Bulletin n°4
Lettres de Geneviève Fondane à Jean Ballard et Claude Sernet
LETTRES DE GENEVIÈVE FONDANE
(1944‑1950)
"Un visage de femme"
Geneviève Tissier rencontra Benjamin Fondane en 1926, lorsqu'elle travaillait à la compagnie d'assurances "L'Abeille". Ils se marièrent en 1931, ayant pour témoins Léon Chestov et Constantin Brancusi.
Fondane fut dirigé vers Auschwitz le 30 mai 1944. L'on imagine ce que furent pour Geneviève ces longs mois qui suivirent la fin de la guerre, au cours desquels elle vécut déchirée entre l'angoisse et l'espérance. Car certains témoignages de rescapés, qui s'avèreront sans fondement, lui donnèrent de faux espoirs. C'est seulement en octobre 1945 qu'elle sera convaincue que son mari a été assassiné dans la chambre à gaz de Birkenau. De sa belle‑soeur l'on n'aura jamais aucune nouvelle, sinon que son convoi avait pour destination Birkenau; mais peut‑être ne parvint‑elle pas au bout du sinistre voyage.
Recueillant les témoignages de ceux qui connurent son mari dans l'enfer d'Auschwitz, elle eut la consolation de savoir que, jusqu'au bout, il resta lui‑même, vivant sa philosophie, niant les évidences de cette Raison qui le broyait. Nous comprenons que Geneviève, ayant vécu aux côtés de Fondane, avait épousé sa philosophie et qu'elle aussi la vivrait jusqu'au bout.
En février 1946, ne supportant plus son travail de bureau, s'arrachant à sa chère rue Rollin, Geneviève accepte l'hospitalité d'amis chers (Alexandre et Antoinette Grunelius) au château de Kolbsheim, où elle s'occupe des études et de l'éducation de leurs deux filles.
A partir de mai 1946, la plupart de ses lettres à Ballard concernent le numéro d'hommage que les Cahiers du Sud préparent à la mémoire de Fondane. (Prévu à l'origine pour novembre 1946, il paraîtra en mars 1947.) Quand Ballard lui demande des noms d'auteurs susceptibles de collaborer à ce numéro, Geneviève propose en premier lieu Stéphane Lupasco et Boris de Schloezer, ensuite Raïssa Maritain, Yanette Deltang‑Tardif et Jean Lescure ou Jean Paulhan. La grande préoccupation de Geneviève, son principal souci, c'est la publication de l'oeuvre de Fondane. Et c'est, comme elle le dit elle‑même, une "façon incroyablement vivante d'entretenir sa présence". Car les nazis n'ont pas seulement tué son mari, mais aussi "Benjamin Fondane". A la lecture des manuscrits, bouleversée, elle éclate d'impatience que tout cela soit publié au plus tôt. (Les Editions de Minuit avaient projeté d'éditer les oeuvres complètes en dix volumes, mais ce projet, pour d'obscures raisons, ne fut pas réalisé.)
En mars 1947 Geneviטve obtient un poste d'assistante sociale à l'OSE: Oeuvre de secours à l'enfance (association d'entraide aux enfants juifs, pendant et après la Seconde Guerre mondiale).
Sa décision d'entrer au couvent est l'aboutissement d'un long cheminement spirituel. Le 27 mai 1950, lors de la cérémonie de la prise d'habit à Notre‑Dame de Sion (Grandbourg), elle prend le nom de "Soeur Benjamin Marie".
Avant son entrée au couvent, elle avait classé les manuscrits de Fondane, afin d'alléger la tâche de ceux qui les éditeraient. Dans son avant‑dernière lettre à Ballard, elle lui reclame une fois de plus le manuscrit de la dernière version du Mal des Fantômes, que Fondane lui avait enjoint de récupérer dans sa lettre‑testament. Dans sa dernière lettre, elle se soucie toujours de l'oeuvre de son mari et de sa diffusion. A en juger par son écriture, elle aurait trouvé un certain apaisement. Atteinte d'une maladie incurable, elle est morte le 1er mars 1954, à l'âge de 50 ans.
Monique Jutrin
I. Lettres à Jean Ballard
De juin 1944 à décembre 1950, Geneviève adressa 20 lettres à Jean Ballard, directeur des Cahiers du Sud, qui s'était lié d'amitié avec la famille. Ces lettres se trouvent dans le Fonds Ballard de la Bibliothèque municipale de Marseille.
