SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Textes de Fondane

Fondane et Chestov devant l'Histoire

L. Chestov , Benjamin Fondane , présentés par Monique Jutrin

“Un temps de folie et de haine SANS DOUTE”

(Titanic)

 

Le titre d’un article de Chestov, mentionné par Nathalie Baranoff dans la biographie de son père (Vie de Léon Chestov, La Différence, tome II, p. 141) m’avait longtemps intriguée: “Menacing Barbarians of to-day”. Ramona Fotiade, qui réussit à obtenir une copie de ce texte, me le fit parvenir en septembre dernier. Elle compte le publier intégralement dans un prochain numéro des Cahiers Chestov.

Publié en anglais, en août 1934, dans The Aryan Path, revue théosophique de Bombay, ce texte a été sollicité par le directeur de la revue, B. P. Wadia; celui-ci s’était adressé à des intellectuels occidentaux comme Julien Benda, Jean Guéhenno, Carlo Sforza, en leur posant la question: “What is worth saving in modern civilization?” La réponse à cette question constitue l’un des rares textes où Chestov exprime directement une vision “politique”. Nous en reproduisons quelques passages, traduits en français par Gilla Eisenberg.

Parallèlement, nous reproduisons un passage de l’article de Fondane: “L’Homme devant l’Histoire”, publié en mai 1939 dans Les Cahiers du Sud. Ces deux textes se font écho. Celui de Fondane constitue une réponse à un débat suscité par Jean Ballard, directeur de la revue, autour de la situation de l’Europe. Dans ce numéro des Cahiers du Sud, les six textes publiés sont en général “dénués d’intérêt actuel”, comme le souligne Claire Gruson dans “L’atroce clameur du monde” (Etudes, nov. 1998). Seuls les textes de Pierre Missac et d’André Chastel peuvent être proposés à la réflexion du lecteur d’aujourd’hui. Quant au commentaire de Fondane, il est resté profondément émouvant et actuel.

Ainsi, sollicités, Chestov et Fondane prennent position devant les questions brûlantes de leur époque. Ils ne les éludent pas, dans la profondeur de leur analyse. Une même pensée les anime face à un monde livré au “bruit et la fureur” de ceux qu’ils nomment “Barbares” ou “Calibans”, de sorte que leur réflexion nous accompagne encore au début du troisième millénaire.

Ces barbares qui nous menacent aujourd'hui

Ce qui se produit dans le monde contemporain ne manque pas de rappeler à l'observateur attentif la période des invasions barbares. Il y a toutefois une différence de taille. Les barbares qui mirent fin à la civilisation romaine vinrent de l'extérieur; or les barbares qui menacent la civilisation de l'Europe moderne viennent de l'intérieur. Il serait cependant faux de croire - comme beaucoup le font - que cette nouvelle “invasion barbare” risque vraiment d'anéantir notre civilisation. […]

Le cataclysme le plus vaste ne pourrait engloutir la civilisation, si nous incluons dans ce terme les innombrables conquêtes de l'homme dans les différents domaines de la science et de la technique.

De plus, les “barbares” dont nous parlons ne sont pas le moins du monde tentés de faire obstacle au développement naturel des sciences positives et de la technique. Ils comprennent parfaitement que science et technique ne sont pas seulement utiles mais indispensables. L'Allemagne a expulsé Einstein et bien d'autres savants célèbres mais cela n'empêche pas les Allemands de continuer à exploiter de toutes les manières possibles les progrès scientifiques, sans se soucier de leur origine. En Russie soviétique, un homme tel que Pavlov est toléré bien qu'il ne cache guère sa désapprobation du régime.[…]

Il n'y a donc pas de raison de se faire du souci pour l'avenir de la science et de la technique. Les barbares modernes, comme ceux d'autrefois, auront à cœur de préserver et même de perfectionner tout ce qui peut contribuer au triomphe de la force brute.

