SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Fondane homme de théâtre - Au temps du poème N° 20

Benjamin Fondane et Yves Bonnefoy : un dialogue à contre-jour

Gisèle Vanhese

Nous ne possédons à ce jour que peu de témoignages directs du lien entre Bonnefoy et Fondane. Citons toutefois une lettre de Bonnefoy à Ricardo Nirenberg, datée de février 1987 :

Fondane, à mon arrivée à Paris, en 1944, avait été une de mes premières lectures, parce qu’on trouvait facilement le Faux Traité d’esthétique, par exemple. Et j’ignorais alors que le destin de l’auteur achevait de se jouer. Plus tard, ses amis devinrent mes amis : Boris de Schloezer et Cioran. Ils me parlèrent de lui. J’avais aussi rencontré l’œuvre de Chestov dès 1945, j’avais été fasciné, à mon tour[1].

En octobre 2000, Yves Bonnefoy adresse un billet à Monique Jutrin à l’occasion du colloque Chestov-Fondane, l’expérience du tragique, auquel, malgré l’invitation, il n’avait pu assister : « En matière de connivence, je me suis toujours senti très proche de Chestov, de Fondane, et leurs amis »[2]. Signalons encore que dans sa Cronologia (2010), Bonnefoy ne cite pas le nom de Fondane alors que, pour l’année 1945, il mentionne avoir fait la connaissance du peintre Victor Brauner et, pour 1947 avoir lu les livres publiés par les surréalistes roumains, en particulier Trost et Gherasim Luca.
En fait, plusieurs critiques ont décelé une influence fondanienne sur le poète français. C’est ainsi qu’Arnaud Bikard a montré comment Yves Bonnefoy s’inscrit directement dans la postérité critique et philosophique de Fondane, en particulier dans ses études sur Baudelaire et Rimbaud :

On entend nettement l’influence du Faux Traité d’esthétique et de Baudelaire et l’expérience du gouffre, lorsque Bonnefoy affirme, au terme d’une étude où il trace le bilan du devenir de la poésie contemporaine (incarnée par Valéry ou Claudel), à laquelle il souhaite opposer l’héritage de Baudelaire : « La poésie a voulu longtemps habiter dans la maison de l’Idée, mais comme il est dit, elle s’en est enfuie en jetant des cris de douleur »[3].

J’ajouterai que cette affirmation de Bonnefoy – « La poésie a voulu longtemps habiter dans la maison de l’Idée, mais comme il est dit, elle s’en est enfuie en jetant des cris de douleur » – a attiré mon attention par l’usage insolite de l’italique. Il s’agit en fait de la reprise d’un fragment d’une phrase de Nerval :

« L’inspiration est entrée en moi comme une Muse aux paroles dorées ; elle s’en est échappée comme une Pythie, en jetant des cris de douleur ». Or c’est justement la même citation nervalienne que Fondane place en exergue au seuil de Baudelaire et l’expérience du gouffre, pour la reprendre ensuite au chapitre 3 (B., p. 34). Que Bonnefoy se réfère à cette réflexion nervalienne, dans un essai qui n’est pas consacré à l’auteur des Chimères mais bien à Baudelaire, indique clairement la matrice fondanienne de son raisonnement. Et plus que de se référer à Nerval, l’italique coïncide bien plus ici avec une citation occulte de Fondane.

Située dans L’acte et le lieu de la poésie (I., p. 130), qui avait d’abord paru dans les Lettres nouvelles en 1959[4], la citation conclut la méditation de Bonnefoy sur la poésie moderne (« la poésie moderne est loin de sa demeure », I., p. 130) et en particulier sur l’enjeu que proposait l’œuvre de Baudelaire. Notons que, dès le début de l’essai, surgit le terme « gouffre » (I., p. 105) dont le sens a clairement une matrice fondanienne :

Je pense en premier lieu à un grand refus. Quand nous avons à « prendre sur nous », comme on dit de quelqu’un que le malheur frappe ; quand nous avons à défier l’absence d’un être, le temps qui nous a dupé, le gouffre qui se creuse au cœur même de la présence (I., p. 105).