Faute de place, nous avons dû supprimer certains passages qui ne concernent pas directement Fondane.
Paris, le 4 juin 1944
Cher ami,
Vous avez bien fait de m'écrire. Toute preuve de sympathie ou d'amitié pour mon mari m'est un réconfort. Hélas! le mal n'a fait qu'empirer et mon pauvre malade a été dernièrement écacué très loin de moi. J'ai bien du mal à supporter ce nouveau coup et suis rongée d'angoisse. La seule chose qui me rassure, c'est que Line est près de lui pour le soigner et j'espère qu'elle pourra l'accompagner jusqu'au bout. Comment supporteront‑ils, physiquement, cette terrible maladie? Le moral de l'un, comme de l'autre, m'ont assuré ses infirmiers, était excellent au point de faire l'admiration et l'étonnement de tout l'entourage. Mais que cette séparation est atroce. Voici bientôt 3 mois que je ne l'ai vu, car pour ce genre de maladie, les mèdecins prescrivent l'isolement complet.
Cher ami, j'ai appris que Marseille avait été violemment bombardé et suis inquiète pour vous trois. Ecrivez‑moi un mot et donnez‑moi de vos nouvelles. Quelle époque nous vivons ! Votre femme et votre petite fille sont‑elles toujours à Marseille ou dans un lieu plus sûr? Quand pourrons‑nous nous retrouver tous, dans la paix et la joie? Beaucoup de nos amis sont dispersés, mais ceux qui demeurent sont excellents pour moi. Mon beau‑frère est près de moi, bien affecté, lui aussi.
Merci de votre amitié. Croyez à la mienne, bien sincère.
Geneviève Fondane
(PS) Sans doute avez‑vous appris que Jean et José n'étaient pas très bien.[1]
*
Paris, 23 juin 1945
Cher ami,
Je ne vous ai pas écrit car je n'ai, hélas ! rien à vous apprendre. Nous n'avons toujours aucune nouvelle ni de mon mari ni de Line, et l'angoisse grandit au fur et à mesure que les jours passent. Il reste l'espoir qu'ils soient dans la zone russe, ce qui est assez probable car leur convoi a atteint Birkenau pour les femmes et Auschwitz pour les hommes. Mais aucun de ceux que nous avons pu joindre, rapatriés de ces camps, ne les ont connus. Tout au plus, un médecin rentré d'Auschwitz croit avoir, d'après les photos, aperçu mon mari dans le camp, en bonne santé, en juillet 1944. Mais lui‑même ayant été dirigè sur un Kommando, n'est plus revenu à Auschwitz.
Le Conseil National des Ecrivains et des amis personnels ont entrepris des dèmarches tant auprès du général Catroux que de l'Ambassade soviétique pour essayer de faire activer les recherches. En attendant, la vie est un cauchemar que se disputent l'obsession des horreurs qui se sont passées dans les camps, et l'espoir d'un télégramme, d'une lettre, d'une visite, qui nous libיrerait de cette atroce anxiété.
Merci de m'avoir transmis le câble de Buenos Aires. Je vais y répondre. Mais de qui est‑il? L'adresse télégraphique ne me suggère rien. Pouvez‑vous me donner quelques précisions? N'est‑ce pas cet ami qui lui avait adressé des fonds par votre intermédiaire, Freddy Gutmann, je crois?
J'espère que vous avez pu vous réinstaller et que Marseille répare rapidement les dommages des bombardements. Merci d'avoir publié le poème de mon mari.[2] Il en sera heureux à son retour.
Croyez, cher ami, à ma bien sincère amitié.
Geneviève Fondane
*
Paris, 9 août 1945
Cher ami,
C'est toujours la même attente horrible, avec de moins en moins d'espoir. J'ai su qu'en novembre 1944, mon mari se trouvait à Auschwitz, ayant bon moral, et trouvant le moyen, dans cet enfer, d'écrire ou tout au moins de composer. Que ne donnerais‑je pas pour connaître ce qu'il a écrit! Il a dû, dans les premiers mois de 1945, être évacué d'Auschwitz sur le camp de Flossenburg (région de Pilsen) où un déporté rapatrié l'a vu en mars 1945. Ce voyage avait dû être tragique et épuisant et mon mari était, à Flossenburg, très amaigri et affaibli. Il n'avait guère la force de parler et n'avait d'ailleurs aucune intimité avec le camarade qui m'a dit l'avoir vu.
