SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Benjamin Fondane devant l'histoire N° 14

Walter Benjamin et Benjamin Fondane devant l’Histoire et le temps

Margaret Teboul

Passionnés de littérature française, de Baudelaire et Proust en particulier, Walter Benjamin et Benjamin Fondane s’établissent à Paris, dans des circonstances différentes. Fondane quitte sa Roumanie natale à la fin de 1923, tandis que la brutalité du régime nazi contraint Benjamin à l’exil en mars 1933. Isolés, ils rencontrent des difficultés à s’intégrer dans la koïné des intellectuels français, surtout après 1938. Mais ils collaborent tous deux aux Cahiers du Sud [1], et à la revue Europe[2]. Il n’existe pas de trace de leur rencontre, ni même mention d’un quelconque rapport, exceptée une lettre de Benjamin à Jean Ballard[3], où il dit avoir lu dans le numéro de novembre 1934, une chronique de Fondane[4] sur la place de l’écrivain dans la société socialiste. Dans une lettre à Scholem, il se dit sceptique face à la critique du platonisme de Léon Chestov dans Le Pouvoir des clefs, livre que loue Fondane[5]. Nos auteurs inscrivent leur commentaire littéraire dans une forme philosophique éloignée de tout système, en se confrontant à Platon. Déplorant  que l’expérience, au sens de Kant, n’intègre ni l’histoire, ni la religion, tout en conservant l’inspiration de ses premiers écrits théologiques ( les intuitions exprimées en 1914 dans la « vie des étudiants » reviennent intactes dans « Sur le Concept d’histoire » de 1940), Benjamin devient marxiste au milieu des années vingt. Par contre Fondane participe à l’éclosion en France de la pensée existentielle dans les années trente. S’ils n’envisagent plus tous deux que de tourner « à  rebours » les pages du Livre, une expression qu’ils  tirent de la parabole de Kafka, Benjamin se demande comment transformer la vie en écriture, comment accéder au commentaire de la Torah, tandis que pour Fondane, le livre craque toujours de possibilités infinies[6].

Pourtant, lire ces auteurs simultanément, l’un en fonction de l’autre, enrichit l’expérience du lecteur : il découvre entre des pensées a priori dissemblables, une véritable affinité, que j’ai explorée en partant du rapport des auteurs à l’histoire. Benjamin se suicide en 1940 à Port Brou, au seuil de l’Espagne ; Fondane meurt assassiné à Auschwitz, après avoir vécu menacé à Paris de février 1941 à mars 1944. Lucides sur le fascisme, ils critiquent l’histoire en fonction du messianisme juif, qu’ils s’approprient librement. Benjamin finit par penser le progrès comme une catastrophe, tandis que Fondane restitue à la lutte contre les évidences de la raison, inaugurée par Léon Chestov, toute son intensité en la confrontant à l’histoire. Leur déconstruction du temps historique vise à intégrer « l’état d’exception », la catastrophe. Benjamin conçoit « Sur le concept d’histoire » comme la  préface de Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages[7], qu’il commence dans les années trente, prolonge  L’Origine du drame baroque allemand [8], conçu vers 1916. Son rapport diffracté à l’histoire passe par la culture. Lecteur et admirateur de Franz Rosenzweig, Benjamin se démarque de Martin Buber, penseur existentiel juif en critiquant la notion de vécu. Dans son premier essai philosophique, Judaïsme et hellénisme, publié en 1919  Fondane s’inspire au contraire de l’essai sur le Judaïsme de Buber, qui marque tant d’intellectuels juifs de la Mittel Europa. Mais, par la suite, il ne systématise pas l’opposition entre le judaïsme, confondu avec le temps, et l’hellénisme ramené à l’espace, sinon dans ses écrits sur le cinéma. Dans les publications des années trente, « Lever de rideau » (1933), « L’homme devant l’histoire ou le bruit et la fureur » (1939), mais aussi dans le « Lundi existentiel et le dimanche de l’histoire » (1944), Fondane ne pense pas systématiquement le temps. Aussi la confrontation avec Benjamin exige une lecture de sa poésie qui, centrée sur le périple, la traversée de l’espace, porte néanmoins une expérience du temps. Issus de la même veine créatrice des années 1930-1934, les grands recueils, Ulysse, Le Mal des fantômes et même L’Exode, sont réécrits pendant la guerre.[9] Comprendre Fondane exige un va-et-vient entre poésie et philosophie.

Comment éclairer les convergences entre Benjamin et Fondane sur fond déchiré de l’histoire ? Nous partirons de leurs réactions face à l’histoire, avant de voir les choix philosophiques que cette dernière engage. 

 

Fascisme et progrès comme catastrophe

Dès le début des années trente, Benjamin et Fondane imaginent la guerre à venir, à partir de la Grande Guerre, cette « expérience primordiale ». Benjamin pense le fascisme dans ce cadre en refusant, comme Fondane, de faire du fascisme une expression de barbarie.

    1.« Avertisseurs d’incendie »

Dans « Théories du fascisme », un article de 1930, Benjamin écrit : « des millions de corps humains seront déchiquetés et dévorés par le gaz et l’acier »[10]. Fondane le rejoint dans « Lever de rideau » de 1933 : « C’est dans le champ que l’on fabrique les meilleurs canons. Le fil de barbelé, c’est toute une chanson, et le gaz sifflote »[11]. Ils apparaissent tous deux comme des « avertisseurs d’incendie »[12]. Mais d’où leur vient cette capacité d’imaginer, d’anticiper l’avenir ?[13]

La connaissance du présent procède d’une connaissance du passé et tout particulièrement de la Grande Guerre. Dans la « Théorie du fascisme » de 1930, Benjamin dénonce la mystification de la guerre[14] à l’oeuvre dans les écrits de Jünger. Il veut comprendre et « rompre le sortilège » qui pousse l’écrivain allemand dans un pessimisme inspiré du Déclin de l’occident d’Oscar Spengler. Dans Le Pouvoir des clefs, Léon Chestov préfère y renoncer, tant est grand l’écart entre les causes de la guerre et ses conséquences. Il construit sa représentation sur le mythe grec de Sisyphe et la tour de Babel. Fondane seul, dans des textes très différents[15], intègre la guerre à son autobiographie.

Dans son article de 1925, « Les armes de demain. Bataille au chloracétophénol, au chlorure de diphénylarsine et au sulfure d’éthyle dichloré », fondé sur un rapport de la SDN sur les nouvelles armes chimiques, le rôle des gaz, Benjamin rapproche la guerre passée et la guerre à venir, il établit entre elles une correspondance. « Les noms de guerre cités ci-dessus seront demain aussi populaires au cours de la prochaine guerre que les termes de « tranchées », « sous-marin », « grosse bertha » et « blindés » le furent au cours de la précédente. »[16] Pour dire « une des expériences les plus effroyables de l’histoire universelle »[17], il confronte « les visages fougueux, immatériels, enthousiastes des soldats d’août 1914 aux visages mortellement décharnés, impitoyablement tendus des combattants après les batailles de matériel de 1918 »[18]. Dans « Vers le planétarium », il parle des « nuits d’anéantissement de la dernière guerre »[19]. Benjamin rejoint les historiens actuels de la Grande Guerre qui insistent sur la «  bataille de matériel » et la « mobilisation totale ». Aux origines mêmes de la guerre, il situe une réflexion morale insuffisante sur les  potentialités meurtrières de la technique. Pourtant il n’en écarte pas un usage émancipateur. Mais le caractère impérialiste de la guerre l’interdit. «  La guerre impérialiste est une révolte de la technique, qui réclame, sous forme de « matériel humain », la matière naturelle dont elle est privée par la société. Au lieu de canaliser les fleuves, elle dirige le flot humain dans le lit des tranchées »[20].

Benjamin imagine ainsi la guerre qui à venir à partir de la guerre qui vient de se produire. La coupure entre le front et l’arrière va s’effacer. « La prochaine guerre aura un « front fantomatique », un front qui atteindra rapidement chaque métropole, chaque rue ». Le but des opérations sera d’annihiler la capacité de résistance de l’ennemi. Les raids aériens viseront l’effroi et l’incapacité des hommes à organiser la défense. La guerre de pure agression va devenir une guerre à outrance. « Le pilote d’un seul avion chargé de bombes chimiques réunit entre ses mains tous les pouvoirs qui concourent à ravir la lumière, l’air et la vie au citoyen».[21] Après guerre, Gunthers Anders reprendra ces termes pour décrire le pilote du B52 qui a lâché la bombe à Hiroshima. Benjamin n’imagine pas la solution finale, mais l’avènement d’une logique du record dans la destruction. « Les attaques au gaz […] promettent de donner à la guerre future un visage qui abolira définitivement les catégories guerrières au profit des catégories sportives […] et les rangera définitivement dans la logique du record ».[22] « La guerre chimique reposera sur des records de destruction et augmentera jusqu’à l’absurde la prise de risque »[23].  Dans une lettre à Scholem, Benjamin écrit aussi que « son époque […] s’apprête à supprimer par masses entières les habitants de cette planète »[24]. Par de telles dénonciations, il espère éviter la guerre.

À côté de la mémoire, de l’attente, la qualité prophétique joue sa partie dans l’intuition politique du présent. La vision, catégorie poétique, rencontre l’intuition historique[25]. De même, chez Fondane, l’injonction rimbaldienne « se faire voyant » est réinvestie dans l’écriture poétique dans le sens d’une compréhension du présent.

Dans « Lever de rideau », Fondane anticipe sur la  prochaine la guerre et ses très nombreuses victimes. Un « nous » plusieurs fois répété dramatise (en les subjectivant et les rendant plus proches) les intuitions de Benjamin. « Nous ferons les frais de la prochaine guerre. » « Qui va payer ce merveilleux spectacle ? mais, nous, pardieu ! C’est nous les futurs cadavres, Messieurs ! Nous, les asphyxiés à venir. Nous, la chair à canon. »[26] Le poète voit le futur : « Dans la rue, dans le métro, les cinémas de quartier, je te vois déjà ciment des futures fosses communes ; hommes ! Je vois déjà, futurs mutilés de guerre ». En 1939, Fondane utilise l’expression de « guerre totale ». Dans le Festin de Balthazar, auto-sacramental, (1932), il imagine même  la devise qui surmontera les  portes des camps de concentration : « Sur l’échelle  de Babylone, assis, j’ai pleuré quoi et les soldats m’ont dit : il faut travailler, Juif ! Le travail c’est la liberté ! »[27]. Fondane prévoit les atrocités à venir. Et la Grande Guerre concourt à ces prémonitions. 

