SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Une bibliothèque vivante - Fondane et la Grande Guerre N° 18

«L’année rouge». Sur les traces d’une polémique

Carmen Oszi

La guerre éveille les bas-fonds de l'âme humaine» Jean Jaurès


Les textes roumains de Benjamin Fondane constituent un témoignage de sa prise de conscience des affrontements politiques et culturels qui s’engagent autour de la Première Guerre mondiale, en Roumanie et sur la scène internationale. Ecrits entre 1913 et 1921, à une époque où l'on assiste à un renforcement des aspirations d’unité nationale des Roumains et d'un discours identitaire dominé par des plaidoyers pour un nationalisme intransigeant, souvent centré sur la ‘question juive’, ces textes révèlent la complexité des réflexions du jeune Fondane sur son époque.
Parmi ces écrits se distingue un manuscrit inédit de 1915, Anul roşu /L’Année rouge, document précieux par sa pertinence, qui dévoile l'attitude de Fondane envers la problématique de la guerre et ses implications morales.[1] Ecrit suite à la polémique des intellectuels européens, telle qu'elle se reflète dans la presse internationale, dont il était un lecteur assidu, L'Année rouge excelle par son style, où s'entrelacent lyrisme et ironie. Il y transcende les événements et les arguments, en se détachant de l'échiquier des affrontements entre les intellectuels européens, pour tenter de construire une réflexion indépendante.
Nous tenterons de situer ce manuscrit dans le contexte historico-culturel roumain et européen, en présentantl’étendue des ambiguïtésde la polémique qui s'engage entre les intellectuels au début de la guerre.

La situation en Roumanie

La correspondance qu'entretient le jeune Fondane entre 1912 et 1914 avec sa sœur Lina, qui se trouvait alors à Vienne, montre sa préoccupation constante concernant l'impact que pourraient avoir les mutations géopolitiques issues des guerres balkaniques[2] sur la situation des Juifs. La lettre du 29 juillet 1914, écrite le lendemain du déclenchement de la guerre en Europe, se fait l’écho de ses inquiétudes :

Ah la Guerre ! Ah ! Dans les villages russes sur les bords de la rivière Prut beaucoup de Juifs se sont refugiés par crainte des Allemands. Environ 60 refugiés de Bessarabie ont réussi à franchir le Prut, mais ils ont été renvoyés. Il semble que nous allons rester neutres. Mais le commerce commence à aller vraiment mal d'après la lettre de papa. En août 1914, la Grande Guerre mobilise des millions d’hommes, dont beaucoup ne reviendront pas. Composées en majorité de simples citoyens ayant endossé l’uniforme, les armées s’affrontent au nom de nations au sein desquelles résonnent différents modèles de patriotisme, de nationalisme ou d’identités culturelles, sociales ou politiques.
La décision de la Roumanie d’abandonner sa neutralité et de s’engager en 1916 aux côtés de la France et de ses alliés, contre l'Allemagne et l'Empire austro-hongrois, fut précédée d'un vif débat politique. Le parti germanophile, qui comptait parmi ses sympathisants des politiciens et des intellectuels partisans de la modernité et de l'émancipation (Petre Carp, I. L. Caragiale, Titu Maiorescu)[3], dût se plier en dernière instance à la volonté du roi Ferdinand qui, soutenu par les cercles nationalistes roumains et le chef du gouvernement I. C. Brătianu, engage le pays du côté de l'Entente.[4] Choix apparemment paradoxal pour ce prince allemand appartenant à la famille de Hohenzollern-Sigmaringen, héritier du roi Carol Ier, qui fut couronné en 1866 comme le premier roi des Provinces-Unies ( Moldavie et Valachie) et, en 1883, rattacha le nouveau royaume aux Puissances Centrales dans le cadre de la Triple Alliance[5]. Les fruits de cette décision de changer de camp seront recueillis lors des Traités de Versailles (1919) et de Trianon (1920), qui permettront à la Roumanie d'annexer des territoires où résidaient, parmi d'autres ethnies, des populations roumanophones : la Transylvanie, la Bucovine, la Bessarabie et les provinces bulgares du sud de la région de Dobroudja) et de créer un état national, la « Grande Roumanie», qui deviendra dans la décennie suivante un état nationaliste.[6]
Pourtant, les affrontements avec la redoutable machine de guerre prussienne et autrichienne eurent des effets désastreux : de violents combats[7], des nombreuses victimes, l'occupation des trois quarts du pays et de la capitale Bucarest, l'exode d'une partie de la population (y compris le gouvernement et la famille royale) vers la Moldavie. L'hiver 1916-1917 fut particulièrement éprouvant, notamment à Jassy, ville de refuge, où à la misère et à la famine, s'ajouta une épidémie de typhus qui fit des ravages – parmi les victimes le père de Fondane, décédé en mai 1917.