La vie, à Flossenburg, les dernières semaines avant la libération, était encore bien pire qu'à Auschwitz. L'entassement (une étroite couchette pour quatre, 1.200 déportés dans un seul baraquement), la famine, les coups et cet atroce appel qui durait des heures et des heures, dans le froid, le noir et la pluie, debout, dès 4h 1/2 du matin, tout cet horrible rיgime achevait des hommes déjà épuisés par un voyage accompli dans des conditions atroces. A quoi bon vous en dire davantage. Les récits sur les camps ne se ressemblent que trop. L'imagination se cabre devant un tel étalage d'horreurs. Mais lorsque ces horreurs, il faut les imaginer sur l'être qu'on aime plus que tout au monde, qu'on ressent dans chaque détail sa souffrance... Mon Dieu! l'idée surtout de sa solitude et de son abandon me déchire. Vous étiez son ami, vous savez ce que son ton passionnè, parfois agressif, cachait de tendresse, de pitié, d'incroyable bontè. Et cela le rendait si vulnיrable à la souffrance... Où est‑il? Qu'est‑il devenu? Ce camp proprement dit a été libéré par les Amיricains vers le 26 avril. Il n'y restait que 1.100 malades dont peu de Français, tous rapatriés depuis plusieurs semaines. Les 20.000 valides avaient été poussés, à marche forcיe, par les S.S. qui abattaient impitoyablement tous ceux qui, épuisés, ne pouvaient suivre la colonne. Lorsque après 3 jours de cet exode, les chars amיricains les ont rejoints, on dénombra 5.200 survivants. Quelques groupes de la colonne de tête avaient pu joindre les Russes. Les autres avaient été massacrés par les S.S. Tous les rescapés français sont depuis longtemps déjà rentrיs en France. Il me reste l'espoir que mon mari ait étè dans la colonne de tête libérée par les Russes, ou qu'il ait été, au début d'avril, envoyé par convoi en Tchécoslovaquie. Faible espoir. Comment imaginer que mon mari, sachant quelle est mon angoisse, n'ait pas trouvé le moyen de me faire parvenir un message par les rapatriés, déjà nombreux, venus de Russie?
Quant à Line, nous n'avons pas le moindre indice, sinon que son convoi a été à Birkenau. Aucun des rescapés de Flossenburg ou de Birkenau que j'ai réussi à joindre n'a pu me dire quoi que ce soit sur l'un ou l'autre. Lors du passage du général Catroux à Paris, le Conseil National des Ecrivains a fait une démarche personnelle auprès de lui, afin que les recherches au sujet de mon mari soient activées. Catroux a immédiatement câblé en ce sens à Moscou. Un certain nombre d'écrivains, sur l'initiative de Claude Morgan et de Paulhan, vont adresser une sorte de pétition à l'Ambassade soviétique. Que donneront toutes ces tentatives? Je ne veux pas désespérer encore.
Cher ami, ne croyez‑vous pas que les Cahiers du Sud pourraient publier un mot mettant les amis et les lecteurs de mon mari au courant de notre tragédie? Un certain nombre d'entre eux l'ignorent encore. Je reçois des lettres, des livres dédicacés. Des manuscrits (article philosophique, poème) remis juste avant son arrestation vont paraître bientôt, ce qui risque de faire croire prématurément à son retour, et cela m'est très pénible. Je compte sur votre amitié pour dire, brièvement, ce qu'il convient. Le câble venu de Buenos Aires provenait bien de Freddy Gutmann. J'y ai répondu, après quelques difficultés avec la censure en raison de l'adresse incomplète. Mais un 2e câble est venu m'éclairer.
Cher ami, écrivez‑moi. Je sais combien vous sympathisez avec ma peine et un mot de vous me fera plaisir. J'espère que vous avez pu, cet èté, prendre quelque repos. Comment va votre petite fille?
Croyez à ma sincère amitié.
Geneviève Fondane
(Joë Bousquet ignore‑t‑il que mon mari a été déporté et n'est pas rentré? Etait‑il si pressé de faire connaître son opinion sur les poèmes de mon mari, alors que ses amis ont, certes, autre chose qui les ronge à son sujet? Certes, la critique est libre et c'est bien ainsi que mon mari, tout le premier, le comprenait. Mais en ce moment et dans les Cahiers, n'y a‑t‑il rien d'autre à dire sur Benjamin Fondane?
