Entre mystique et philosophie N° 21
« Sinaia »
Benjamin Fondane , traduit par Odile SerreCe soir, je suis sentimental. Peut-être las. Un sujet d’article, autour duquel je devrais tisser, me fatiguerait trop. Et il faudrait que je sois logique. Il est difficile d’être logique quand on est sentimental. Cela, toutes les femmes le savent.
Milica 2, laissons le théâtre et rêvons. Je suis plein encore de la neige de ta dernière lettre. Je t’ai vue : tu entrais dans la maison et tu t’es secouée de ces bouquets de blanc, comme le font les acacias, l’été. Mais l’esprit tente vainement de s’imaginer Sinaïa en paysage d’hiver – de même que les ports lorsque s’enchevêtrent quantité de mâts. Maintenant tu as ouvert le portillon décoloré (il était vert naguère), tu passes entre les deux rangées de mendiants immobiles et verts, qui ont recueilli entre leurs bras une aumône de neige et dans leurs poumons une aumône de vent. Tu montes les marches (les trous des dalles ont fini par s’aplanir) et, derrière la grande fenêtre, tu bois le thé pour que te contemplent les montagnes. Regarde : le feu grogne, comme tous les ivrognes. Parfois, l’ivrogne est furieux : il claque les portes et poursuit le toit, il rejette les eaux sur les bords et submerge les astres du soir : c’est alors la tempête de la mer du Nord de Heine. D’autres fois, l’ivrogne est normal : couché sur le ventre, il a craché son haleine rouge ; il ronfle ; c’est l’ivrogne de ton feu. Je me voudrais près de toi, pour regarder l’hiver au dehors. Il faudrait quelques coupes myrrhines, ainsi que le réclamait Horace. Et il faudrait assurément sortir de la resserre le vin prometteur d’illusions, le cécube cent fois sous clé.
Derrière la grande fenêtre, tu bois le thé pour que te contemplent les montagnes. L’été, les montagnes me baisaient les poumons, me tapaient sur le ventre, me portaient sur les nerfs. Je les atteignais aisément : du boulevard, je m’engageais dans le parc, où les bancs conduisent amicalement dehors. Tu sors par la porte de derrière, tu montes le sentier un peu trop vertical (là-bas j’ai rencontré la première fois un écureuil tout petit, avec une queue très grande) et te voilà au mur du monastère, près duquel poussent quelques arbres avec, sous les aisselles des feuilles, des bouquets de fruits rouges. Les arbres sont, jusqu’à aujourd’hui, anonymes pour moi. Je ne connais pas leurs noms. Les moines du monastère, aux yeux trop obstinément noirs, ne les connaissaient pas non plus. Te souviens-tu ? Ils semblaient tenir pour superflue toute la nature alentour. Ces moines nous suivaient lorsque nous partions, ta main dans la mienne, plus loin, sur le sentier. Je n’ai jamais fait trop attention à eux. Les arbres m’intéressaient davantage que les moines. Et cependant les moines avaient une vie à eux, que je percevais comme celle des arbres aux bouquets rouges sous l’aisselle des feuilles. La vie passait à côté de moi, isolée ou féconde – vide d’activité, ou riche sur le calendrier. Que m’importait leur vie ! J’avais tes mains dans mes mains – et dans mes mains toute ta chaleur diffuse. L’arbre ou l’insecte rouge, piqueté sept fois, la broussaille ou la cloche que Dieu sonnait chaque soir au monastère, voilà ce qui m’intéressait – parce que cela m’intéressait. Toute la logique est là. Ma vie, c’était la broussaille, la bête à bon Dieu piquetée sept fois, l’arbre aux bouquets rouges et la cloche vespérale. Et tu étais là. Mais les moines n’y participaient pas. Leur kamilavkion faisait une différence énorme. Et cela me heurtait. J’exècre la différence.
Et cependant – parce qu’en chemin tu disais des choses douces et utiles –, tu m’as raconté une fois l’histoire d’un certain moine. Tu me l’as montré : il avait la barbe noire et l’œil inquisiteur. C’était une histoire d’amour : le moine, déguisé en femme, surpris au village par le mari de l’épouse adultère, car c’est l’usage que les femmes désirées trompent leur mari. Mais l’anecdote est maintenant stérile, car tu n’es pas là pour la narrer : et parce que le sentier qui mène à la montagne aux écureuils n’est pas là sous nos pas, parce que n’est pas là tout ce qui était pur dans le ciel et parmi les hêtres rouges.Je me souviens : les feuilles tachaient de vert-de-gris la lumière du matin – et le matin me trouvait assis sur un rocher à Peleş. L’humidité gonflait les troncs des hêtres, décolorait les feuilles, amplifiait à l’infini les bavardages des souches. J’écoutais – l’âme sourde à dessein – ce que disait l’eau à l’oreille. Tu entendais la putréfaction des hêtres, qui s’élançaient parmi les pierres là où passait l’ancien Peleş. Tu entendais ta propre putréfaction, assis sur le rocher de Peleş. Puis, tout à coup – une silhouette se dandinait sur la route. Les femmes à Sinaïa étaient laides.
Un jour, une femme – une gamine – passa. Elle avait les pieds petits – comme les mains. Elle avait certainement les genoux blancs. Je l’aurais voulue dans une villa, là-haut, petite, tel un écureuil blanc. Mais je ne sais pas si mon désir est celui d’hier ou bien celui d’aujourd’hui. Je ne me souviens pas si je la voulais. Mais je la veux maintenant. Les désirs ont grandi, nombreux, comme une mauvaise herbe. (Ce n’est pas bien d’être un jardinier d’orties.) Cette jeune fille se promène aujourd’hui peut-être à Bucarest, entre Capşa 3 et Riegler 4. Et elle ne sait pas que, cet été-là, à Sinaïa, est mort un désir. Mais comment l’aurait-elle su ? On ne met pas de croix sur les désirs défunts. Et peut-être est-ce mieux ainsi.
J’ai écrit sur une autre, pour ne pas écrire sur toi. Les petites passions sont plus aisées à écrire. Et pourtant…
Mais il neige à Sinaïa. La neige de ta dernière lettre a été cruelle avec moi. Toi aussi. De ces quelques lignes, pouvait tomber, telle une feuille, un regret. Les sentiers de ta Sinaïa ne se souviennent-ils plus de moi ? Les écureuils de Sinaïa ne se souviennent-ils plus de moi ? Ni tes lèvres – ni tes lèvres… ?
Rampa, 30 janvier 1920, p. 1.
Traduit du roumain par Odile Serre
1 Située dans les Carpathes, sur la route qui reliait les régions historiques de la Transylvanie et de la Valachie, Sinaïa doit son nom au monastère de Sinaïa, construit en 1695, en hommage au Mont Sinaï biblique. Lieu de villégiature privilégié de la haute société, des écrivains et des artistes. Le château de Peleş, résidence estivale du roi Carol I de Roumanie et de la reine Elisabetta (surnommée Carmen Sylva), poétesse et patronne des arts, qui tenait un salon litteraire.
2 Diminutif d’Emilia, ce prénom n’apparaît qu’une seule fois dans les textes de Fondane ; l’on ignore l’identité de cette femme à qui est adressée cette lettre en forme de poème en prose.
3 Café-restaurant notoire à Bucarest, fondé en 1868, lieu de rencontre des écrivains, des critiques littéraires, des acteurs, des diplomates étrangers et des hommes politiques.
4 Café Riegler, lieu de rencontre de la bohème bucarestoise, situé vis-à-vis du Théatre National.