Un débat européen : la polémique des intellectuels à propos de la guerre

Bien que préoccupé par la situation de la Roumanie en face du choix entre neutralité et participation àla guerre, Fondane manifeste un vif intérêt pour le débat des intellectuels en Europe qui, face àl'horreur de la guerre, vacillent entre une prise de position pacifiste et un rassemblement autour de valeurs identitaires et nationalistes.
Fondane écrit L'Année rouge suite à la lecture du Mercure de France du 1er avril 1915, un numéro qui contient pour la plupart des articles qui s'interrogent sur l'essence de l'esprit allemand, en tentant de faire le point sur les implications d'une confrontation entre civilisations sur la scène de l'Europe en guerre. Notons parmi ces articles « La Faillite de la  Kultur » (Henri de Régnier), qui réévalue les rapports littéraires entre la France et l'Allemagne, « Une Europe nouvelle » (Paul Louis), portant sur les ambigüités qui recouvrent des concepts comme ethnie, état, nation, où l'on trouve également des références au nationalisme roumain, « L'Universalité allemande et les sources du pangermanisme » (Henri Albert) et « Quelques mots sur l'unité allemande » (A. Ferdinand Herold), qui font une analyse de l'histoire de l'Allemagne et de son statut parmi les autres nations.
Son attention se porte en particulier sur la lettre ouverte de Julius Bab, poète, essayiste et critique littéraire allemand, adressée au poète belge Emile Verhaeren – lettre qui va susciter une polémique internationale. Publiée initialement dans les pages de la revue allemande Schaubühne[8], la lettre ouverte de Bab exprime sa détresse suite à la lecture de La Belgique sanglante,aux accents d’un patriotisme exacerbé, dans lequel Verhaeren se prévaut de sonamour ardent pour sa Flandre natale et n'hésite pas à affichersa haine farouche des Allemands.