*
Paris, le 10 septembre 1945
Cher ami,
Ce ne sont pas des nouvelles récentes que je viens vous donner sur mon mari, mais quelques détails sur sa pauvre vie à Auschwitz. Un médecin rentré de là‑bas, le Docteur Moscovici, a vu plusieurs de mes amis et leur a raconté l'avoir bien connu et s'être beaucoup attaché à lui. Comme les précisions qu'il a cru devoir donner sur le sort probable de mon mari étaient des plus pessimistes, ces amis, avec de bonnes intentions, mais combien blâmables, ont décidé de ne me rien dire. Ce n'est donc qu'indirectement, et d'autant plus cruellement, que sont parvenues jusqu'à moi les rumeurs sinistres qui couraient et qui, en définitive, n'ont aucun caractère de certitude. Tout ceci pour vous dire que je n'ai pu encore voir et parler moi‑même au Docteur Moscovici qui, entre temps, est parti se reposer à la campagne et ne rentrera à Paris que vers la fin de ce mois.
Mon mari est arrivé à Auschwitz au début de juin 1944. Ses débuts furent d'autant plus pénibles qu'ayant eu le malheur de dire qu'il était écrivain, il n'en fut que plus brimé. Au bout d'un mois, il était épuisé et avait ses cheveux tout blancs. De telle sorte qu'il fut admis à l'hôpital. Le Docteur Moscovici, en voyant son nom, l'identifia immיdiatement, se fit connaître à lui et mon mari fut extrêmement ému de constater que "même en enfer, il pouvait encore se trouver des amis", tellement furent réconfortants pour lui l'admiration et le dévouement que lui prodiguèrent ce jeune mèdecin et quelques‑uns de ses collègues. Ils firent tout, en effet, pour améliorer son sort, et sa santé se rétablit. Le soir, ils se réunissaient autour de lui et c'étaient de longues et passionnantes discussions philosophiques et littéraires, et, incessamment, des souvenirs sur Paris. Mon mari faisait montre d'un grand optimisme (je le connais trop bien pour ne pas imaginer tout ce que cet optimisme apparent pouvait cacher d'angoisse), leur promettait à tous qu'ils viendraient à Paris, dans son cher coin de la rue Rollin, que Line leur ferait de son bon café turc, etc... Mon Dieu! que cette évocation de la maison me déchire le coeur! Et surtout, il faisait des vers... des vers que personne n'a recueillis, que nous ne connaîtrons peut‑être jamais.
Après deux mois de séjour à l'hôpital, la santé de mon mari était satisfaisante. Un jour, les médecins surent que les S.S. allaient procéder à une rafle dans l'hôpital. Craignant pour mon mari, ils décidèrent de le renvoyer pour quelques jours dans le camp, au travail. Hélas! la rafle eut lieu aussi au camp et Mieluchon fut parmi les 1.000 détenus que les S.S. chargèrent sur des camions, pour une destination inconnue. Pour le Docteur Moscovici, cette destination, c'était les chambres à gaz, situées à 10 km de là. Mais ce n'est, en vérité, que sa conviction personnelle, et que vient infirmer le témoignage de ce déporté de Flossenburg dont je vous ai déjà parlé, lequel affirme avoir connu mon mari dans ce camp en mars 1945. Très יbranlée par la version du Dr Moscovici, j'ai envoyèי mon beau‑frère et une amie revoir ce déporté, sans lui rappeler qu'il avait déjà reconnu mon mari, et avec d'autres photos. Il se montre tout aussi formel et prétend le reconnaître parmi les quelques détenus venus d'Auschwitz. Il ne se souvient pas du nom, mais précise que mon mari lui a dit être de Paris et qu'il souffrait parfois de l'estomac.
Voici où nous en sommes, cher ami, ne sachant plus si une lueur d'espoir est encore permise. Je ne puis pas m'empêcher de l'attendre encore, à chaque minute. Et si près de moi, de toutes façons, sa prיsence ne me quitte pas.
