudelaire, se penchant sur cette deuxième dimension de la pensée, une philosophie où le cri devient méthode, ne se séparant plus de l’existence par la pensée conceptuelle. Une philosophie autorisant l’existence d’un monde où tout devient possible, non seulement à Dieu mais aussi à l’Homme libéré de la tyrannie de cette pensée réduite aux seules propositions logiques. Il parlait de la tension affectant l’homme piégé entre le Dimanche de l’histoire et le Lundi existentiel, il essayait de toutes ses forces de créer quelque chose de neuf sur les ruines laissées par “la déconstruction” chestovienne.
Un ascète plein de vie. C’est ainsi que Cioran se rappelait Fondane en 1978. Un ascète discutant avec passion moins les dires des auteurs que ce qu’ils auraient pu dire. Fondane s’est approprié la méthode de Chestov - écrivait Cioran - « cette pérégrination à travers les âmes beaucoup plus qu’à travers les doctrines ». Cette observation s’applique à Cioran lui-même, en sa qualité d’auteur français écrivant sur Nietzsche, Pascal et en particulier sur saint Paul. Peut-on y voir un témoignage indirect de l’influence exercée par Fondane ? Il est difficile de trancher. Ils discutaient beaucoup - Cioran a écrit qu’il se rendait chez lui “toujours avec l’intention de ne rester qu’une heure ( ... ) et j’y passais l’après-midi par ma faute, bien entendu, mais aussi par la sienne” - et qu’ils n’étaient pas toujours d’accord ; “en matière littéraire, je ne partageais pas toujours ses goûts”. Si l’on tient compte de la personnalité des deux hommes, il n’y a là rien d’étonnant. Leur désaccord sur des points bien précis concernant Shakespeare, Novalis ou Nietzsche intéresse moins. Les points communs qu’ils se découvraient me paraissent bien plus significatifs : la mer comme symbole et comme milieu existentiel, le rôle joué par le cafard désabusé , l’ennui, non seulement dans la structure psychologique de l’individu mais au-delà de l’individu, dans ses effets socio-politiques. “L’ennui a des choses encore à nous dire”de Fondane a trouvé un écho pénétrant dans les écrits d’après- guerre de Cioran [1]. Je me contenterai d’observer la relation établie par Cioran dans Exercices d’admiration entre l’ennui de Fondane et le spleen moldave. Elleme paraît superficielle et insignifiante. Peut-être l’a-t-il intoduite pour ne pas révéler à quel point il a été influencé par Fondane dans ce sens.
Auquel de ces deux auteurs s’applique le mieux ce trait de caractère : “avide de ses contradictions et comme effrayé d’aboutir” ? Les longues après-midis passées ensemble dans un Paris où - pour des raisons différentes - tous deux se sentaient étrangers, les ont rapprochés l’un de l’autre. J’imagine qu’une soirée comme celle qu’ils ont partagée avec Mircea Eliade à l’automne 43 ( mentionnée dans le Journal d’Eliade ) a rapproché davantage encore Cioran de ... Fondane. La discussion a dû être bien animée pour qu’Eliade s’en souvienne plus de trente ans plus tard. Il y était question de réalité historique ou plutôt des documents attestant cette dernière. Non seulement les petites nations doivent supporter la terreur de l’histoire lorsqu’elles se trouvent en présence de voisins d’une puissance très supérieure à la leur, mais il ne leur est même pas possible d’accéder à l’écriture de l’histoire de leurs avatars, soutenait Eliade et il illustrait son affirmation en montrant que le mythe de Zamolxis devait sa survie à la mention qu’en avait faite Hérodote. Fondane avait répliqué qu’il appartenait aux intellectuels contemporains - historiens, poètes, philosophes - de revaloriser Zamolxis si l’image qu’en donnait Hérodote était obscure et non convaincante. “La malchance” d’une nation n’étant pas attribuable à l’éclipse historique provoquée par l’ombre de voisins géants, mais à l’absence d’imagination créatrice chez ses intellectuels. En 1975, Eliade écrivait qu’il n’avait pas été d’accord avec l’argument de Fondane , ce dont on peut douter. Celui qui précisément avait écrit en 1937 que “la violence, le pathos, le génie et les larmes d’une élite ont conduit au monothéisme absolu, au prophétisme, au messianisme” [2],aurait- il renié quelques années plus tard le rôle joué par les élites dans la construction de l’imaginaire historique ? Mais je peux imaginer Cioran écoutant la conversation en silence pour écrire le lendemain dans son Bréviaire : “Le réel est une féérie d’apparences qui nous charmentaussi longtemps que notre chanson s’accorde au rythme de leur danse. Sans notre connivence, le voile flottant sur le spectacle nommé vie se déchire ...”
En relisant Cioran, une évidence m’apparaît à nouveau : une “brisure” s’est produite en Cioran durant les années de guerre. Entre l’homme qui affirmait dans la version originale de La Transfiguration de la Roumanie : “le juif n’est pasnotre semblable, notre prochain et quelle que soit l’intimité entretenue avec lui, un gouffre nous sépare”, et celui qui écrivait à ses parents le 17 avril 1946 : “au fond, toutes les idées sont absurdes et fausses ; restent seulement les hommes tels qu’ils sont, indifféremment de leur origine et de leurs croyances”, un changement profond s’est produit. Sans aucun doute Benjamin Fondane a joué un rôle important dans ce changement.
[1] Voir “Epître sur l’ennui, la cruauté et l’espérance” dans Apostrof, 1999 (7/8).
[2] Fin de l’article “Entre Eléphantine et Jérusalem” dans L’Ile d’Euthanasius.