SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Relectures du Mal des Fantômes - Fondane lecteur N° 19

Une rencontre à Jassy en 1910

Brunea-Fox , traduit par Carmen Oszi

Le début de notre amitié est lié à un souvenir que Benjamin Fundoianu évoquait avec amusement et tendresse. Il l’a d’ailleurs utilisé en tant qu'argument satirico-philosophique dans un de ses scenarii-ciné-poèmes, intitulé « Le Poète et la Brute ». [1]
L'année 1910 fut une date importante – quasi historique –, car elle marqua le début d'une longue amitié semblable à un pacte de sang. Nous avions le même âge, 12 ans, avec un décalage de quelques mois en ma faveur. Nous habitions tous deux Jassy. À cette époque, j’habitais une rue ancienne, la rue Blanche, devenue ultérieurement la rue Princesse Elena, qui débouchait dans le faubourg Bucşinescu, renommé pour sa boue, ses échoppes misérables et surtout pour ses terrains vagues, sauvages et violents, peuplés d’une faune infantile avec laquelle j'avais quelques affinités.
Vous pouvez imaginer quels effets ‘éducatifs’ pouvaient avoir la fréquentation de cette jungle sur un enfant du ghetto doté d’une imagination aventureuse. Vous comprendrez pourquoi les ‘bonnes manières’ acquises dans mon quartier se heurtèrent à celles d’un fils de riches que je croisais parfois dans les rues centrales, quand l’envie me prenait de faire un tour du côté de la Place de l'Union. C'était un jeune garçon bien sage et je n’ai pas besoin des photos de l’époque pour le décrire. Je crois néanmoins que ces détails pourraient être utiles pour qui voudrait présenter le poète. D’ailleurs, ce n’est pas la seule lacune qui devrait être rectifiée ; il faudrait fixer une fois pour toutes son état civil, conformément à son certificat de naissance et non selon le caprice ou l'ignorance de ceux qui le nomment tantôt Benjamin, tantôt Barbu.
C'était un garçonnet maigre, habillé d’une courte pèlerine, de pantalons impeccablement repassés et coiffé d’une petite casquette à grande visière – très en vogue dans les lycées huppés à l’époque – d’où s'échappaient quelques mèches couleur châtain ; il portait de petites bottines vernies. A cette époque, des bottes d’une telle perfection provoquaient chez moi des sentiments presque agressifs. Pourtant, ce n’est pas cela qui m’avait choqué le plus chez ce garçon tiré à quatre épingles, mais quelque chose de plus grave. Car il ne regardait pas béatement  les plateaux de baklavas, comme moi et mes inséparables camarades de flânerie – Iosif Ross et Ludo, d’autres polissons à casquette de notre bande. Au lieu de battre le pavé, en passant d’un trottoir à l’autre, pour presser les sonnettes des immeubles des dentistes et des sages-femmes, notre jeune anonyme marchait sur un seul trottoir, en suivant le bord, comme s’il avait voulu éviter tout contact avec les passants, qui auraient pu le déranger dans sa lecture. Cela augmentait davantage mon indisposition, chaque fois que je le croisais par hasard dans la rue. Marcher le nez plongé dans un livre sans se soucier des autres piétons, alors que l’on entendait le gazouillement du printemps et que des jeunes filles se promenaient le long de la rue Lăpuşneanu, sans leurs sombres accompagnatrices ? Et moi, qui me délectais de lectures quelconques, comme Cartouche, le roi des catacombes, paru en fascicules, ou Les Aventures de Rinaldo Rinaldini. Je lisais à la maison – dans la cuisine, quand il pleuvait ou en hiver, ou bien sur le terrain vague qui se trouvait derrière l’hôpital, en été. Et puis, il faut avouer que ces fascicules avaient une couverture attrayante ; elles étaient ornées de gravures excitantes, contrairement aux pages jaunies et ratatinées du bouquin en question, aussi antipathique par son aspect graphique que par son format. Une fois, saisi par la curiosité, j'ai jeté un regard sur la page qui retenait son attention. Et voilà le comble de l’arrogance ! C'étaient des vers. Et encore imprimés avec des caractères qui n’étaient même pas latins, mais gothiques. J’anticipe : il s’agissait des poèmes de Heinrich Heine : Das Buch der Lieder.
Maintenant j’étais carrément scandalisé. Quelle prétention ! C’était comme si à sa tenue de ‘fils à papa’, il avait ajouté une rose à la boutonnière ou n’importe quel autre accessoire provocateur. Il était fatal que, lors de notre prochaine rencontre, les indignations accumulées allaient exploser. C’est ce qui est arrivé. Tout en marchant, je lui ai flanqué un coup avec mon coude, ce qui l’a jeté sur le pavé, lui et ses poèmes. En attendant son retour à la position verticale, je me suis mis en garde, les poings serrés, selon le code en usage dans mon faubourg. La victime s’est soulevée et, au lieu de m’affronter et de se précipiter sur moi, m’a jeté un regard bleu, dilaté, qui exprimait plutôt de l’étonnement que de l’effroi ; il s’est adressé à moi d’une voix calme, à la fois un peu autoritaire et compatissante, tout en montrant de sa tête le livre qui s’était envolé au-delà du bord du trottoir : « Ramasse-moi le livre ! » Eh bien, contre toute attente, je me suis conformé à sa demande. J’ai ramassé le livre et le lui ai rendu. « Essuie-le d’abord de sa poussière », me dit-il . « Avec mon mouchoir », ajouta-t-il en sortant de la poche supérieure de sa chemise en velours un petit mouchoir délicat, comme celui d’une demoiselle. J’ai essuyé la poussière de son livre et il a accepté de le reprendre. « Merci » – dit-il d’un ton sérieux, sans le moindre sourire de victoire. « Je m’appelle Beno Wechsler et j’habite rue Cuza-Voda numéro 2, au coin de la rue des Salines, à l’étage, au-dessus de la pharmacie Jelea. Passe chez moi si tu veux. Dans quelle classe es-tu ? J'ai beaucoup de livres. En roumain. Est-ce que tu lis l’allemand ? Et le français ? » Et parce que je me taisais : « Je vais te l’apprendre ! » conclut-il en me prenant la main et ajoutant : « Mais sache que tu n’as pas l’étoffe d’un bagarreur ! » . La suite de cette rencontre fut l’amitié de toute une vie.