Le Docteur Moscovici a été tellement frappé par mon mari, par sa personnalité, par sa vitalité, qu'il a écrit quelques notes sur lui, notes qu'il aurait, paraît‑il, l'intention de publier si mon mari ne revenait pas.[3] Je n'ai pas besoin de vous dire avec quelle impatience j'attends de pouvoir le rencontrer afin d'obtenir le plus de détails possibles.
Avez‑vous vu la revue France‑Roumanie qui a publiי un poème de mon mari? (un poème qui me semble tout de même chanter quelque peu.) Avez‑vous vu le poème d'Eluard dans les Lettres Françaises du 8 septembre?
Merci de votre si affectueuse amitié. Croyez à la mienne, bien sincère.
Geneviève Fondane
P.S. Je sais avec quel coeur vous ferez la note dont vous me parlez sur mon mari. Merci.
*
Samedi 6 (octobre) ‑ Paris
Cher ami,
Je suis désolée d'avoir manqué votre visite l'autre soir. Nous étions allés dîner au restaurant, à deux pas, et sommes rentrés très peu de temps après votre passage.
Ce n'est qu'hier soir que j'ai pu voir le Docteur Moscovici. [...] Il est, quant à lui, convaincu que Mieluchon a été conduit à la chambre à gaz, fin septembre 1944, lors d'une rafle des S.S. au camp, et que le déporté de Flossnbeurg doit faire erreur. Saurons‑nous jamais la vérité ? Il m'a confirmé l'excellent moral de mon mari, qui n'ignorait rien du danger permanent qui planait sur lui, comme sur ses compagnons.
Merci de vos lignes dans les Cahiers. Mais tout cela est‑il exact? Je ne sais vraiment plus. Et rien à faire pour percer ce voile.
Je pars pour quelques semaines en Alsace, chez des amis car je n'en peux plus. Vous pouvez m'écrire à Paris. Mon courrier suivra.
Mes sincères amitiés.
Geneviève Fondane
*
Kolbsheim, Bas‑Rhin, 25 mars 1946
Cher ami,
[...] Je suis chez des amis qui me sont très chers et m'occupe des études de leurs enfants. Comme vous le voyez, j'ai changé d'existence.[4] Je ne pouvais plus supporter mon travail de bureau.
Ici, le contact avec les enfants, les leçons, une certaine solitude, m'aident à retrouver un équilibre. Je me suis arrachée avec peine à notre cher coin de la rue Rollin, mais j'ai naturellement gardé l'appartement tel quel, et irai y faire d'assez fréquents séjours.
Sans doute avez‑vous su que plusieurs témoignages irrécusables, venant contredire les dires douteux du déporté de Flossenburg auquel j'avais cru tout d'abord pouvoir accorder tout crédit, ont fini par me persuader que mon mari a cessé de vivre le 3 octobre 1944 à Auschwitz. Sans doute vous a‑t‑on dit aussi comment, jusqu'au bout, il est resté lui‑même, voulant vivre sa philosophie, tendu, n'abandonnant pas "sa lutte contre les évidences", contre la Nécessité qui le broyait. Un médecin de Strasbourg, le Docteur Klein, rescapé par miracle, et qui s'était lié d'une grande amitié avec lui, m'a longuement parlé des discussions passionnées que mon mari et lui trouvaient le moyen de poursuivre avec acharnement au milieu de l'enfer d'Auschwitz; de sa stupéfaction devant la prodigieuse mémoire poétique de Mieluchon qui récitait surtout du Baudelaire, inlassablement.
Un autre jeune médecin est venu me dire que mon mari était la personnalité qui l'avait le plus frappé pendant les quatre annèes qu'il a passées à Auschwitz. Tous deux m'ont dit vouloir écrire leurs souvenirs sur Fondane. D'autres encore l'ont connu et aimé. Tous l'ont vu, en octobre 1944, emmené, avec 4.000 déportés, vers les chambres à gaz de Birkenau.
De ma belle‑soeur, nous n'avons jamais rien su. Probablement n'est‑elle même pas rentrée au camp...
Mon mari m'a laissé nombre de manuscrits à faire paraître. Il avait réussi, de Drancy, à me faire passer des instructions pour le cas où il ne reviendrait pas. Je m'occupe de la mise au point de ces manuscrits et c'est une façon, incroyablement vivante, de vivre encore avec lui, d'entretenir sa présence.