Mais, s'interroge le lecteur, si la force brute se constitue gardien du progrès scientifique et technique, quel bénéfice l'humanité en retirera-t-elle? […]

Qu'est-ce qui détermine les lois d'airain [de l'économie moderne]? La réponse me semble évidente. Nous sommes perpétuellement confrontés au Tartare, voué corps et âme à la poursuite du seul idéal valable à ses yeux: le triomphe de la force brute, de la force physique, de la force matérielle. C'est pourquoi il se prosterne devant les “lois d'airain de l'économie”, puisque sa propre nature est adaptée à ces lois. Il croit que ce qui fait de la vérité la Vérité n'est autre que son désir de contraindre et son pouvoir d'exercer cette contrainte.

Suivons cette ligne de pensée. On considère généralement “le Tartare” comme un Asiatique. La phrase “Grattez un Russe et vous trouverez un Tartare” laisse entendre que la croyance populaire accole aux Russes l'épithète infamante de barbares asiatiques. Il existe toutefois un autre adage occidental d'une toute autre signification: “Ex Oriente lux”. La lumière est venue de l'Est, c'est-à-dire de l'Asie vers l'Europe. L'Europe n'a fourni à l'humanité ni prophètes ni apôtres tandis que l'Asie a été le berceau de toutes les religions et tous les grands prophètes ont vu le jour à l'Est. Les historiens ont de bonnes raisons de s'interroger sur l'influence considérable de l'Orient, qui embrasse jusqu'aux philosophes de la Grèce classique. Les œuvres de Plotin, le dernier des grands penseurs grecs, lancent un fervent appel aux plus éclairés de ses contemporains, les implorant de modifier la situation spirituelle de l'Europe; cette situation était le résultat inévitable des conditions de développement du monde occidental. Bien que Plotin n'eût pas fait usage de la phrase “Ex Oriente lux”, son regard était résolument tourné vers l'Asie, source de lumière spirituelle. […]

L'apparition de Plotin et de son œuvre coïncide étrangement avec un des phénomènes les plus mystérieux et les plus inexplicables de l'histoire européenne. Le monde gréco-romain, cette puissance dont la structure étatique était d'une étendue sans précédent dans l'histoire et qui avait soumis à son joug tant de peuplades d'origines diverses, allait maintenant s'incliner devant la vérité d'un petit peuple parmi les tribus assujetties de l'Empire romain, faible et universellement méprisé. L'Europe, puissante et civilisée, renonça à sa puissance, à la civilisation qu'elle avait fondée et maintenue par la force pour placer sa foi dans une vérité apparemment peu sûre, défaillante, inerte, et même illusoire: la vérité révélée par les Saintes Ecritures. D'innombrables tentatives ont été faites pour expliquer cette page de l'histoire. Qu'est-ce qui poussa la Rome toute-puissante à fléchir le genou devant l'insignifiante province de Judée, comment se fait-il que la glorieuse Athènes s'abaissa devant Jérusalem? Aucune des explications avancées n'explique quoi que ce soit, au point qu'on se demande parfois s'il existe une explication valable. Je ne tenterai pas ici de résoudre cette éternelle énigme, étant donné que l'exigence même d'une explication implique la possibilité de découvrir une force visible, tangible et mesurable, alors que par définition cette force n'existe pas dans le cas présent et ne peut, par conséquent, être découverte. […]

Aujourd'hui, le Tartare qui se cache sous notre couche européenne manifeste des signes de réanimation. Ce qui lui semble le plus dangereux, ce qu'il hait le plus, ce ne sont ni la science ni la technique, mais ce qui a été révélé à l'homme à travers les Ecritures, ce qui lui a été légué par la religion: la compréhension et l'amour de la liberté, celle des autres pas moins que la sienne propre. […]

Nous devons sauver la liberté.

Léon Chestov

The Aryan Path, août 1934
Traduction de Gilla Eisenberg


“L’HOMME DEVANT L’HISTOIRE OU LE BRUIT ET LA FUREUR”

Je suis de ceux que les événements des dernières années ont profondément marqués; de ceux qui ne se consolent pas d'avoir perdu tout ce qu'on a perdu; de ceux qui n'auraient pas oublié, même au milieu de la victoire, les morts, les blessés et les gosses mourant de faim; encore moins les puis-je oublier au milieu de l’échec, et me contenter de plastronner sur la “valeur de l’exemple”, sur les “revanches” de l'avenir. Je suis prêt, certes, puisque je suis menacé, à défendre ma vie, notre vie et notre liberté communes contre cette vague de cruauté et de violence qui semble nous situer au plein milieu de l’Apocalypse de Jean. Mais quant à protester contre “l'immoralité” des gens d'en face et à professer que cette immoralité est due à leur désobéissance aux principes de la raison - cette Raison que nous sommes seuls désormais à incarner - je n'y suis plus. Car il me semble à moi que c'est précisément l'avènement dans le monde moderne de l'Ethique autonome, de l'homme kantien conçu sous les espèces de l'ange, promu “législateur universel”, qui a suscité finalement cette vague d'immoralité avouée.