Dans « Mots sauvages » (1929), il fait naître des « paysages mécaniques, des balles, des barbelés, des tanks »[28], la représentation d’une moisson de fer et de feu[29]. Il condense dans un style expressionniste les caractères de la guerre dans « Signification de dada »[30]. Au cœur de l’évocation, l’opération chirurgicale, signifiée par le « billard » pour extirper l’obus non des entrailles, mais de la terre elle-même. Ainsi s’expriment aussi bien la matérialité que la corporéité de la guerre. Avec la guerre, le monde s’écroule vermoulu. Ne demeurent que la souffrance et la joie, le sentiment mais aussi le corps. Fondane semble avoir lu le Journal métaphysique de Gabriel Marcel. La Grande Guerre prive les Européens de leur assise et accentue la crise de l’idéalisme. Comme Emmanuel Mounier dans le texte d’ouverture de la revue Esprit, Fondane s’étend sur les jeunes, « impatients, cruels, désespérés, dépaysés ». Benjamin fait lui aussi de la Grande Guerre un commencement. Les hommes revenaient muets du champ de bataille, plus pauvres en expérience communicable. En effet, « jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que par l’expérience stratégique par la guerre de position »[31]. Fondane souligne que le réel dépasse tout ce que l’art le plus subversif pouvait imaginer. La guerre produit pour lui une crise de la représentation qui met l’artiste en face d’une distorsion jamais vue entre la réalité et l’oeuvre d’art. Dans La Langue de personne : poésie yiddish de l’anéantissement[32], Rachel Ertel souligne cet écart. En résulte une dénonciation de l’art pour l’art et de l’esthétisme mensonger et une réorientation de sa propre poésie. Fondane se reproche d’avoir continué à composer comme si de rien n’était. Il n’a pas vu la destruction de sa « matière lyrique », de Hertza, le shtetl où enfant il passait ses vacances. Pour désigner son mutisme poétique pendant quatre ans, il s’identifie à un « mutilé de guerre à 100 % ». Quant à Benjamin, il blâme Marinetti d’éprouver dans la guerre la satisfaction artistique d’une perception sensible modifiée par la technique. Et il conclut : « L’art pour l’art semble trouver là son accomplissement »[33].

Sur la Grande Guerre, Fondane se distingue de Benjamin en envisageant d’emblée le sort des civils dans la guerre, les violences qui leur sont faites. Dans ces confins de l’Europe, elles se surimposent aux violences faites aux Juifs dans les pogroms. En Ukraine, des massacres sans précédent ont lieu pendant la guerre civile. Fondane n’y fait qu’une allusion dans la section IX d’Ulysse,[34] surtout composée autour de la remémoration du pogrom de Kichinev de 1903, soutenue par le poème de Bialik « la ville du massacre ». Présents dans l’évocation de la Moldavie natale, les paysans roumains apparaissent, aux côtés d’animaux dans des tableaux qui les figent, les naturalisent. « Ils poussaient la charrue dans la terre / ils avaient le regard de leurs bœufs : misérable et triste, rouge »[35]. Leur vie sédentaire s’oppose au monde des travailleurs des villes, aux migrants. Le poète prend ses distances à l’égard de ce monde. Il en fait même l’origine de violences : « Les massacres commencent par le blé »[36]. Il n’empêche que Fondane met les paysans roumains au centre de son unique évocation de la Grande Guerre dans Ulysse. Et « ces paysans en 1914 »[37] deviennent à la fin du poème « ces hommes de 1914 ». Le poète les voit « fuir les Autrichiens »[38], sauver leurs corps menacés de mort violente, « la mort pour la mort ». « Les hommes soudain envahissaient les routes / ivres dont ne sait quel espace qui coulait/ autour d’une corde, et qui tirait »[39]. Ils abandonnent leurs maisons. Le poète fait assaut de mots contre l’incendie qui les menace, contre la destruction. L’harmonie du cosmos reliait l’homme à l’animal, l’homme à Dieu. À la fin du poème, réécrit pendant la guerre de 40, Fondane reprend une expression de la « ville du massacre » : « ces rats qui fuient le bateau »[40]. Passé et présent sont mêlés. « Toi qui sais que les cales du monde prennent l’eau »[41]. Le « naufrage infini » de la Grande Guerre veut dire aussi que pèse sur le monde la menace de sombrer.

D’autres périls aux contours multiples, tempête, naufrage, cataclysme, éruption volcanique, celle de Pompéi, menacent dans Titanic et Ulysse. Ils se détachent sur fond de « catastrophe primitive » dont le poète recueille les « tessons de soleil », et même de fin du monde : « j’entendais les craquements futurs »[42] de la terre. Furtivement, la possibilité d’une nouvelle alliance, signifiée par Noé[43] intervient. Un pressentiment de catastrophe traverse cette poésie. « Quelque  chose aura lieu, quelque  chose aura lieu, mais quoi »[44] qui n’implique pas seulement les « maux de l’histoire ». Pourtant dans Ulysse, le poète actualise les désastres passés et qualifie les hommes de rescapés. Comme si les têtards de ce port inhumain étaient des hommes et non des « rescapés craintifs de vieux naufrages innommables, des déchets d’une fête ancienne oubliée, des paquets d’appétit, de pus, de solitude. »[45] Le pus et la solitude marquent la condition humaine, la condition juive dans la poésie de Fondane. Et les rescapés deviennent même des déchets

Dans la postface de L’Exode, Fondane indique à propos de sa poésie écrite au début des années trente qu’il ne se doutait pas à quel point il prophétisait. Dans la poésie de guerre, les sombres pressentiments deviennent réalité. « Je n’ai pas demandé le danger, il est là »[46]. « Car à présent c’est notre tour. / Des femmes / enceintes des vieillards »[47]. La persécution des Juifs est clairement nommée dans « la préface en prose » composée après le 16 juillet 1942 : les traques par la police, les arrestations, les accusations de crimes non commis. « L’hallali est donné, les bêtes sont traquées »[48]. Le sanglot amer de l’humiliation est couplé avec les « désastres de l’aube, les wagons de bestiaux. »[49] Le sort réservé aux Juifs pendant la guerre entre dans sa poésie. « On nous ramassera sur les trottoirs ».[50] « Les mêmes usines de viande/ pour les séismes et les massacres »[51] évoque même l’extermination. Fondane éclaire l’entrelacement des temps dans Ulysse. « Un traumatisme actuel – […] - peut réveiller des traumatismes déjà anciens, déjà guéris mais analogues - faire jaillir la poésie dans une autre couche, plus loin ». Le manuscrit 7072 de la Bibliothèque Doucet révèle que la guerre a donné « une couleur d’immédiat, à ce qui était déjà devenu esprit et forme, une couleur de hic et nunc à ce qui se passait sub specie aeterni »[52]. Fondane dit porter le désastre en lui. « Le désastre tomba. Je le savais./ il était enfoui en moi depuis longtemps »[53].

     2. Du fascisme

La France se distingue par une mobilisation assez réussie des intellectuels contre le fascisme[54]. Soutenus dans leur entreprise par des intellectuels français comme Lévy-Bruhl[55], les émigrés politiques qui affluent d’Allemagne cherchent à faire connaître le vrai visage de l’Allemagne nazie. Assez isolés, Benjamin et Fondane participent indirectement, incidemment, à l’entreprise. Ils n’incarnent, ni l’un ni l’autre, la figure de l’intellectuel engagé dans cette France des années trente. Car ils s’écartent de la doxa qui fait du fascisme une expression de barbarie dans un siècle de civilisation et de progrès[56]. Fondane refuse de voir « dans la « barbarie » nationale-socialiste une essence originale [57] et de subordonner le plan métaphysique au plan politique tout en reconnaissant l’inéluctabilité de la lutte contre le « caliban national-socialiste ». Dans la préface de La Conscience malheureuse, il émet des réserves à l’égard du Front populaire. En s’en prenant à l’optimisme inébranlable des sociaux-démocrates, qu’il retrouve dans l’idéalisme du Front populaire, Benjamin fait de la question du progrès un enjeu pratique de la lutte contre le fascisme[58].

Dans « Lever de rideau »[59], Fondane adopte sur le fascisme un point de vue politique, marxiste, quand il l’identifie à un mouvement de réaction face à la  menace révolutionnaire née avec et après la Grande Guerre, en Russie et dans toute l’Europe. « Devant les masses prolétariennes impuissantes, mais menaçantes, l’Europe a mis au monde, les forces de réaction, des fascismes »[60]. Mais par ailleurs il englobe fascistes et révolutionnaires dans un même discrédit du « tout politique ». « Politique d’abord ! De l’homme, on s’occupera par la suite », écrit-il. Ce jugement est sûrement à relier à sa description de l’Europe des années vingt et trente, marquée par l’échec des tentatives révolutionnaires en Allemagne et la glaciation de la révolution russe. L’URSS de Staline se défend comme un État et non plus comme le « guide de la révolution ». Benjamin réagit face aux mêmes événements. Touché par l’échec des révolutions, il pense que le fascisme détourne les masses de la révolution. Il ne discrédite pas le politique comme Fondane mais reste réservé, entre deux fronts[61]. Michael Löwy[62] replace « Sur le concept d’histoire » dans le contexte des procès de Moscou, puis de la conclusion du pacte germano-soviétique, qui ruine l’idée que l’URSS se trouverait malgré tout du côté des antifascistes. Rappelons que Benjamin est interné à partir de 1939 et craint d’être livré par les autorités de Vichy à la gestapo.

Il écrit dans « Sur le Concept de l’histoire » en 1940 que « l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle »[63], c’est-à-dire que le fascisme perpétue la domination capitaliste, mais en s’appuyant sur de nouvelles formes d’encadrement et donc d’aliénation des masses. Cet « état d’exception » pourrait aussi renvoyer au cours de l’histoire européenne, allemande depuis la Grande Guerre et à ses troubles comme la crise de 1923. Il apparaît dès L’Origine du drame baroque allemand[64]. Léon Chestov le rejoint dans « Ces barbares qui nous menacent aujourd’hui », quand il dénonce à mots couverts « les lois d’airain de l’économie moderne », après avoir dépeint la civilisation romaine sous le jour de l’imperium[65]. Dans « L’homme devant l’histoire ou le bruit et la fureur » de 1939, Fondane identifie le fascisme à la «cruauté et à la violence »[66] (qui semble nous situer au plein milieu de l’Apocalypse de Jean.) Mais il insiste sur le fait que pour la première fois dans l’histoire européenne, la violence et l’immoralisme sont revendiqués. Nos auteurs soulignent l’insertion du fascisme dans la modernité. Benjamin dégage la présence de « traits technocratiques »[67]. Dans une note inédite, il écrit même qu’un  phénomène comme le fascisme, profondément enraciné dans le « progrès » industriel et la technique moderne n’était possible, en dernière analyse, qu’au XXe siècle. Pour Chestov, « les barbares modernes […] auront à cœur de préserver et de perfectionner tout ce qui peut contribuer au triomphe de la force brute »[68]. Le national-socialisme ne hait ni la science, ni la technique, mais la liberté.

Nos auteurs distinguent progrès matériel et progrès de civilisation. Chestov refuse l’idée que la civilisation, le progrès, ne résiderait que dans les réalisations scientifiques et techniques. Benjamin précise lui que les progrès de la maîtrise de la nature n’entraînent pas nécessairement un progrès social. L’un comme l’autre vont plus loin. La barbarie menace de déferler comme déploiement de « la force brute, de la force physique, de la force matérielle »[69], mais elle ne vient pas de l’extérieur : « Le Tartare se cache sous notre couche européenne »[70]. Benjamin refuse d’identifier fascisme et barbarie, Fondane de faire d’Hitler un immoral qui désobéit à la raison.