Pierre Seghers va éditer son Baudelaire et l'expérience du gouffre qui n'attendait que la fin de la guerre pour paraître. Les Editions de Minuit m'ont demandé tout un cycle de poèmes inédits qui seront probablement présentés par Eluard. D'autres poèmes vont paraître, également aux Editions de Minuit, dans l'anthologie des Cinq Poètes Assassinés. Tout cela me donne pas mal de travail, mais que je fais avec joie.
[...] J'espère avoir bientôt le plaisir de vous lire et vous prie de croire, cher ami, à mes meilleurs sentiments.
Geneviève Fondane
*
Kolbsheim, 12 mai 1946
Cher ami,
Merci de votre lettre à laquelle j'ai bien tardé à répondre.
Les écrivains amis de mon mari et qui pourraient collaborer à l'In Memoriam que vous désirez lui consacrer ne manquent pas. Je vous propose, avant tout, trois d'entre eux:
‑ le philosophe Stéphane Lupasco, parce qu'il était son meilleur et plus intime ami, et son grand partenaire en discussions philosophiques;
‑ Boris de Schloezer, en raison de leur lien commun avec Chestov;
‑ Raïssa Maritain, en raison de leur amitié en poésie, et parce que Juive elle‑même, elle a ressenti avec une acuité particulièrement douloureuse notre drame et saurait parler avec grande émotion du cycle laissé par mon mari, "Super Flumina Babylonis".
Bien entendu, Yanette Delétang‑Tardif, J. Paulhan, Jean Lescure, etc... ne demanderaient pas mieux que de joindre leur voix, mais les trois premiers me paraissent indiqués avant tous autres. (...)
A bientôt de vos nouvelles, cher ami. Croyez, je vous prie, à mes sentiments d'amitié.
Geneviève Fondane
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Paris, 29 juillet 47
Cher ami,
Que devez‑vous penser de mon silence? J'ai éprouvé, chaque jour, d'intenses remords. Mais j'ai été tellement fatiguée, que j'ai dû laisser tout mon courrier en plan. Ce n'est qu'après avoir pris un peu de repos à la campagne que je me sens capable de reprendre une vie à peu près normale.
Mon travail d'assistante sociale est très fatigant physiquement et plus encore nerveusement, et j'ai en plus, souffert d'insomnies incessantes qui m'ont épuisée.
Merci de tout coeur, cher ami, pour l'In Memoriam que vous avez mis tant de coeur à consacrer à mon mari. A l'unanimité, c'est l'article de Jean Lescure qui a été le plus remarqué et le plus apprיcié.
Les quelques exemplaires que vous m'avez adressés n'ont pu suffire aux demandes qui m'ont été faites par mon entourage. Vous serait‑il possible de m'en envoyer encore quelques‑uns? [...] Croyez à mes pensées très amicales.
Geneviève Fondane
*
Paris, 20 mars 48
Cher ami,
Vous devez vous souvenir des poèmes de mon mari que vous avez publiés dans le n° 268 (Oct.‑Nov.‑Dיc. 1944) des Cahiers, sous le titre "Le Mal des Fantômes". Dans une lettre qu'il m'a fait passer de Drancy la veille de sa déportation, me donnant des directives au sujet de la publication de ses oeuvres,[5] Mieluchon me recommandait de réclamer son manuscrit (le seul revu et corrigé par lui) à Léon Gabriel Gros. Je suppose que sa recommandation est encore valable, même après la parution des poèmes, car sans doute n'avez‑vous publié qu'une partie du manuscrit complet que vous aviez entre les mains. S'il en est bien ainsi, voulez‑vous avoir l'obligeance de rechercher et me retourner celui‑ci. Et j'aimerais beaucoup que vous ne tardiez pas trop à le faire, car je suis en train de procéder à la mise au point et au classement de tous les manuscrits laissés par mon mari. Ce travail s'impose à moi de façon impérieuse et urgente, étant donné que dans quelques semaines j'entrerai au couvent. N'ébruitez pas trop la nouvelle pour le moment, car je ne l'ai encore annoncée qu'aux amis intimes. Inutile de vous dire combien j'ai à coeur que tout soit mis bien au point avant mon départ, afin d'alléger la tâche des amis qui seront chargés de l'édition des oeuvres complètes. Je compte donc sur votre diligence, cher ami. Si vous avez l'occasion de venir à Paris, venez me voir, ce sera sans doute notre dernière rencontre.