F. Brunea-Fox, Memoria reportajelui, Bucarest, Ed. Eminescu, 1985, p.260-266. Anthologie posthume éditée par Lisette Daniel-Brunea. Dans ce livre, ce récit figure en fait comme une note accompagnant la reproduction d’un article publié en 1930 dans la revue Adam :
« Poetul B. Fundoianu. Cu prilejul aparitiei Privelistilor ».
Tous nos remerciements à Gheorge Samoila qui nous a communiqué une copie de ce texte.

Traduit par Carmen Oszi


Benjamin Fundoianu (Fondane),
 Iosif Ross, Filip Brunea-Fox, élèves au Lycée National de Jassy (1915)

Filip Brunea-Fox, né Filip Brauner, (1898-1977) était journaliste, poète et traducteur. Il fit ses débuts littéraires en 1915, à Jassy, dans la revue Versuri şi proză, sous le pseudonyme Pan. Avec ses amis Benjamin FundoianuIosif Ross et Alexandru A. Philippide, il quitta Jassy à la fin de la Première Guerre mondiale pour s’installer à Bucarest.
Ses poèmes surréalistes et ses croquis paraissent dans Mântuirea et dans les revues d’avant-garde de l’époque : Unu, Integral, 75 HP, Punct, Adam. Journaliste et traducteur, Brunea-Fox devient célèbre pour ses reportages publiés notamment dans Dimineaţa et Adevărul. Parmi ses livres : Oraşul măcelului. Jurnalul rebeliunii legionare (1944), une récit du pogrom de Bucarest de janvier 1941, premier témoignage sur la Shoah publié dans la Roumanie d’après-guerre ; à titre posthume : Reportajele mele. 1927-1938 (1979) et Memoria reportajului (1985). Brunea-Fox a contribué à façonner un nouveau style de reportage littéraire, qui a influencé le jeune Geo Bogza, ainsi que d’autres écrivains dans les années 1970. Parmi les auteurs traduits en roumain, en collaboration avec sa femme Lisette Daniel-Brunea, on retrouve Paul-Louis Courier, Pierre Daninos, Lion Feuchtwanger, Robert Louis Stevenson et Gabriel Chevallier.
Notons que parmi les manuscrits du fonds Fondane de Yale figure un projet de traduction des Petits poèmes en prose de Baudelaire en collaboration avec Brunea-Fox. Les deux amis ont entretenu une correspondance, ainsi qu’en témoignent deux lettres mises en vente récemment à Drouot (V. les informations de ce Cahier).

[1] Ce texte n’a pas été retrouvé.