    3. Du clivage entre barbarie et civilisation 

Cette approche du fascisme implique pour Benjamin comme Fondane une mise en cause du clivage entre barbarie et civilisation.

Avec une lucidité étonnante, Fondane dégage le paradoxe mis en lumière par les historiens  Annette Becker et Stéphane Audouin-Rouzeau : c’est au moment où les tentatives d’encadrement de la violence, préconisées par les conventions de Genève sur le traitement des prisonniers, sont les plus fortes, que déferle en Europe une violence sans précédent[71]. Fondane ne se contente pas de dénoncer l’échec politique de la Société des Nations. Dans Baudelaire et l’expérience du gouffre, il voit dans la vacuité des « programmes sociaux, éthiques et politiques de notre temps » l’origine même de la violence ! Il explique, à propos de l’ennui et de l’antisémitisme, que les sociétés s’effondrent alors même qu’elles croient avoir atteint leur plus haut niveau de civilisation. Il propose au lecteur de réfléchir « sur la signification de la cruauté qui se trouve dans des œuvres aussi représentatives de notre époque, que celles de Nietzsche, de Kierkegaard, de Dostoïevski »[72]. La raison fabrique un monde trop lisse, expurgé de toute passion, de tout affect. Il en résulte une angoisse que les individus comblent par la cruauté, et aussi par l’antisémitisme. Il suit ainsi, comme dans La Conscience malheureuse (1936, le Freud de Malaise dans la culture. Il reprend l’idée d’un conflit entre les contraintes imposées à l’homme par la civilisation et ses pulsions. Dans ce cadre d’analyse, le nazisme devient une maladie, une névrose. « Freud nous a bien montré qu’il suffit de contraindre au refoulement des peccadilles morales pour que soient à brève échéance déclenchés les pires cataclysmes psychiques »[73]. En définitive, le triomphe du fascisme révèlerait les failles mêmes de la civilisation, son inhumanité.  « Si quatre siècles d’humanisme et d’apothéose de la science n’ont abouti qu’au retour des pires horreurs […] la faute  en est peut-être à cet humanisme même, […], qui avait trop misé sur l’intelligence séparée et divine et négligé plus qu’il ne fallait l’homme réel que l’on avait traité en ange pour finalement le ravaler au-dessous de la bête. »[74] Le fascisme nous renvoie à nous-mêmes, son procès devient le procès de la civilisation. Non sans une certaine prudence, Fondane avance même  : « il me semble à moi que c’est précisément l’avènement dans le monde moderne de l’Éthique autonome, de l’homme kantien conçu sous les espèces de l’ange, promu “ législateur universel ”, qui a finalement suscité cette vague d’immoralité avouée »[75]. L’humanisme a péché par un excès de confiance en l’homme, un surcroît d’optimisme. Et l’homme déifié s’est retrouvé ravalé au niveau de la bête. «  À la tour de Babel inhumaine que nous avons dressée et que nous avons appelée la civilisation, la nature humaine n’a point résisté »[76].  Fondane anticipe les vues de Stefan Zweig dans son autobiographie, Souvenirs d’un Européen. Il en arrive à l’idée provocante que le national-socialisme serait comme « une glace déformante qui nous renvoie, grossis, les traits mêmes de notre culture »[77]. Hitler serait donc la raison même, enfin sincère. Les contradicteurs de la raison sont le sophiste qui se situe hors de l’intelligible, mais aussi Nietzsche et Dostoïevski, qui pensent hors du social. En définitive, le nazisme devient le symptôme de la crise de notre civilisation. Ni anti-humaniste, ni strictement anti-rationaliste, Fondane poursuit ainsi la lutte de Chestov contre les évidences, ici ramenée à l’identification entre fascisme et barbarie.

Benjamin le rejoint peut-être quand il écrit à propos de Karl Krauss : «  C’est pourquoi l’homme inhumain est parmi nous en tant que messager d’un humanisme plus réel. Il triomphe du verbiage »[78]. Plus généralement, il inscrit aussi la barbarie au cœur de la civilisation. « Il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie »[79]. Tout ce qu’aperçoit l’historien matérialiste, « spectateur réservé », « en fait de biens culturels révèle une origine à laquelle il ne peut songer sans effroi ».[80] Dans Enfance berlinoise, il la détecte dans « la colonne de la victoire », le monument berlinois qui célèbre la victoire de Sedan. Dans « Sur quelques thèmes baudelairiens »[81], il reprend les réflexions d’Engels à propos de Londres : « ces Londoniens ont dû sacrifier le meilleur de leur qualité d’homme pour accomplir tous les miracles dont la civilisation regorge »[82][83]. Benjamin attaque les sociaux-démocrates qui, en exaltant le travail, oublient la part d’asservissement qu’il comporte. Ici la barbarie désigne donc l’exploitation capitaliste. Dans Paris capitale du XIX e siècle, il explique que le progrès a perdu la charge critique qu’il avait encore au siècle des Lumières, quand il a servi à désigner l’évolution dans sa totalité. Le darwinisme a popularisé l’idée d’une évolution elle-même devenue automatique et indépendante de l’action des hommes. La critique de la modernité revient de manière récurrente dans les écrits de Benjamin. Michael Löwy y discerne une inclination pour un romantisme nourri de Rousseau et Péguy. Arno Münster parle d’un marxisme mélancolique[84] qui associe Marx à Fourier et à Blanqui. Dans l’article de 1929, « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », Benjamin se réclame d’un pessimisme qu’il tire de Pierre Naville, Les intellectuels et la révolution. Il dit explicitement toute l’importance pour lui de Nietzsche et de Dostoïevski. Son rapide commentaire du chapitre des Possédés consacré à la conversion de Stravoguine rejoint les intrigantes réflexions de Chestov, reprises par Fondane, disant que le soleil luit pareillement pour le juste et l’injuste.

La clairvoyance de nos auteurs sur le présent et l’avenir ne se conçoit guère sans leur retour sur la Grande Guerre. En comprenant le fascisme dans sa modernité, ils envisagent très tôt la seconde guerre mondiale comme une guerre totale. Mais sous leur plume, la catastrophe sourd pour décrire l’envers de la civilisation, sa barbarie même ;  seul Benjamin l’identifie largement au capitalisme. Ils dressent une digue de pessimisme contre le mur de l’optimisme.

Mise en cause de La Raison dans l’histoire et issues messianiques  

Dans « L’homme devant  l’histoire », Fondane rend l’optimisme de la philosophie moderne, soucieuse de transformer le monde, responsable des maux de la modernité.  « On aura à la fois le pain et l’idée ; finies la guerre, la souffrance, l’inégalité ; le réel sera rationnel ; et on aura en sus, une “Philosophie de l’histoire” ! »[85]. Si Benjamin ne se détourne pas ainsi du politique, il pourrait se reconnaître dans cette diatribe, lui qui présente dans «  Sur le concept d’histoire », le progrès comme irrésistible, valable pour toute l’humanité : un dogme inscrit sur une ligne ou une  spirale, comme dans le monument de la IIIe Internationale. Leur pensée qui se radicalise a besoin de métaphores pour contredire les évidences. Dans leur philosophie, Fondane comme Benjamin visent tout particulièrement La Raison dans l’histoire de Hegel. Ils le font en fonction d’une extériorité par rapport à l’histoire, qui serait la première marque de messianisme. Seul Benjamin élabore une philosophie du temps.

 1. De la critique de la raison dans l’histoire à la critique du temps

Pris par le temps, Benjamin[86] et Fondane durcissent leur critique du progrès en se tournant tous deux vers Baudelaire. De façon délibérée, Fondane lie rejet du progrès et constat ontologique de la persistance du mal. « Il faudra les guerres de 1914-1918 et de 1939-1943 pour que… mais non ! Elles n’ont même pas ébranlé la philosophie du Progrès, ni témoigné de l’incrustation du mal dans notre paradis terrestre. »[87] Benjamin  ne recourt pas à ce registre. Mais il retient de L’Éternité par les astres[88] de Blanqui « les traits effrayants de la fantasmagorie que représente la civilisation »[89] et use souvent de la métaphore de l’enfer pour la décrire. « Que les choses continuent ainsi, voilà la catastrophe. L’enfer n’est pas ce qui nous attend, mais la vie que nous menons ici»[90]. Devenu dogme, écran dans la lutte même contre le fascisme, le progrès n’apparaît plus que dans ses potentialités meurtrières. Dans L’Origine du drame baroque[91], conçu en 1916  et composé en 1925, prenant le baroque comme le miroir de sa propre époque, Benjamin décelait dans l’allégorie, « la facies hippocratica de l’histoire qui s’ouvre au regard du spectateur comme un paysage primitif pétrifié ». Au cœur de « Sur le concept d’histoire», à propos du tableau de Paul Klee, Angelus novus, il compose lui-même une allégorie. Le progrès y figure comme une « seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines. […] Le monceau de ruines […] s’élève jusqu’au ciel »[92]. Dans la tempête, le progrès emporte l’ange comme s’il pouvait être insoucieux du passé, comme s’il allait droit aux lendemains radieux. Les yeux de l’ange sont « écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées ». Benjamin dramatise sa propre pensée : « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe »[93]. Cet aphorisme cristallise les évolutions de l’histoire européenne depuis la Grande Guerre, mais annonce aussi la conflagration  de 1940. Antinomique du progrès, la catastrophe devient une  catégorie historique. L’historien matérialiste doit dans sa philosophie de l’histoire réserver une place à la constellation des périls. Dans « Lever de rideau » de Fondane, le Temps est figuré comme un escalier sur lequel roulent les victimes comme dans le film d’Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine. « L’escalier du temps ruisselle déjà de cadavres »[94], c’est un « escalier monumental du néant ». Le cri des victimes résonne, « cri immense de la misère et de la souffrance humaines au long des âges, ce gaspillage d’espoir et de désespoir qui retentit dans l’histoire »[95]. - Inique Histoire ! Eux-les conquérants ! / Et nous – les égorgés ! [96]. Le « Dimanche de l’histoire » est chargé d’une forte oppression, d’une immense tristesse, «  si sombre, si anxieux, si long, si impatient d’affirmer son « sérieux » et de faire donner ses hussards contre tous ceux qui flairent qu’il n’est et ne saurait être- que néant »[97]. Ainsi Benjamin et Fondane s’efforcent de faire entrer dans la philosophie les violences de l’histoire qui excèdent l’Idée. Seul Fondane pense que l’histoire de la philosophie les ignore totalement.

Les hussards au sabre au clair, de Hegel[98] lui-même, peuvent nous servir de fil conducteur. Ils incarnent le refoulé de la philosophie, l’insécurité mais aussi l’irruption de la violence, de la brutalité, interrompant moins le cours du continuum temporel que la trompeuse quiétude de la philosophie. Les hussards reviennent dans Le Lundi existentiel comme un leitmotiv. L’image anachronique a pour fonction d’éveiller[99] le lecteur : ébranler sa confiance dans la raison et l’inviter à basculer dans un autre mode de pensée, une philosophie nouvelle[100], intégrant le « malheur » et le « discontinu »[101]. Dans Titanic, le « Et soudain »[102] de Plotin, souvent cité par Chestov interrompt le cours apparent du temps :  la fausse tranquillité  bascule,  la catastrophe remplace  la vaine agitation. Le dégrisement du Livre des passages se rapproche de la notion de réveil.