Merci de m'envoyer réguliטrement les Cahiers, et croyez, je vous prie, à mes meilleurs sentiments.
Geneviève Fondane
P.S. 23 mars
J'apprends à l'instant que vous allez sortir un numéro sur les Juifs. Se peut‑il qu'il paraisse sans un texte de Fondane? Je vous envoie quelques poèmes, tirés du cycle L'EXODE, Super Flumina Babylonis.
Les trois derniers sont absolument inédits. Quant au premier (Préface en Prose), bien qu'il ait déjà paru dans Cinq Poètes Assassinés, ne croyez‑vous pas qu'il ne serait pas de trop de le publier à nouveau dans un numéro consacré aux Juifs. Je compte sur votre vieille amitié pour mon mari pour en décider.
*
N.D. de Sion, 3 décembre 1950
Cher ami,
Voici déjà bien longtemps, si j'en crois la rumeur publique, que le "Génie juif" a paru, mais ni vous, ni Finbert n'avez pensé à m'en envoyer un exemplaire...[6] Et pourtant, l'ouvrage m'intéresse à plus d'un titre, non seulement à cause des textes de mon mari qui y figurent, mais aussi en raison de sa matiére même. Vous savez combien tout ce qui touche le monde juif m'est proche, et mon entrée dans la Congrégation des Filles de Sion ne peut que redoubler mon attachement à Israël...
Alors, ayez l'obligeance, je vous prie, de réparer votre oubli et de m'envoyer un exemplaire ici. [...]
J'espère que tous les vôtres vont bien. J'espטre aussi que les Cahiers continuent leur belle carrière à votre plus grande satisfaction. Vous savez qu'Aimé Patri était désireux de faire un article sur le Baudelaire. Vous pourriez peut‑être le lui rappeler.
Mon bon souvenir pour vous et tous les vôtres, G. Fondane en religion: Sr Gratia Maria, Novice de N.D. de Sion Noviciat de N.D. de Sion. Grandbourg, par Evry‑Petit‑Bourg (S.et O.)
Résumé des lettres non transcrites:
‑ 22 mai 1946: Geneviève demande à Ballard ce qu'il pense de ses suggestions concernant l'In Memoriam.
‑ 7 juillet et 19 septembre 1946: lettres concernant l'In Memoriam et les personnes qui y participent.
‑ 19 novembre et 8 décembre 1946: lettres concernant les textes de Fondane à insérer dans l'In Memoriam.
‑ 9 janvier 1947: Geneviève annonce les articles de Delétang‑Tardif, de Lupasco et de Schloezer. Paulhan s'étant récusé, elle propose de le remplacer par Jean Lescure.
‑ 16 janvier 1947: autre proposition, suggérant Denis de Rougemont.
‑ 19 janvier 1947: Paulhan sera remplacé par Jean Lescure.
‑ 7 mars 1947: Geneviève demande qu'on lui envoie les épreuves à corriger.
‑ 21 mars 1947: lettre publiée dans notre Bulletin n° 2.
II. Lettres à Claude Sernet
De juillet 1944 à mai 1950 Geneviève Fondane adressa 47 lettres à Claude Sernet, avec qui Fondane s'était lié d'amitié à Bucarest, avant son départ pour Paris. Sernet aida Geneviéve dans la mise au point des manuscrits de Fondane. Les lettres se trouvent dans le Fonds Fondane de la bibliothèque littיraire Jacques Doucet (Paris), Ms 7075. Il y a 47 lettres de Geneviève datèes entre juillet 1944 et mai 1950. Son souci continuel d'éditer les oeuvres de Fondane est illustré par les extraits des lettres ci‑dessous.
Eric Freedman
MS 7075 (17). A M Claude Sernet. Datיe mardi. Envoi le 2 mai 1946. Kolbsheim, Bas‑Rhin.
Merci, Cher Nesty. J'écris immédiatement à Moussinac dont j'ai l'adresse personnelle. Je veux absolument rencontrer ce garçon,[7] un des derniers, peut‑être le dernier, qui ait vu Mieluchon.[8] Comment n'a‑t‑il pas essayé de me joindre? Et ce poème, le dernier, perdu...
