SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Textes de Fondane N° 2

Vision de la Palestine

Benjamin Fondane , traduit du roumain par Carmen Oszi

La triste impression laissée par la vie vécue de près. La Palestine telle que rendue sur l’écran te contraint à réfléchir: or il ne faut pas raisonner sur la vie.

Et dans ce film il y a plus de vie que de paysage. La vie a blanchi les maisons à la chaux, la vie a bâti avec des bras âpres couches après couches de maçonnerie, la vie a percé des routes, a semé des graines de plantations européennes, a croisé la race des chevaux, a mêlé les visages: le Juif du Yémen est décidément d’une autre race que le Juif de Russie.

Tu t’approches pour voir: ce sont des lieux que tu n’as pas vus: tu as une représentation toute faite, tu veux les paysages de la Bible. Et la vie nouvelle, qui s’exaspère à vaincre le marais, à vaincre le climat, te met un peu mal à l’aise. Elle heurte ton sens historique. Tu as la sensation du Juif orthodoxe qui, parti vers la ruine du Temple, aurait trouvé le Temple tout immaculé, édifié de nouveau.

Mais voici aussi les vieilles pages de la Bible qui se détachent comme des paysages fanés: les plaines de la Palestine me paraissent vieilles. La végétation est maigre et la plaine s’étend à perte de vue. L’horizon semble s’éloigner, parce que sur la route, des chameaux, aussi vieux que la plaine, chargés d'oranges neuves sur leur bosse héritée du paysage, se sont mis en marche.

Les chameaux ont surmonté le présent comme s’ils appartenaient à la plus pure tradition. J’ai trouvé des jardins où les écoliers ramassent des amandes, des lieux d’où l’on fait des expéditions d’oranges: quelque chose de la poésie, désormais un peu appauvrie, du Cantique des Cantiques. Le cinéaste a voulu faire une œuvre politique: c’est pourquoi dans le film, malgré tout, la nature fait défaut.

Il a mis les oranges pour l’amour de leur expédition et les amandes pour l’amour des écoliers.

Nous, nous aurions préféré probablement la nature sauvage: le fruit de l’amandier qui tombe à terre afin de féconder à nouveau, sans aucun but. Et l’absence d’activité qui aurait évité de sarcler l’histoire: le champ vierge inentamé, le labourage en soi fécond, la steppe tenacement stérile.

Toutefois l’histoire se crée à nouveau. Naturellement il nous faudra dorénavant, lier la vie trépidante à la tristesse déserte d’un passé mort. C’est ainsi que se bâtissent les colonies, comme un collier de coraux inséparables. Des hommes meurent, d’autres hommes naissent. La vie se répète et s’affaire à côté de la mort et du passé, incrustée dans un même temps. Pourtant notre âme se réjouit de cette vive opposition. La plaine est pour la vie qui veut labourer la terre. Mais la montagne est pierreuse et indomptable: elle a l’allure d’un prophète vivant sur ses sommets.

Et les murs qui sont tombés et les citadelles qui se sont écroulées: deux mille ans que les graines tombent chaque année, que les saisons viennent et s’en vont comme des oiseaux migrateurs, que la lumière soit blanche ou pluvieuse. L’histoire était devenue un paysage homogène et presque entièrement arabe.

Maintenant, l’histoire est dans le sang du blé que l’on cultive à nouveau, l’histoire est dans les maisons qui émeuvent dans leur désir de vivre. L’histoire est partout dans ce pays hébreu. Les palmiers eux-mêmes semblent être hébreux. De même les chameaux qui transportent les oranges à travers le monde.

Connais-tu, ma bien-aimée, le pays où fleurissent les orangers?

 


*Texte écrit à la suite d’une projection du film documentaire La vie des Juifs en Palestine. Réalisé en 1913 par Noah Sokolovsky (production: Mizrah co. d’Odessa, caméra Meiron Ossip Grossmann), à la veille du 11ème Congrès sioniste, il sortit peu avant la Première Guerre Mondiale. L’article de Fondane (signé B. Fundoianu) en roumain sous le titre Palestina văzută parut à  première page du quotidien sioniste Mântuirea I, No 62, le 26 mars 1919 à Bucarest.