Fondane poursuit la déconstruction de la Raison, inspirée de Nietzsche, à l’oeuvre dans les écrits de Léon Chestov. Mais alors que les violences de l’histoire apparaissaient comme le « sous-texte » de la philosophie chestovienne[103], elles sont ici au cœur de l’interrogation : comment la philosophie s’est-elle « accommodée » d’une histoire donnée sous l’angle « du bruit et de la fureur » ? Dans Le Lundi existentiel surtout, Fondane reprend le raisonnement chestovien sur la manière dont la  raison transforme le contingent, l’accident en nécessité. Dans La Raison dans l’histoire Hegel le revendique. « La réflexion philosophique n’a d’autre but que d’éliminer le hasard. La contingence est la même chose que la nécessité extérieure : une nécessité qui se ramène à des causes qui ne sont elles-mêmes que des circonstances externes. »[104] Hegel introduit le temps dans la philosophie, mais le fige dans la réalisation de l’Idée dans l’histoire. L’Esprit ne peut se réaliser que dans l’histoire signifie que le concept, l’Idée, rejoint sa propre réalité. Le réel est  donc rationnel !

Influencé par Nietzsche, Benjamin critique depuis ses premiers écrits l’historicisme. Établissement de faits et recherche de causes, l’histoire se place dans un rapport d’objectivité et d’extériorité face à l’objet et ne découvre les mobiles qu’a posteriori. Elle réifie ses objets. L’historien procède par accumulation et non par construction, et ne tient compte que de ceux qui ont réussi. Il écrit une histoire des vainqueurs, des dominants, non des dominés. En cherchant à dénaturaliser l’histoire comme discipline, Benjamin rejoint Fondane qui dénonce plutôt le déroulement imperturbable de l’histoire, fonctionnant comme nécessité. Benjamin s’en prend aux fondements philosophiques de l’historicisme. Il reprend des images de La Raison dans l’histoire, où souffle une « tempête sur le présent »[105]. Hegel s’arrête même sur  « l’action et la souffrance des hommes », la tristesse et la mélancolie qui peuvent naître du spectacle des ruines laissées par les civilisations englouties. Mais le tragique n’entre dans sa philosophie que pour être dépassé. Hegel affirme avec aplomb : « la philosophie n’est pas une consolation (en face du malheur absolu ou de la folie), elle est quelque chose de plus. Elle réconcilie ; elle transfigure le réel qui paraît injuste et l’élève jusqu’au rationnel, en montrant qu’il est fondé sur l’Idée elle-même et en mesure de donner satisfaction à la raison. Car c’est dans la raison que réside le divin. […] Le seul idéal est ce qui est réel – l’Idée se rend elle-même perceptible dans le monde »[106]. La réconciliation, la  transfiguration, au cœur de la dialectique hégélienne, implique une approche strictement conceptuelle de la réalité. «  Il faut regarder avec l’œil du concept de la raison qui pénètre la superficie des choses et transperce l’apparence bariolée des événements »[107]. Hegel envisage donc le sentiment comme négativité, source possible de dissolution du sujet. « Le sentiment est uniquement le mode d’apparition d’un contenu. Il représente la pire des formes.»[108] « L’homme n’est pas un immédiat, mais un être qui retourne à soi ». Un être sentant n’a pas d’objectivité.

Fondane ne cesse de dénoncer le concept qui envisage la sensation, le sentiment, comme non-être. Sa lutte contre les évidences s’attaque au pouvoir de la raison qui discrimine l’être et le non-être. En identifiant l’être et la pensée, la raison laisse d’immenses résidus. Dans « L’homme devant l’histoire », Fondane décline la stratégie de la raison pour supporter la violence de l’histoire. Elle écarte la déraison, source de douleur. Elle transforme le mal en un moindre être, un non-être. Elle ne vise que la généralité. L’individu doit se conformer à un ordre universel contraignant, dominé par l’Idée. Autrement dit, l’idéalisme se constitue dans le refus d’élever le singulier à l’être. La pièce majeure du dispositif est la séparation de l’intellect de la sensibilité qui ne peut s’exercer sans le corps. « La seule chose au pouvoir de l’homme est de rompre avec cette sensibilité qui ne peut s’exercer sans le corps, de devenir indifférents à l’histoire et de se borner à ne perfectionner que le soi, à l’acheminer au renoncement, c'est-à-dire à la suppression de la contradiction »[109]. La néantisation du corps, de la sensation, se niche au cœur de l’édulcoration de la douleur et de la souffrance. La raison exige de l’homme sacrifice de soi et mise au pas de l’affectivité[110]. Et cet idéal ascétique de perfectionnement de soi devient une manière de cultiver l’indifférence à l’histoire. En se servant de manière étonnante d’un extrait des Ennéades, II, 9, VII de Plotin dans « l’homme face à l’histoire », Fondane différencie les tortues d’élite qui parviennent à se conformer aux exigences de la raison, et la foule de toutes les autres qui n’y parviennent pas et se retrouvent ainsi piétinées par les pieds des danseurs. Il écrit dans le même texte : « nous-mêmes sommes à demi écrasés ». En effet, cet idéal se fracasse justement quand l’homme subit les violences de l’histoire. Absurde, il relève d’une pure mystification.  « Dieu ne nous a fait qu’un seul don, l’intelligence séparée, indifférente à la douleur et à la joie dont le perfectionnement délibéré et continu peut nous mener à la déification de l’homme hic et nunc. Grâce à l’intelligence bien comprise, la bête hurlant de souffrance et de terreur, pouvait- par un coup de baguette magique – se transformer ne seulement en l’homo sapiens, mais aussi en un analogue de Dieu»[111]. Fondane neutralise les prétentions de la raison en procédant à des renversements. Le mal n’est pas notre impuissance face à l’histoire, l’effondrement de l’héroïsme, mais notre concupiscence. Dans Le Lundi existentiel, il reprend textuellement Hegel. « L’ultime élément de la tragédie n’est pas le malheur et la souffrance, mais la satisfaction de l’esprit »[112].

Dans Baudelaire et l’expérience du gouffre, Fondane poursuit son analyse : la raison ne se satisfait que de l’acceptation de la violence par la victime. Il s’appuie sur Le Procès de Kafka qu’il interprète d’un point de vue existentiel. En refusant de mourir comme un chien, Joseph K perpétue la lutte contre Hegel. Sur les traces de Chestov, Fondane explique que la véritable Critique de la raison pure vient de l’interrogation de la connaissance par l’existant qui finit par la réduire à une quête de néant. L'angoisse de l’existant dessille ses yeux et lui révèle la vacuité de la rationalité[113]. Fondane ressent particulièrement les violences infligées à l’individu, la souffrance éprouvée par l’exception face à l’Histoire, la Raison, l’Esprit. Les trois termes sont juxtaposés, inextricablement liés. Dans Le Lundi existentiel, Fondane condense l’hégélianisme ainsi : « L’Histoire n’est pas faite pour l’homme mais  bien au contraire, c’est l’homme qui a été fait pour l’histoire »[114]. Ainsi, il prend le relais de Kierkegaard qui a osé défier le « grand philosophe » :  ébranler l’édifice de la philosophie du point de vue de l’exception, du singulier.[115] Hegel a tout prévu, mais « il avait le tort de croire que les idées périmées cessaient de hanter l’esprit des vivants »[116]. Ainsi éclate la construction hégélienne, dont  Fondane  prend le contre-pied, avec l’aphorisme de Shakespeare : « la vie est une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur » (Macbeth, acte V, scène 5). L’histoire échappe à toute rationalité. Face à elle, l’homme est impuissant,  il ne lui reste que le cri, comme Job. Telles sont en somme les données de la tragédie, défi auquel la philosophie est confrontée depuis ses origines.

Les violences de l’histoire amplifient le renversement de la rationalité opérée par Chestov. Elles laissent l’homme nu, sans garantie, ni faux-semblants d’aucune sorte. Elles suscitent un désarroi extrême.

Il existe entre Benjamin et Fondane de fortes divergences épistémologiques. Benjamin n’opère pas de déconstruction de la Raison en fonction du point de vue de l’existant, et sa lecture de Kafka n’est pas existentielle. Il privilégie  la critique de la conception du temps à l’oeuvre dans la philosophie hégélienne sans réserver de place à la polémique[117]. « L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable de celle d’un mouvement dans un temps homogène et vide. La critique de cette dernière doit servir de fondement à la critique de l’idée de progrès en général »[118]. Pourtant, dans l’Origine du drame baroque allemand, tout en restituant « l’historicité de la biographie individuelle », il s’arrête sur le fait que « l’histoire dans ce qu’elle a toujours eu d’intempestif, de douloureux, d’imparfait s’inscrit dans un visage »,[119] comme Fondane. Il écarte la médiation dialectique, sensée élever le particulier à l’universel. La vérité du tout doit jaillir d’un détail infime, anachronique, « extrême ».[120] D’autre part, il déplore que «  le romantisme (…) valorise l’image parfaite au nom de l’infini, de la forme et de l’idée »[121]. Avec l’examen de la thèse essentielle, d’autres convergences avec Fondane vont se dessiner.

Dans cette histoire homogène, le temps linéaire et vide écrase les hommes. Cette histoire est l’histoire des vainqueurs. Dans « Sur quelques thèmes baudelairiens », Benjamin parle d’un « temps infernal, temps où se déroule l’existence de ceux à qui il n’est jamais accordé d’achever ce qu’ils entreprennent ». Dans la modernité, le temps ne s’écoule pas, il piétine : « l’unique ne vient pas, il revient »[122]. Ce temps aliéné est marqué par l’infini retour du même, « l’éternel recommencement à partir de zéro » déjà exprimé par les mythes grecs du supplice de Tantale ou de Sisyphe. Au final, éternel retour et progrès sont rapprochés dans une antinomie assignée à cerner le temps historique.