Ceci demanderait de longs développements; mais quelques exemples ne seront pas de trop. C'est lorsqu'on décide qu'il est indigne de l'homme d'avoir des petits vices et qu'on supprime le droit légal à boire de l'alcool que l'ivrognerie et le gangstérisme s'emparent de la nation; c'est lorsqu'on décide que la société doit pouvoir se passer de cette misérable institution que l'on appelle la prostitution que l'on suscite sur une vaste échelle le trafic quasi officiel de la chair humaine; c'est lorsqu'on élève une Société des Nations qui se doit de supprimer à jamais toute guerre que l’on assiste au plus inusité viol de pactes, de paroles et de simples droits, à la préparation de la guerre totale .Freud nous a bien montré qu'il suffit de contraindre au refoulement des peccadilles morales pour que soient, à brève échéance, déclenchés les pires cataclysmes psychiques. A la tour de Babel inhumaine que nous avons dressée et que nous avons appelé la civilisation, la nature humaine n'a point résisté; ce n'est pas à la recrudescence de la violence, du goût du sang qu'on s'en aperçoit; mais au fait qu'ils font leur entrée dans l'histoire érigés en principes, badigeonnés de science. Proposeriez-vous, afin d'arranger les choses, que l'on augmentât la dose de raison? Peut-être serait-il préférable de songer à une cure de désintoxication. Si le malade est cynique, c'est peut-être que son éducation a été trop hypocrite: s'il casse les vitres à présent, enfermons-le si possible, mais ne dissimulons pas les véritables causes. Si quatre siècles d'humanisme et d'apothéose de la science n'ont abouti qu'au retour des pires horreurs que l'on croyait à jamais révolues, la faute n'est certainement pas, comme le dit M. Maritain, à ce “contrehumanisme noble”, qui avait prévu le désastre et dont se détachent les figures prophétiques d'un Luther, d'un Kierkegaard, d'un Chestov, voire d'un Nietzsche. La faute est peut-être à cet humanisme même, qui avait trop manqué de pessimisme, qui avait trop misé sur l'intelligence séparée et divine, et négligé plus qu'il ne fallait l'homme réel que l'on avait traité en ange pour finalement le ravaler au-dessous de la bête. Je ne dirai pas qu'un humanisme prévoyant, fondé sur la misère de l'homme, nous eût évité les guerres, les révolutions, les cataclysmes - qui n'ont manqué à aucune époque de l'histoire. Mais il nous eut évité certainement les guerres à l'échelle de la nation, les révolutions à l'échelle du monde, et la barbarie machiniste, et la guerre des gaz et des microbes - et le racisme. Un humanisme qui n'aurait pas sur-estimé la raison n'eût certainement pas mis tous les atouts de la science entre les mains de ceux à qui on refuse aujourd'hui jusqu'au don de la raison! Et nous faut-il nous plaindre de “l'immoralité” du Caliban national-socialiste ou bien, plutôt, de la présomption du Prospero humaniste qui avait cru - et, ce qui est pis, persiste à croire - qu'il lui appartient encore d’introduire die Vernunft in der Geschichte, la raison dans l'histoire? Sans doute, avant de réviser nos valeurs, nous faut-il abattre ce Caliban qui est à nos portes; mais non pas pour recommencer les mêmes erreurs, le même cauchemar, pour nous vanter d'avoir mis de nous- mêmes un peu de raison dans l’Histoire! Et sommes-nous si certains que cela qu'il n'y ait, face à nous, qu'une énorme Déraison et non pas, plus simplement, la même raison que la nôtre - mais plus consciente d'elle-même, plus conséquente?

Benjamin Fondane

(Cahiers du Sud, 1939, no216, p.441-454)