Oh ! quel triste soleil fut le témoin, en Flandre,
Et des hameaux en feu, et des villes en cendres,
Et la longue horreur, et des crimes soudains
Dont avait faim et soif le sadisme germain. Ecrits suite à la destruction massive de Louvain et aux rumeurs concernant les atrocités commises par l'armée allemande contre les civils, les vers de Verhaeren se distinguent par leur cruauté inhabituelle. Leur violence plonge ses anciens amis Romain Rolland et Stefan Zweig dans un profond désarroi.[9] Julius Bab, qui dans ses chroniques publiées dans Schaubühne avant la guerre, encensait Verhaeren, les perçoit comme une calomnie et déplore le manque de discernement entre l'Allemagne intellectuelle et militaire.
Longtemps très attaché à la culture allemande, Emile Verhaeren vécut comme une trahison l'entrée en guerre de l'Allemagne et l'invasion de la Belgique, événements qui vont produire un changement d'attitude et un reniement des idéaux pacifistes et humanistes de l’avant-guerre. Notons que l'attirance entre Verhaeren et la scène littéraire allemande fut réciproque. En 1904 on publie une première anthologie allemande de la poésie de Verhaeren, dans la traduction de Stefan Zweig, suivie d'une tournée de conférences de Verhaeren et une chaleureuse réception de la part du public allemand. On le considérait comme un représentant par excellence d'une création éminemment européenne, considérée comme lieu de rencontre entre deux grandes cultures : française et allemande.
Dans le climat d'effervescence culturelle des années d'avant guerre, dominé par une perspective universaliste et européenne, de vifs liens d'amitié se tissèrent entre des écrivains comme Romain Rolland, Stefan Zweig, Julius Bab, Emile Verhaeren et R. M. Rilke, qui se rencontraient souvent et entretenaient une riche correspondance. Pourtant, lorsque la guerre éclate, les ambigüités de cette perspective européenne, ainsi que la fragilité de leur amitié, deviennent évidentes. Face à l'effondrement des rêves de concorde entre les peuples, la correspondance amicale et les rencontres conviviales, sont remplacées par la publication de lettres ouvertes au caractère polémique, dans les pages des périodiques européens , source de fébriles débats dont la lettre de Bab à Verhaeren est un exemple.
Chez les intellectuels allemands, il se produit un conflit entre leurs convictions européennes et une perspective plus étroite, ouvertement germano-centrique. Julius Bab, connu pour son engagement pour la culture allemande, se sentit obligé de concilier militarisme et culture comme dans son essai Zwei Helden/Deux Héros (janvier 1914), où il présente le militarisme allemand comme un élément de l'héritage culturel de la nation.
Stefan Zweig, grand ami et traducteur de Verhaeren, publie dans  Neue Freie Presse  à Vienne « Ein Wort von Deutschland » (le 6 août 1914) et « Die schlaflose Welt » (le18 août 1914), deux essais qui exaltent l'extension de la conscience qui favorise la guerre (« Jamais le monde ne s'est trouvé comme aujourd'hui pris dans sa totalité d'une même excitation ») et le Schwertbruderschaft (fraternité des armes) de l'alliance entre l'Empire austro-hongrois et l'Allemagne. Le 19 septembre 1914, paraît dans Berliner Tageblatt son article « An die Freunde im Fremdland », conçu comme une lettre d'adieu à ses amis dans les pays ennemis, où il affirme son identité autrichienne et allemande.
Nés tous deux dans des familles de Juifs assimilés, Zweig et Bab considèrent l'élément juif, par son apport fondamental, comme faisant partie de l'identité culturelle allemande. A partir de 1916, Bab est de plus en plus désenchanté par l'idée que la guerre puisse être un moyen pour préserver la grandeur de la culture allemande et prend ses distances vis-à-vis du nationalisme allemand. On remarque un changement d'attitude pareil chez Zweig, qui se rapproche de plus en plus des positions pacifistes de son ami Romain Rolland. Dans son essai Au-dessus de la mêlée,  publié le 22 septembre 1914 dans Le Journal de Genève, celui-ci dénonce l’absurdité de la guerre et désapprouve l’engagement nationaliste des intellectuels, emportéspar l’enthousiasme belliciste .

L'Année rouge ou l'agonie de l'humanisme

Conscient du drame qu'il est en train de vivre, de l'univers absurde dans lequel il est plongé, Fondane exprime sa révolte et son horreur face au déchaînement meurtrier des nations. Sensible à ces mouvements antithétiques qui se manifestent et se redéfinissent à tout instant l'attitude de Fondane est sans équivoque – loin de tout engagement envers une des parties belligérantes (« les barbaries teutonnes » valent à ses yeux « les crimes russes »), il ne partage pas non plus le point de vue des personnages impliqués dans cette polémique. Sans se limiter au simple constat ou à une rhétorique déclarative, le jeune Fondane s'interroge sur ce phénomène qui accompagne ponctuellement l'histoire de l'humanité, en entreprenant dans L'Année rouge une première ébauche d'une réflexion métaphysique sur l'essence de la guerre et ses répercussions sur la nature humaine. J’ai l’habitude d’accorder à chaque chose sa juste valeur. Voilà la raison pour laquelle je ne considère pas cette lettre [de Bab] comme une simple lettre, d’une importance limitée, mais comme une scène vivante, un épisode magique et singulier d’une époque dans laquelle ces fragments arrachés à la complexe agitation de la vie, passent inaperçus, sans que les regards attentifs des spectateurs concernés, partiaux et insensibles ne s’y arrêtent.[10]

Ses réflexions sur la signification de la guerre et sur le sens de l'entreprise poétique en temps de criseseront poursuivies dans plusieurs articles après la guerre : « Classicisme » (Rampa, 19 août 1921, p.1)[11], « Entre la France et l’Allemagne » (Sburătorul literar, 31 décembre 1921, p.386-387)[12], « Fenêtres vers l’Occident », (Contimporanul,3juin 1922 ).[13] En 1940, il reprendra cette réflexion dans : «  Enquête sur la guerre et la poésie » (Fontaine, vol. II, 1940).[14]
Cependant, chez le jeune Fondane, marqué par ces « journées de désespoir et de terreur » de l'année 1915, on découvre déjà un refus de sombrer dans l'angoisse et l'accablement des intellectuels européens, car, selon lui, il faut « protester contre la guerre elle-même (« en détruisant Jaldata [Yaldabaoth]: et d’abord en nous-mêmes »). Affronter son angoisse, dans un combat souterrain, irrésigné, – voilà son message. Dans une lettre de juillet 1937 à David Gascoyne, il écrit que : le désespoir n’est pas« un aboutissement» mais«un point de départ » :