Dans L’Éternité par les astres, si présent dans le Livre des passages, Blanqui montre que les hommes se fourvoient quand ils croient appréhender quelque  chose de nouveau. Le même revient, les hommes sont comme des sosies et l’histoire se répète. En vérité, plus rien de nouveau n’arrive[123]. Benjamin rapproche aussi Blanqui de Baudelaire. Il interprète le poème « Les sept vieillards » comme une tentative manquée de voir surgir du nouveau. Dans la modernité désenchantée, les hommes sont privés d’un rapport au temps dans lequel le présent prenait son sens comme expérience par rapport au passé et en fonction de l’avenir dans le  récit. Le conte rendait le lointain proche. Les modernes ont perdu la mémoire. « Le cours de l’expérience a chuté »[124] répète Benjamin, pour les combattants de 1914, mais aussi plus généralement. L’événement résonne, se répète et il arrive comme un choc. L’expérience se déroule dans un « présent perpétuel ». La raison de la souffrance moderne est le temps. Benjamin historicise l'éternel retour sans ignorer la part qu’il entretient avec le tréfonds de l’expérience humaine, et donc avec le mythe. La production de masse lui donne une forme concrète[125]. L’automatisme des conduites de la foule, calquées sur le rythme de la production, en procède également. Mais Benjamin détecte l'éternel retour jusque dans la perte de l’aura, quand l’oeuvre d’art entre sur le marché en concurrence avec d’autres comme une  marchandise. Poète de la grande ville et de la modernité, Baudelaire en voit la caducité et la décrépitude. Tout paysage urbain risque de se transformer en ruine ; pèse sur la modernité, la fatalité d’être un jour l’antique. Le visage de la modernité nous foudroie d’un regard immémorial comme la méduse. Le spleen traduit l’expérience du temps qui s’écoule à vide. « La conscience du temps qui s’écoule dans le vide et le taedium vitae sont les deux poids qui font fonctionner les rouages de la mélancolie »[126]. Ruines et mélancolie étaient déjà au cœur de l’Origine du drame baroque allemand. Le flâneur[127] oppose une protestation inconsciente au temps. Baudelaire chante la modernité, la beauté des uniques fois vouées à la sérialité et à la reproductibilité. Il « a déterminé l’homme étranger à lui-même. Il l’a identifié, il lui a donné une cuirasse pour qu’il se protège du monde réifié »[128]. Pour exprimer la modernité comme catastrophe, Benjamin passe donc par des singularités : Baudelaire mais aussi Kafka. Kafka, lui se heurte plus particulièrement à l’administration anonyme et à la ville. Le réel devient opaque, seul l’individu, (l’écrivain ?) peut le décrypter. Benjamin charge la littérature de Kafka d’une expérience inouïe que les masses, les autres hommes ne rejoindront qu’à l’heure de la destruction. « L’expérience qui correspond à celle de Kafka individu privé pourrait bien être n’acquise par les grandes masses qu’à l’heure de leur propre suppression »[129], écrit-il dans une lettre adressée à Scholem. Baudelaire, Kafka apparaissent ici comme des exceptions au sens de Fondane. Seul Kafka est rejoint par  les tas de seuls ».

La poésie de Fondane est ponctuée de lamentations. Finit par se dégager une stérilité du temps comme une stérilité du voyage. Partout, crie le poète,  je retrouve les mêmes matins, les mêmes hommes . En fait la  vie apparaît  sans escale,/ une vie attachée à une roue qui tourne [130]. Il en va de l’infécondité du temps que le poète relève chez Sarah, la femme d’Abraham :   Sarah, voici 30 ans que tu comptes le temps / et que ton sexe tourne à vide comme une crécelle[131]. Le temps coule[132] et revient comme une ritournelle dans un manège[133]. La musique dit tout particulièrement la  mécanique du temps. D’autres images surgissent comme le fait de  carder sur les métiers nouveaux, la trame usée du même.[134] Dans la section VII de Titanic,   et voici qu’une cloche sonne » poème de 18 vers libres, le temps est parcouru dans tous les sens, du passé à l’avenir et de l’avenir au passé- les formules dans lesquelles la place du passé et de l’avenir alternent sont répétées deux fois aux vers 2, 6, 9, 16 - n’introduit aucune nouveauté[135]. La rengaine du temps chante, mais la chanson du renoncement.  La même vieille, vieille, vieille rengaine du temps [136]. Les  vertus  traitées avec ironie,  les bouillottes de la  consolation  écrasent le poète, comme nous l’avons vu dans les textes philosophiques. Le temps est aussi chargé de violences.  Le sang mûrit .  Les mots ont à présent la fièvre et ils sanglotent [137]. Et pourtant,  Et voici qu’une cloche sonne dans le métal [138], l’interjection, qui inaugurait le poème était pleine d’un temps créateur et non mécanique dans lequel l’homme ne serait pas un  résidu , mais un  terme [139]. Les  occasions ouvertes par les verbes,  effeuiller  et  ouvrir  se referment très vite. Les  liasses de fatigue  plombent le mouvement des feuilles, porté par un vent  noir . Au vers suivant, sont ouverts  les tiroirs de solitude . En définitive, le temps devient gosier et empêche l’homme de crier :  Le cri de l’homme qui étouffait dans le gosier du temps [140].

Fondane centre la déconstruction de la raison sur le corps, la sensation, la sensibilité, au cœur de l’édulcoration de la violence. Benjamin démythifie le progrès en découvrant dans l’expérience moderne du temps, l'éternel retour. Les pensées convergent sur une critique des maux de l’histoire qui ne se limite pas au XXe  siècle. Le retour du même traverse la poésie de Fondane. Une tension entre l’exception et les autres hommes se dégage mieux dans les écrits de Benjamin. Leur mise à distance de l’histoire implique une sensibilité messianique.

2. Issues messianiques ? 

Dans Ulysse, le poète crie :   Il ne faut pas céder. Pas d’issue, pas d’issue ! / Ils doivent périr ou vaincre ceux qui n’ont pas d’issue.[141] Chez Benjamin, la défaite face au fascisme prend une couleur de plus en plus tragique, sur fond d’impuissance à agir, à peser sur le cours des choses. Pourtant, au plus fort de la violence, ces hommes parviennent à envisager une issue que l’on pourrait qualifier de messianique.

La sensibilité messianique de nos auteurs se tient dans la présupposition de l’efficience d’une dimension extra historique - au-delà de l’histoire, ou présence à l’histoire d’une altérité qui lui assignerait ses limites. Pour l’un et l’autre, ce n’est plus l’histoire qui juge les hommes comme chez Hegel, mais les hommes qui jugent l’histoire[142]. Pour Benjamin, le jugement n’intervient pas à la fin des temps, mais il est de tous les instants. Dans « Radiographies », une section de Titanic, le thème du jugement n’intervient que furtivement : le temps écoulé (du bonheur, de l’enfance) ne reviendra qu’au jour du jugement [143]. Il resurgit dans  la grande rue du jugement [144].

Dans l’impuissance vécue et pensée du présent, c’est une manière de continuer à envisager la possibilité de l’action. Mais d’un rapport d’altérité à l’histoire découle chez nos auteurs une conception différente de l’agir. Pour Fondane, l’histoire échappe à notre prise. « L’Histoire n’est pas à la mesure de notre raison mais de Dieu »,[145] alors que Benjamin entend donner à l’histoire un autre sens, la prendre à rebrousse-poils, en fonction des perdants. Cela signifie reprendre le geste de Blanqui, qui tout au long du XIXe siècle rejoue l’éventualité d’une insurrection à Paris.

Chez Fondane, de la « plainte cassée qui traversait l’histoire »,[146] naît un mouvement « Hors de l’histoire » qui signifie un renoncement à toute action, au moins dans la sphère du politique. Une altérité radicale différencie l’histoire du religieux. « Partout où il y a Histoire, elle se suffit à elle-même. Nous sommes aux antipodes du religieux ». Dans un carnet inédit[147] de 1943, le poète envisage plutôt « l’action » comme un appel au miracle, à la manière de Léon Chestov. Pourtant dans Le Mal des fantômes, il dit aussi combien il a subi le mouvement d’expulsion de l’histoire. Comme si cette position d’extériorité était elle-même le fruit d’une histoire malheureuse. Une certaine ambiguïté existe donc qui le rapproche aussi de Benjamin, pour lequel prévaut une autre configuration. 

La première thèse de « Sur le concept d’histoire » énonce que « la marionnette appelée ‘matérialisme historique’ est conçue pour gagner à tout coup. Elle peut hardiment se mesurer à n’importe quel adversaire, si elle prend à son service la théologie »[148]. Cette thèse énigmatique envisage la théologie sous les traits d’un « nain bossu », repoussante pour la modernité. Ce n’est pas la théologie « dont on sait aujourd’hui qu’elle est petite et laide et qu’elle est de toute façon priée de ne pas se faire voir », qui est au cœur de la pensée. Benjamin conserve la séparation entre religieux et historique, mais il envisage un agencement de pensée où les deux, sans fusionner, jouent ensemble la partie. L’enjeu du rapprochement est de libérer les potentialités du « matérialisme historique », de briser son dogmatisme. Mais la persistance de catégories religieuses pour parler du politique et de l’historique va plus loin. Dans Paris capitale du XIX e siècle, Benjamin écrit : « ma pensée se rapporte à la théologie comme le buvard à l’encre»[149]. La catégorie de la rédemption est actualisée.

Dès la deuxième thèse « Sur le concept d’histoire », Benjamin déclare que « L’image du bonheur est inséparable de celle de la rédemption »[150]. Il pense aussi que le passé doit être réparé, contrairement aux sociaux-démocrates et à Max Horkheimer. Pour son ami, « les souffrances du passé sont irréparables »[151], en dehors de la perspective du jugement dernier qu’il écarte. Seul l’avenir dépend de la maîtrise de l’homme. Benjamin répond à ces objections que sa conception de l’histoire relève de la théologie. La tension qui existe pour lui entre marxisme et judaïsme trouve une forme de résolution dans « Sur le concept d’histoire » : le prolétariat est chargé de réparer le passé !

En ces heures sombres de l’histoire, Fondane répond lui aussi aux fracas du monde en exhumant la rédemption. La fin de « L’homme devant l’histoire » a exactement ce sens. « L’atroce clameur du monde et ma propre angoisse exigent non pas seulement un avenir meilleur, mais aussi un passé réparé, non seulement des souffrances justifiées, mais encore essuyées, effacées »[152]. Toutes les larmes doivent être séchées, tous les malheurs passés réparés. Rendre l’avenir meilleur ne suffit pas ! Dans la « Préface en prose », la paix du jardin au centre duquel  fleurissait l’arbre de vie [153] surgit comme dans les tableaux de Chagall. Et la  Terre promise [154] porte l’assurance de la sensation retrouvée. Mais dans ce vers d’Ulysse,  Je fais jaillir du blé dans les vieux marbres morts / des roses dans les vieilles bibles , Fondane s’inspire de la Bible. La vie procède de la mort[155], elle en jaillit comme dans la préface de La Confession d’un candélabre[156] de son ami A. L. Zissu.

Benjamin écrit dans Paris capitale du XIX e  siècle : « la conception authentique du temps historique repose sur la rédemption ». Ce qui veut dire que  « la compréhension historique doit être conçue fondamentalement comme une survie de ce qui est compris. »[157] L’historien doit construire son objet en reliant le passé au présent, en ressuscitant le passé. De la remémoration du passé dépend son actualisation. Benjamin explique à Horkheimer : «  Ce que la science a  constaté , la remémoration peut le modifier. La remémoration peut  transformer ce qui est inachevé (le bonheur) en quelque  chose d’achevé et ce qui est achevé ( la souffrance) en quelque  chose d’inachevé »[158]. Dans ce dispositif, l’histoire « peut » donc l’impossible, au sens même où l’entend Fondane, à la suite de Chestov : réparer le passé, le remettre en mouvement. Et ainsi donner sa chance aux sans-noms, aux vaincus de l’histoire, et pour chacun, explorer les potentialités non abouties du passé. Dans « Le Lundi existentiel », du possible est réclamé, non de l’intelligible. La lutte poursuivie contre les évidences a le sens d’une lutte pour l’impossible au regard de la stricte nécessité. Les trois temps entrelacés se chevauchent comme dans la poésie de Fondane, mais aussi la Bible et ses commentaires, selon Gérard Bensussan[159]. Le poète fuit l’avenir et marche dans « le sens inverse » :  je veux cette cloche enfouie qui sonne le temps à rebours [160].