Il me semble que tout cela est irréel, que ce n'est pas moi, que ce n'est pas Mieluchon qui avons vécu cela, que tout cela n'est que du provisoire. Et en vérité, oui, ce n'est que du provisoire... Et ce n'est pas seulement ma foi, mais toute la philosophie de Mieluchon qui me le clame, lui qui refusait le prédicat de l'inéluctable à la mort de Socrate, et qui, au camp, vivait sa "lutte contre les évidences." Du provisoire... Il y a des moments où mon coeur bondit de joie à l'idיe que l'heure viendra où je mourrai. Et ce n'est pas lassitude de la vie, pas du tout. La vie, je ne l'ai jamais vue si pleine à craquer. Dieu fait plus que remplir tous les vides. Il recule sans cesse, à l'infini, les frontières de l'amour, et Mieluchon est tout mêlé à cet amour.
Cher Nesty, il n'était vraiment dans mon intention de vous écrire de la sorte. Gardez tout cela pour vous. [...]
(PS) L"Argus de la presse" m'a envoyé différents comptes‑rendus traitant du volume Existences et mentionnant avec grande estime l'article de Mieluchon.[9]
*
MS 7075 (25). A M Claude Sernet. Envoi le 16 octobre 1946. Kolbsheim, Bas‑Rhin.
Cher Nesty,
Votre lettre m'a fait si plaisir que j'y réponds de suite. Vous ne pouviez mieux exprimer ce que je ressens à la lecture des manuscrits de Mieluchon. Parfois, j'éclate d'impatience que tout cela soit publié au plus tôt, il me semble intolérable qu'un tel message, qui me bouleverse, soit encore tenu secret pour les autres. En ces moments, je vous avoue que j'ai peur de mourir et que je supplie Dieu de me laisser vivre aussi longtemps qu'il sera nécessaire pour que toute l'oeuvre paraisse. [...].
Oui, les Nazis n'ont pas seulement tué mon mari, mon amour, mais aussi "Benjamin Fondane." Mais c'est Benjamin Fondane qui rend si présent, si vivant en moi, mon mari. Et ses assassins ne pourront empêcher que sa mort ne fasse partie de son message, ne soit précisément l'aboutissement de son message. Je vous adresserai, prochainement, la préface aux "conversations avec Léon Chestov."[10] Elle est bouleversante. J'attendais, pour vous donner à lire le Baudelaire, que Lupasco l'ait terminé. Téléphonez‑lui ‑‑ Peut‑être peut‑il maintenant vous le remettre, si vous avez le temps de le lire en entier.
[1] Le lecteur décode aisément le langage de contrebande dont use Geneviève: l'utilisation d'une terminologie de la maladie est une façon déguisée de parler de l'arrestation de Fondane et de sa soeur.
[2] Il s'agit du poטme Le Mal des Fantפmes, publiי partiellement dans le numיro d'oct.‑nov.‑dיc. 1944 des Cahiers du Sud (268).
[3] Le téיmoignage du Dr L. Moscovici a paru dans la revue Dialogue (Montpellier) n° 7 en 1981.
[4] Depuis février 1946, Geneviève réside au château de Kolbsheim, chez les Grimelius. Le Dr. Marc Klein n'a pas mentionné Fondane dans les souvenirs qu'il a publiés.
[5] Le lettre testament envoyée de Drancy a été publiée dans BSEBF n° 2.
[6] Le n° spécial des Cahiers du Sud s'intitule, non le "Génie juif", mais "Aspects du Génie d'Israël". La "Préface en prose" de Fondane y fut publiée sous le titre "L'Exode".
[7] Référence à André Montagne, qui avait transmis à Léon Moussinac des détails sur les derniers jours de Fondane, publiés dans Les Lettres Françaises , 105, 26 avril 1946,p. 5.
[8] Mieluchon était le petit nom familier roumain de Fondane.
[9] Il s'agit de l'essai de Fondane, "Le lundi existentiel et le dimanche de l'histoire" dans le volume Existences, יditי par Jean Grenier, paru aux Editions Gallimard en 1945, pp. 25‑5.
[10] La préface aux "conversations avec Chestov", publié par Victoria Ocampo en traduction espagnole dans Sur (Buenos Aires), 70, juill. 1940, pp. 7‑49, sera publié, sous le titre "Sur les rives de l'Ilissus. Fragments," Cahiers du Sud (Marseille), XXVI, 282, 1er sem; 1947, pp. 210‑219).