Pardonnez-moi de ne pas essayer de vous détourner de votre désespoir – car je tiens ce désespoir pour salutaire ; mais je vous mentirais si je vous laissais croire que je le tiens pour un aboutissement alors que, tout au contraire, j'y vois un point de départ. En effet, se tenir au désespoir, c'est se tenir aux vérités qui nous ont poussé au désespoir – alors que sa vertu est précisément, de nous pousser à un coup de balai total et curatif […] la pire des défections – et c’est la défection moderne – c’est d’avoir peur de regarder le danger en face.[15]

N.D.L.R.

Notons l’existence d’un article de Fondane publié en 1917 dans Fulgerul, N0 11, intitulé : « Medicii nostrii », signé B.F. L’auteur y souligne le courage de certains médecins sur le front.
La bibliographie de Remus Zastroiu signalait un seul article pour l’année 1917, consacré à Enescu dans Opinia du 4 janvier 1917.


[1]Nous supposons que Fondane avait eu l’intention de publier ce texte dans une revue.

[2] Les conflits qui ont divisé les Balkans dans les années 1912 et 1913 se déroulent dans un contexte historique où les peuples chrétiens de l'Empire ottoman, qui s'étaient émancipés de la domination turque, aspiraient à agrandir leurs États en regroupant les populations de même langue. Dans ce processus, où les jeux d'intérêts des Grandes Puissances jouèrent un rôle important, les aspirations d'émancipation des peuples balkaniques dérapent dans un conflit entre des nationalismes antagonistes.

[3]Parmi les partisans de la neutralité se trouve également l'oncle et le mentor de Fondane,Avram Steuerman-Rodion, (1872–1918), médecin, poète et journaliste, qui va se suicider en 1918, après à son retour du front.

[4] Cf. Lucian Boia, « Germanofilii ». Elita intelectuala românească in anii Primului razboi Mondial, Humanitas, Bucarest, 2009.

[5] La Triple Alliance fut conclue en 1883 entre l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'Italie ; le Royaume de Roumanie s'y était associé par un traité signé le 30 octobre 1883.

[6] Lucian Boia, Primul Război Mondial – Controverse, paradoxuri, reinterpretari, Humanitas, Bucarest, 2009.

[7]Voir la bataille de Mărăşeşti (septembre 1916), considérée par l'historiographie roumaine comme « le Verdun du front de l'Est ».

[8] Fondé par Siegfried Jacobsohn, Die Schaubühne (La Scène) était un magazine hebdomadaire allemand consacré à l'art, à la littérature, à la politique et à l'économie, paru de 1905 à 1933.

[9] Cf. Romain Rolland– Stefan Zweig. Correspondance 1910-1919. Edition établie par Jean-Yves Brancy, Albin Michel, 2014 ; Emile Verhaeren, Correspondance générale, volume 1 & 2 (1900-1926).Edition établie par Fabrice van de Kerckhove, Edition Labor et Archives et Musée de la Littérature, Bruxelles, 1996.Citons également l’article de Rik Hemmerijckx, « Emile Verhaeren, Een dichter in de Grote Oorlog » . Nous remercions l’auteur qui nous a communiqué ce texte avant sa publication.

[10] Cf. L'Année rouge.

[11] Traduit du roumain par Hélène Lenz, in Cahiers Benjamin Fondane N° 13, 2010, p. 188-191.

[12] Traduit du roumain par Hélène Lenz, in Cahiers Benjamin Fondane N° 13, 2010, p. 192-194.

[13] Traduit du roumain par Odile Serre, in Cahiers Benjamin Fondane N° 18, 2015.

[14] Cahiers Benjamin Fondane N° 6, 2003, p. 50-51.

[15] Benjamin Fondane, Bulletin SEBF, N0 3.