Ainsi est pensé un temps où « chaque instant [est] la porte étroite où [peut] entrer le messie ». À la fin de Titanic, « Toute l’histoire me suit » commence de manière retentissante : « J’ai trafiqué tout le long de l’histoire, / j’ai fait des trouées dans le temps, [] j’ai semé le Messie »[161]. Trouer le temps veut dire ouvrir une brèche, un passage dans lequel la nouveauté pourra advenir. Le temps messianique est un temps d’engendrement, d’éclosion de la nouveauté potentiellement portée par l’imprévisibilité du déroulement temporel. Sa venue exige un arrêt. Dans « Sur le concept d’histoire », Benjamin conserve le « concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps » ! »[162] Il veut interrompre le continuum de l’histoire pour briser la réification qu’elle porte. Pour Gérard Bensussan, on a l’infime indice qu’à chaque instant, le temps peut sortir du temps pour se temporaliser. « Le temps sort de ses gonds », Chestov répète à loisir la formule de Shakespeare. L’arrêt et la césure peuvent advenir à chaque instant. Benjamin parle de « l’instant » du danger qui renvoie aussi à ce qu’il vivait alors. Le « et soudain » que Fondane reprend à Plotin prend le sens d’une bifurcation de la justification de la nécessité à l’ouverture de possibles insensés :  pour un rien de temps, une poignée d’odeur humaine à ce gardien de phare fou de terreur [163]. Se tromper de porte, sortir du chemin, prend le même sens. Françoise Proust dit en parlant de Benjamin : emprunter un labyrinthe et ouvrir des portes, les empêcher de se refermer.

Benjamin fonde un concept du présent comme « à-présent », dans lesquels se sont fichés des éclats de temps messianique »[164]. La pensée à l’arrêt[165] est mise en mouvement par la rencontre entre le présent et le passé. Se forme une image dialectique, « saut du tigre dans le passé, saut dialectique »[166], qui donne à penser. La rencontre entre l’Autrefois et le Maintenant se fait dans un éclair pour former une constellation. Ainsi se produit la chiquenaude qui met ou remet en mouvement le temps figé et rend possible la révolution, le retour à la vie. Le temps messianique est le fruit d’une constellation qui lie remémoration et rédemption. Ainsi, Benjamin décrit la remémoration baudelairienne comme un instant messianique : « Interrompre le monde, voilà la volonté la plus profonde de Baudelaire »[167]. Les ressouvenirs « affluent avec une telle densité qu’ils semblent provenir, non de cette vie, mais d’une vie antérieure, plus vaste et plus ample.»[168] La remémoration du passé, au cœur de la religiosité juive, est aussi « le principe inspirateur »[169] du roman moderne. La remémoration polysémique de Benjamin reprend la catégorie juive de ressouvenir ou de zhakor. La Torah et la prière enseignent à  commémorer et  non de sonder l’avenir[170]. Ainsi Benjamin formalise un double faisceau de correspondances entre matérialisme historique et rédemption, mais aussi entre littérature moderne et messianisme.

A priori, Fondane ne s’engage pas dans ce chemin de pensée. Mais, sans que soit formalisé le rôle de la remémoration comme ce qui délivre la force messianique du présent, on peut lire dans sa poésie un mouvement vers le passé qui lie actualisation et remémoration. Ce mouvement a d’abord un sens existentiel, le « je » y est toujours au centre, un sujet esseulé et séparé du monde[171]. Il exprime une soif de réel.  Il n’y a pas assez de réel pour ma soif [172] ;  soif des hommes ,  d’humain, inapaisé, inapaisante, unique [173]. Les hommes ne sont que des fantômes.  Puissance sans figure ! Une absence nous creuse sur l’oreiller du vide [174]. Le poète contemple d’abord en étranger la marche de l’histoire.  Je pense à l’effroi de toutes ces existences . Les hommes sont dépossédés de leur propre vie. Dans ces   zones inhumaines [175], le poète décrit le desserrement de l’étau qui étreint les hommes au travail, à l’heure de  midi [176]. Mais il grandit en s’ouvrant au devenir historique :  cent fois j’ai été égorgé, brûlé, fusillé et pendu / Sous la barbe de Dieu / J’avançais du temps que j’étais nu / Dans les métairies à midi / j’ai bu le lait des vaches et le regard des jeunes filles, / ma vue multipliait les palmes- / Terre je t’ai écoutée dans la tempête et dans le calme. [177] Le « je » endosse l’histoire passée, à venir, celle des vaincus et peut affirmer :   Je suis un ouvrier bulgare»[178]. Déjà dans Métempsychose, un poème de jeunesse, le mouvement rimbaldien d’altération du sujet passe par l’incorporation d’une série de figures historiques : d’abord figures profanes puis reprise goulue de toute l’histoire biblique. Le réveil conclut l’énumération par une prise en charge des malheurs historiques du peuple juif : « je pleurai, ou bien je ris, pour le malheureux destin de mon peuple, Israël ».

À mesure que le danger grandit, la remémoration et l’actualisation se concentrent sur le judaïsme lui-même. Se souvenir, premier commandement du judaïsme, devient dans la section IX d’Ulysse :  Sulamite, si jamais je t’oublie… . Il se cristallise ainsi dans des images ou des figures qui font émerger dans le texte poétique la violence de l’histoire. Sulamite, la princesse du cantique des cantiques, concentre en elle les violences subies  par toutes les femmes à Kichinev, évoquées par Bialik.  Sulamite, je t’ai vue. Tu gisais sur la terre russe comme un melon ouvert [179]. Cette figure sera reprise aussi par Celan dans sa Todesfuge, comme évocation incantatoire du destin juif :  Tes cheveux cendre Sulamite nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré…. La remémoration du pogrom de Kichinev est liée aussi à un cri contre l’épreuve de l’exil, de l’esclavage :  Que de fois faudra-t-il que la mer rouge s’ouvre ?  ;   Et Jérusalem n’était-il que symbole et que fable de ce havre qu’on cherche et qui est introuvable [180]. Dans L’Exode, la forme des psaumes alphabétiques est réinvestie. Ensuite, l’actualisation du premier exil à Babylone éclaire l’exode de 1940. Traversé par un double mouvement d’exil et de rédemption, ce poème porte une structure d’attente de la rédemption qui serait une réparation de l’exil.

Tout se passe comme si c’était le sujet lui-même qui devait faire surgir l’étincelle messianique. En ces heures sombres de l’histoire, le Messie peut être tout homme[181]. Une manière de reprendre l’espérance messianique de la tradition à l’ombre de la mort de Dieu. Interprétée par Benjamin  comme l'éternel retour et l’absence de nouveau, elle imprègne la poésie de Fondane. Dans un carnet de travail inédit de 1943[182], règne une profonde nostalgie, celle de l’enfance, mais aussi du temps où Dieu répondait aux suppliques des hommes. Dans « Sur le concept d’histoire », Dieu est absent, l’ange de l’histoire impuissant. Mais le messie peut agir, qui n’est pas un envoyé de Dieu intervenant à la fin de l’histoire, mais la figure de la tradition qui incarne la «  faible force messianique » de chaque génération[183]. À la fin de Titanic, l’inspiration messianique veut dire passer du renoncement à « l’irrésignation »[184] et à la révolte.  Le gaz irrésigné distend les parois et éclate  et ose agir en  un temps de folie et de haine [185]. Fondane ne désespère pas, il ose, dans la poésie ressusciter Dieu même !  Il s’adresse à ses lecteurs, par-delà les siècles.

Si Benjamin comme Fondane se sont engagés tous deux dans des domaines encore peu explorés, le premier le fit avec la « hache aiguisée »[186] de la raison, tandis que le second crut bon de critiquer celle-ci. Pour Fondane, la raison justifie la nécessité historique, absorbe le mal, édulcore la souffrance en imposant un idéal ascétique qui vole en éclats au XXe  siècle. Aussi les convergences entre ces auteurs ne se sont révélées que sur fond d’historicisation de leur pensée. Plutôt isolés de leurs contemporains, ils tirent leur prémonition de leur intelligence indirecte de la Grande Guerre. Ils s’éloignent de la terre ferme de la civilisation et du progrès et tentent de faire entendre le cri des victimes par des images qui stupéfient. Benjamin les intègre au matérialisme historique qu’il repense. Il remplace la notion de progrès par celle d’actualisation, pour que place puisse être faite à la catastrophe. Mais ce dispositif de pensée implique aussi que l’histoire elle-même soit reliée à la rédemption. C’est dans sa poésie  que Fondane rejoint e Benjamin,  pour dire le temps du progrès comme éternel retour du même, mais aussi pour faire entendre un appel messianique.  Au début de Paris capitale du XIXe siècle, Benjamin  écrit : « Le texte est le tonnerre qui fait entendre son grondement longtemps après ». En effet, la  réception de ces deux œuvres, loin d’être achevée, se poursuit encore.

 


[1] Benjamin y publie « Haschich à Marseille » en janvier 1935. D’importants extraits de sa conférence à l’Institut d’études germaniques sur « Les Affinités électives » de Goethe sont repris dans le numéro spécial des Cahiers du Sud, mai-juin 1937, sur le  romantisme. Jean-Michel Palmier, Dans Walter Benjamin. Un itinéraire théorique, édition établie et annotée par Florent Perrier, Paris, Les Belles Lettres, 2010, présente Jean Ballard comme un des premiers intellectuels français à reconnaître le talent de Benjamin. 

[2] Benjamin y publie, « Allemands de quatre-vingt neuf », à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la Révolution française, 15 juillet 1939.

[3] Lettre du 23 novembre 1934 reprise dans Zones d’ombre (1933-1944). Exil et internement d’Allemands et d’Autrichiens dans le sud-est de la France, Alinea, 1990. Je remercie Monique Jutrin de m’avoir transmis cette information.

[4] « Une politique de l’esprit. Le premier  Congrès des écrivains en URSS », Cahiers du Sud n° 166, novembre 1934. 

[5] Gershom Scholem conseille cette lecture à son ami, après la rédaction de son article « Le conteur. Réflexion sur l’oeuvre de Nicolas Leskov » (publié pour la première fois en 1936), Correspondance Walter Benjamin 2 : 1929-1940, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 157.

[6] « Seul parmi les livres, le Livre craque sous la pression d’une possibilité infinie, ouverte à l’homme. », « Le Lundi existentiel et le dimanche de l’Histoire », dans L’Existence, sous la direction de Jean Grenier, Paris, Gallimard, 1945, réédité, Le Lundi existentiel, Paris, Editions du Rocher, 1990, p. 57.

          [7] Traduit de l’allemand par Jean Lacoste d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann, Paris, Les éditions du Cerf, 2006, en particulier « Exposés », de 1935 et de 1939 », dans les notes et matériaux, « Baudelaire »,

               «  Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès ».    

[8] Traduit de l’allemand par Sibylle Muller, Francfort, 1974, Paris, Flammarion, 1985.

[9]Monique Jutrin, « Du mal d’Ulysse au mal des fantômes », Cahiers Benjamin Fondane, N°11, 2008. 

[10] Œuvres, II, op. cit. p. 215.

[11] Cahier bleu, no 6, décembre 1933. Texte reproduit dans le Bulletin de la Société d’Etudes B. Fondane  No 5, p. 3.

[12] L’expression est tirée d’un aphorisme de Sens unique. «  Il faut couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite », traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Paris, édition Maurice Nadeau, 1978, 1998, 2007, p. 193.

[13] Dans son étude, L’histoire déchirée : Auschwitz et les intellectuels, Paris, Le Cerf, 1997, Enzo Traverso élabore une hypothèse sociologique pour éclairer la lucidité de ces intellectuels qui ont envisagé ou pensé Auschwitz. Coupés de l’université, ces électrons libres vivent au ban de communautés juives constituées. Ce qui les empêche d’inscrire la destruction des Juifs d’Europe dans la continuité des malheurs juifs. Enzo Traverso ignore Benjamin Fondane qui s’inscrit pourtant dans les cadres de cette analyse, même si lui conserve la mémoire des persécutions du passé. Je dialogue aussi dans cet article avec Orietta Ombrosi, Le Crépuscule de la raison : W. Benjamin, T. Adorno, M. Horkheimer, E   Levinas face à la catastrophe, Paris, Hermann, 2007 et Dominique Guedj, « Visages du malheur dans la pensée de Benjamin Fondane », Une poétique du gouffre, sur Baudelaire et l’expérience du gouffre de Benjamin Fondane, Actes du colloque de Consenza, 30 septembre, 2 octobre 1999, Monique Jutrin et Gisèle Vanhese, Rubettino, Soverio, Manelli, 2003, et  Dominique Guedj, «  Deux hommes devant l’histoire : Fondane et Levinas », Cahiers Benjamin Fondane, N°8, 2005.

[14] Ni Fondane, ni Benjamin ne participent à la guerre. Benjamin  a été marqué par le suicide du couple d’amis Heinle, le jour de la déclaration de guerre. Influencé par Scholem, il se fait exempter en simulant une maladie nerveuse en décembre 1916. Jean-Michel Palmier minimise l’impact de la grande guerre sur Benjamin. Le jeune homme séjourne à Berne puis à Munich de 1916 à 1919 sans se détourner de ses travaux sur la littérature, le judaïsme qu’il présente comme détachés du présent, en particulier sa thèse, Origine du drame baroque allemand, op. cit. En Roumanie, les Juifs n’obtiennent le droit de citoyenneté qu’en 1923, et donc seuls quelques volontaires s’y engagent. Fondane écrit un article  sur son oncle le Docteur Schwarzfeld qui meurt à Arras en 1915 et sur le suicide de son ami, le poète Avram Steuerman-Rodion, à son retour du front en 1918 (Entre Jérusalem et Athènes. Benjamin Fondane, à la recherche du judaïsme, Paris, Lethielleux, Parole et Silence, 2009). Le  père de Fondane meurt du typhus en 1917.

[15] Pour Fondane, la Grande Guerre intervient dans Ulysse,(1933), dans « Mots sauvages », préface de son recueil de poésie roumaine, Paysages  (1930),et « Signification de dada », une conférence donnée en Argentine (1929).

[16] Repris dans Romantisme et critique de la civilisation, textes choisis et présentés par Michäel Lowy, Paris, Payot et Rivages, 2010, p. 107.

[17] «  Expérience et pauvreté », publié le 7 décembre 1933, Œuvres II, op. cit., p365.

[18] « Théories du fascisme allemand », op. cit., p. 210. 

[19] Sens unique, op. cit., p. 229.  

[20] « L’oeuvre d’art, à l’époque de sa reproductibilité technique », dernière version, 1939, Œuvres III, op. cit., p. 315, 316.

[21] « Théories du fascisme allemand », op. cit., p. 214.

[22] Ibidem, p. 200.

[23] Idem, p 201.

[24] Correspondance Walter Benjamin 2 : 1929-1940, op. cit., p. 250.

[25] Mosès, Stéphane, L’Ange de l’histoire : Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Le Seuil, 1992. Benjamin écrit aussi dans Paris capitale du XIX e siècle, il faut « Éduquer en nous l’élément créateur d’images », op. cit., p. 474.  La force du surréalisme, qui joue aussi un rôle dans l’itinéraire de Fondane, est pour Benjamin, dans ce point d’indétermination entre production d’images et investissement de l’histoire.

[26] Op. cit., p.5.  

[27] Texte établi par Eric Freedmann,  Arcane 17, p. 10.

[28] Le Mal des fantômes, précédé de Paysages, traduit du roumain par Odile Serre, Paris, Paris-Méditerranée, L’Ether vague, Patrice Thierry, 1996, p. 11.  

[29] Dans « L’homme devant l’histoire » (1939), « la guerre des gaz et des microbes »  est apposée à la « barbarie machiniste ».

[30] Fondoianu, Fondane et l’avant-garde, ed par Petre Raileanu et Michel Carassou, Bucarest, Fondation culturelle roumaine, Paris, Paris-Méditerranée, 1999.

[31] «  Expérience et pauvreté », Œuvres II, op. cit., p365. 

[32] Paris, Le Seuil, 1993.

[33] « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », dernière version, 1939, Œuvres III, op. cit., p. 316. 

[34] « Du mal d’Ulysse au mal des fantômes », art. cit.

[35] Le Mal des fantômes, Paris, Verdier poche,  2006, p. 43.

[36] Ibidem, p. 110. Je remercie Carmen Ozi d’avoir attiré mon attention sur ce point à Peyresq.

[37] Ibidem, p. 26.

[38] Ibidem, p. 27.

[39] Ibidem, p. 26.

[40] Ibidem, p. 27.

[41] Idem.

[42] Ibidem p. 19.

[43] Il voit dans la luxuriance des marchés en ville, le pont de cette arche de Noé/ qui transportait cette fois-ci tous les fruits de la terre/ brosses balais rubans lacets cirages peignes/ un couple de chaque espèce/ pour refaire à nouveau le monde anéanti, Ibidem, p. 121.

[44] Ibidem, p.19.

[45] Ibidem, p. 52.

[46] Ibidem, p. 47.

[47] Ibidem p.  85.

[48] Ibidem p. 151.

[49] Ibidem, p.153

[50] Ibidem, p. 98.

[51] Ibidem, p.162.

[52] Ces notes se trouvent sur une feuille dactylographiée collée sur la page précédant la table des matières d’un exemplaire d’Ulysse en voie de remaniement, reproduit par Monique Jutrin, « Du mal d’Ulysse au mal des fantômes », art. cit., p. 120.

[53] Le Mal des fantômes, op. cit., p. 254.

[54] Charle Christophe, La Crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande-Bretagne (1900-1940). Essai d’histoire sociale comparée, Paris, Le Seuil, L’univers historique, 2001.

[55] Directeur de la Revue philosophique de la France et de l’étranger, il soutient en particulier la reconstitution de la « Bibliothèque de la liberté » ou « Bibliothèque des livres brûlés », inaugurée le 10 mai 1934, J-M Palmier, Walter Benjamin.Un itinéraire théorique, op. cit.., p. 437.

[56] Cette approche l’emporte au Congrès des écrivains de 1935.

[57] L’homme devant l’histoire, op. cit., p. 141.

[58] Le fascisme garde « toutes ses chances face à des adversaires qui s’opposent à lui au nom du progrès », Sur le Concept de l’histoire, op. cit., p. 433. Dans Walter Benjamin.Un itinéraire théorique, op. cit. p. 460, J-M Palmier soutient cette idée. 

[59] Art. cit.. p.4.

[60] Idem, p.4.

[61] J-M Palmier le souligne. En 1914, Benjamin n’appréhende l’histoire que dans sa « structure métaphysique ». Il devient marxiste sans adhérer au parti communiste. Il s’adresse surtout aux intellectuels. En exil en France, il ne participe « ni au Congrès pour la défense de la culture en 1935, ni au Volksfront allemand à Paris, encore moins aux différents meetings organisés, avec des intellectuels français, souvent proches du parti communiste, pour la défense des victimes du fascisme », Dans Walter Benjamin. Un itinéraire théorique, op. cit., p. 429. 

[62] Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des Thèses Sur le concept d’histoire, Paris, PUF, 2001.

[63] Sur le concept d’histoire, op. cit., p. 433.

[64] Dans Origine du drame baroque allemand, op. cit., elle intervient pour définir la souveraineté à l’époque baroque. Le prince a la charge d’écarter l’état d’exception. Quand ce dernier arrive, il exerce le pouvoir de manière tyrannique. Benjamin s’inspire de Carl Schmitt. J-M Palmier traite de ce point dans Walter Benjamin. Un itinéraire théorique, op. cit., En 1921, dans un « Essai sur la violence », Œuvres I, op. cit., il est aussi question de la violence d’État. 

[65] «  Cette puissance étatique dont la structure étatique était d’une étendue sans précédent », issu d’un article publié en anglais en août 1934 dans The Aryan Path, revue théosophique de Bombay, repris dans les Cahiers Benjamin Fondane, N°5, 2001-2002, p. 5.

[66] Op. cit., p.  138.

[67] « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 436.   

[68] « Ces barbares qui nous menacent aujourd’hui », op. cit., p. 4.  

[69] Ibidem, p. 4.

[70] Ibidem, p. 5.

[71] « C’est lorsqu’on élève une Société des Nations qui se doit de supprimer à jamais toute guerre que l’on assiste au plus inusité viol de pactes, de paroles et de simples droits, à la préparation de la guerre totale », « L’homme devant l’histoire », op. cit., p. 139.  

[72] Baudelaire et l’expérience du gouffre, Bruxelles, Complexe, 1994, p. 376.

[73] L’homme devant l’histoire, op. cit., p. 139.  

[74] Ibidem, p. 140.

[75] Ibidem, p. 138.

[76] Ibidem p139.

[77] Ibidem, p. 141.

[78] « Karl Krauss », Œuvres II, op. cit. p. 272.

[79] « Sur le concept d’histoire », op. cit. p. 433.

[80] Ibidem, p. 432.

[81] Op. cit., p. 346.

[82] Il rappelle que l’Opéra de Paris, transformé par Haussmann, a été édifié par les insurgés survivants des Journées de juin 1848. Il choisit d’autres exemples dans des périodes plus anciennes, comme la construction des arcs de triomphe dans l’empire romain ou les pyramides d’Egypte édifiées par les esclaves juifs.

[83] Il suit ainsi l’intervention de Bertolt Brecht au Congrès des écrivains de 1935,  voir J-M Palmier, Walter Benjamin. Un itinéraire théorique, op. cit.

[84] Progrès et catastrophe, Walter Benjamin et l’histoire : réflexion sur l’itinéraire philosophique d’un marxisme mélancolique, Paris, Kimé, 1996.

[85] « L’homme devant l’histoire », op. cit. p.  134.

[86] Il confie à Horkheimer que la rédaction de son Baudelaire fut « une course à la guerre » dans une lettre du 28 septembre 1938, citée par J-M Palmier, Walter Benjamin.Un itinéraire théorique, op. cit., p. 367.

[87]  Baudelaire et l’expérience du gouffre, op. cit., p. 156.

[88] Dans une lettre à Horkheimer du 6 janvier 1938, il dit le découvrir.

[89] Paris, capitale du XIX e siècle, op. cit., p 59.

[90] Ibidem, p. 491.

[91] Op. cit., p. 227.

[92] « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 434.

[93] Idem.   

[94]  La mort prendra les escaliers / pour fermer ci et là quelques paupières lourdes/ la musique partout giclera comme le sang, Le Mal des fantômes, op. cit., p.116.  Au début de Titanic, de manière grotesque, les hommes sont prêts à « gaspiller l’éternité / pour une longue et pleine minute de néant », Ibidem, p. 104.

[95] « Le Lundi existentiel et le dimanche de l’Histoire », op. cit., p 46.

[96] Le Mal des fantômes, op. cit., p. 96.

[97] « Le Lundi existentiel et le dimanche de l’Histoire », op. cit., p. 67.

[98] Ainsi Fondane s’inscrit aussi dans la réception de Hegel en France. Dans French Hegel. From Surrealism to Postmodernism, New-York, Londres, Routledge, 2003, Bruce Baugh privilégie à juste titre la lecture existentielle de Hegel par Fondane mais néglige la critique de l’histoire.

[99] Le poète se réveille pour dire la catastrophe, se réclamant de Chestov qui pense la philosophie comme éveil.   Je dois crier toujours jusqu’à la fin du monde,/  Il ne faut pas dormir jusqu’à la fin du monde / - je ne suis qu’un témoin , Le Mal des fantômes, op. cit., p. 72. Le réveil intervient aussi dans Le Livre des passages, où Benjamin défend cette idée avec Marx contre Aragon, qui en reste avec le rêve à la formation d’images.

[100] Une pensée nouvelle qui grince sur ces gonds / s’applique à supputer les chances / des structures qui doivent jaillir des navires visités/ par des voix dans des cales sèches , Le Mal des fantômes, op.cit., p. 111.

[101] « Le Lundi existentiel et le dimanche de l’Histoire », op. cit., p. 53.

[102] Aubry, Gwenaëlle, «  L’audace du soudain », Europe, N° 960, avril 2009, sur Léon Chestov.  

[103] Piron, Geneviève, Léon Chestov, philosophe du déracinement, Lausanne, L’âge d’homme, 2010.  

[104] Traduction nouvelle de Kostas Papaioannou, Meiner,Verlag, 1955,  Plon, 1955, Union générale d’éditions, 10/18, 1979, p. 48.

[105] Op. cit. p. 35.

[106] Ibidem, p. 101.

[107] Ibidem, p. 51.

[108] Ibidem, p. 63.

[109] L’homme devant l’histoire, op. cit., p. 133-134.

[110] Cette formulation revient sans cesse dans Baudelaire et l’expérience du gouffre.

[111] L’homme devant l’histoire, op. cit., p. 134.

[112] Le Lundi existentiel, op. cit., p. 47.

[113] « L’angoisse révèle  le néant que la raison universelle nous dissimule », Ibidem, p. 31. 

[114] Le Lundi existentiel, op. cit., p. 15. 

[115]  Des tas. Des tas de seuls,  Le Mal des fantômes, op. cit., p. 89.

[116] Ibidem, p. 17.

[117] « La plénitude de la positivité compacte par opposition à la polémique négative », Origine du drame baroque allemand, op. cit., Benjamin choisit la thèse comme mode d’exposition de la vérité.

[118] « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 439.

[119] Ibidem, p. 227.

[120] «  C’est procéder à l’envers que de vouloir exposer l’universel sous la forme de la valeur moyenne. L’universel est l’Idée. En revanche, on pénétrera d’autant plus profondément dans l’empirique qu’on le verra plus précisément comme quelque  chose d’extrême. Le concept émane de l’extrême. », Origine du drame baroque allemand, op. cit., p. 40, cité par Françoise Proust, L’Histoire à contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Editions du Cerf, 1994, p. 257.

[121] Origine du drame baroque allemand, op. cit., p. 240.  

[122] Proust, Françoise, op. cit., p. 67.

[123] Dix ans avant Nietzsche, souligne Benjamin, Blanqui découvre donc l'éternel retour du même comme le substrat de l’expérience du moderne.

[124] « Expérience et pauvreté », op. cit., p365.

[125] Benjamin cite Engels décrivant « la fastidieuse uniformité d’un labeur sans fin occasionné par un travail mécanique, toujours le même ». Il ajoute qu’il ressemble au supplice de Sisyphe ; comme le rocher, le poids du travail retombe toujours et sans pitié sur le travailleur épuisé », Paris capitale du XIX e siècle, op. cit., p131.

[126] Ibidem, p. 367.

[127] Le poème a pour contenu la complémentarité entre les masses sans âmes de la grande ville et l’existence vide de l’individu. L’individualité  prend des traits héroïques à mesure que la masse occupe le champ.

[128] Ibidem, p. 335.

[129] Correspondance Walter Benjamin 2 : 1929-1940, op. cit., p. 250.

[130] Le Mal des fantômes, op. cit., p. 42.

[131] La crécelle est utilisée par les forains et les lépreux pour annoncer leur arrivée. Ibidem p. 128.

[132]  Les émigrants sentirent que le temps coulait , Ibidem, p.  63.

[133] Les enfants ont sauté sur les chevaux de bois []  en un  monde qui tourne-/qui tourne sans savoir pourquoi , Ibidem, p. 128.

[134] Ibidem,  p. 22.

[135] Mais aussi, Quelque  chose de plus fort que moi me tire en arrière, me propulse en avant, Ibidem p. 77.

[136] Ibidem p. 140.

[137] Idem.

[138] Ibidem, p. 139.

[139] Gruson, Claire, différencie les deux termes avec finesse, «  Toute l’histoire me suit », Cahiers Benjamin Fondane, N°12, 2009.

[140] Le Mal des fantômes, op. cit., p. 125

[141] Ibidem, p. 18.

[142] Fondane rappelle à propos de Hegel : « Il avait accordé à l’histoire le privilège absolu de pouvoir juger en dernier ressort ; le « succès » était, pour lui, la pierre de touche de la vérité », Le Lundi existentiel, op. cit., p. 18.  

[143] Ibidem, p 132.

[144] Ibidem, p. 201.

[145] « L’homme devant l’histoire », op. cit., p. 146.

[146] Le Mal des fantômes, op.cit., p. 53.

[147] Transmis par Monique Jutrin. Je l’en remercie. 

[148] «  Sur le sens de l’histoire », op. cit., p427-428.

[149] Paris capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 488.

[150] Ibidem, p. 428.

[151] Paris capitale du XIXe  siècle, op. cit., p. 488.

[152] L’homme face à l’histoire, op. cit., p. 147.

[153] Le Mal des fantômes, op.cit., p.152.

[154] Ibidem, p. 61.

[155] Mais Fondane écrit aussi, « la mort saisit le vif », Ibidem, p. 92.

[156] Contes d’inspiration hassidique traduits du roumain par Fondane, Paris,  Picart, 1928.

[157] Op. cit., p.  477.

[158] Ibidem, p. 489.  

[159] Le Temps messianique : temps historique et temps vécu, Paris, Vrin, 2001.

[160] Le Mal des fantômes, op.cit., p. 136.

[161] Ibidem p. 146-147.   Le temps sera enfin troué par les orties , Ibidem, p. 48. Selon Jean Cassou, cité par Benjamin, le propre du siècle du romantisme est l’introduction d’êtres sans nom ; suit une énumération qui s’achève par « l’ortie », Paris capitale du XIX e siècle, op. cit., p. 328.

[162] «  Sur le concept de l’histoire », op. cit., p440.

[163] Le Mal des fantômes, op.cit., p. 53.

[164] «  Sur le concept de l’histoire », op. cit., p. 443.

[165] « La pensée n’est pas seulement faite du mouvement des idées, mais aussi de leur blocage », Ibidem, p. 441.

[166]  Ibidem, p. 439.

[167] «  Dans « Sur quelques thèmes baudelairiens », Benjamin critique Matière et mémoire. Il reproche à Bergson de déshistoriciser l’expérience, avec sa notion de durée, flux de pure positivité. La psyché est privée de tout rapport à l’histoire mais aussi de tout rapport à la mort, le représentant de sa propre approche de l’histoire. Baudelaire, lui, porte  une  histoire discontinue, fragmentée qui prend la ville et ses symboles pour objets.

[168] Paris capitale du XIXe  siècle, op. cit., p. 384.

[169] Dans « Le conteur », Œuvres III, op. cit., p.136, la remémoration intervient pour surmonter la perte d’expérience à l’oeuvre dans la modernité.

[170] Paris capitale du XIXe  siècle, op. cit., p. 444.

[171] Affreuse solitude (…) / plus seul qu’un rat d’égout / fouetté par le vide, battu de visions,/ avec une insomnie nouvelle dans le sang , Le Mal des fantômes, op. cit., p. 126.

[172] Ibidem, p. 21.

[173] Ibidem, p. 59.

[174] Ibidem, p. 118.

[175] Ibidem, p. 120. L’expression revient dans Ulysse, Ibidem p. 25.

[176] Les sirènes d’usine jettent leur chant du coq./ La faim s’étend d’un bout à l’autre de la ville./ les bureaux lâchent leurs tentacules,/ le boa du travail desserre son étreinte/ et les visages quittent leur peau usée et molle, Ibidem, p. 121.

[177] Ibidem, p.146.

[178] Ibidem p 125. Benjamin effectue de tels rapprochements. « L’expérience du prolétaire dans la grande ville est tout à fait spécifique. Celle du migrant est à bien des égards comparable ». Paris capitale du XIXe siècle, op. cit., p.361.

[179] Le Mal des fantômes, op.cit., p. 34.

[180] Ibidem p. 33.

[181] Martin Buber, lu par Fondane et Benjamin, pensait que l’homme participait à la venue du Messie en libérant les étincelles de la lumière divine dispersées dans le monde par ses actes.

[182] Archives Michel Carassou, cité par Monique Jutrin, Entre Jérusalem et Athènes. Benjamin Fondane, à la recherche du judaïsme, Paris, Parole et Silence, 2009.

[183] « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 429.

[184] Jutrin, Monique, « L’irrésignation de Benjamin Fondane », Cahiers Benjamin Fondane, N°2, 1998.  

[185] Ibidem, p.147.  

[186] Paris capitale du XIXe  siècle, op. cit., p. 473.