On peut penser que l’influence de Chestov, qui s’est exercée à la fois sur Bonnefoy et sur Fondane, a permis ces nombreuses « connivences » entre eux. Bonnefoy a dédié au philosophe russe L’Obstination de Chestov, préface à la réédition d’Athènes et Jérusalem en 1967, repris en 1980 dans L’Improbable et autres essais, essai qui dévoile combien l’influence chestovienne est décisive pour comprendre le « pari » bonnefoyen éthique et poétique[5]. Il faut noter immédiatement que Bonnefoy commence son essai sur Chestov en niant le pouvoir de la Loi divine :

Cette parole [celle de Chestov] n’est que le flanc d’un Sinaï de douleurs, d’indignations, d’incompréhension radicale de la conduite des autres hommes, qu’un homme seul, obstiné, s’efforce en vain de gravir. Pourquoi, et si follement ? Pour rendre à Dieu sa loi, dont il pense ou veut croire que l’humanité n’a que faire. Pour sauver Dieu de la loi (I., pp. 271-272).

C’est ce même cri qui retentissait déjà au début du Lundi existentiel et le dimanche de l’histoire de Fondane, paru dans L’Existence en 1945 : « c’est la Loi qui a été faite pour l’homme et non pas l’homme pour la Loi » (L., p. 12). Observons encore que Fondane introduit, dans le même texte, le terme « finitude » avec le sens qu’il gardera, bien plus tard, chez Bonnefoy : l’existant « comme un être meurtri, déchiré, dans le besoin, comme un être fini aussi et dont la loi est la finitude » (L., p. 24). Signalons encore le passage de Hegel, celui-là même que Bonnefoy placera en exergue (mais dans une traduction diverse) à son premier recueil de poèmes, Du mouvement et de l’immobilité de Douve (P., p. 21) :

Mais la vie de l’Esprit n’est pas la vie qui recule d’horreur devant la mort et se garde pure de la destruction, mais celle qui la supporte et se maintient dans la mort même (L., p. 26).

Si Arnaud Bikard a montré comment Yves Bonnefoy s’inscrit dans la postérité critique et philosophique de Fondane, en particulier dans ses études sur Baudelaire et sur Rimbaud, on peut aussi déceler, dans la poétique et la poésie de Fondane, le même mouvement vers la substantialisation du réel bien avant Les Tombeaux de Ravenne et Du mouvement et de l’immobilité de Douve où Bonnefoy écrit : « Il faut à la parole même une matière » (P., p. 52). Bien plus, les deux poètes vont mener une lutte similaire contre « la voie à la fois enchanteresse et maléfique du concept »[6], voie diurne qui est « une apostasie sans fin de ce qui est » (I., p. 19), et emprunter la voie nocturne dans la quête de « l’irréfragable présence » (I., p. 19) bonnefoyenne ou de la « participation » (F., p. 17) fondanienne[7]. Comme l’affirme Jean-Pierre Richard, qui doit beaucoup lui-même au Faux Traité d’esthétique et au Baudelaire de Fondane :

Au soleil du concept se substituera la nuit de l’existence, à l’ordre trop lisse et trop bien articulé de l’abstraction succéderont le désordre, la fugitivité, le déchirement hagard, mais fulgurant, des intuitions. Dans les architectures éternelles le temps se glissera, introduisant en elles, comme par une fissure, les vérités concrètes de l’instant, de la souffrance ou de la nostalgie[8].

Surtout la « participation », clé de voûte de la poétique fondanienne, est bien proche de ce que Bonnefoy nommera la « présence ». Avec « Il n’y a pas assez de réel pour ma soif » (M., p. 21), Fondane anticipe ainsi les termes même du pari bonnefoyen. En effet, dans Baudelaire et l’expérience du gouffre, il constate que « nous refusons la vertu de poésie à tout ce qui tente d’exprimer le périssable, le trivial, le corrompu » (B., p. 280) et que, selon la tradition poétique, il ne faudrait « choisir parmi les attributs que le poli, le chatoyant, l’éclatant ; parmi les prédicats, que le durable, l’éternel, le fidèle » (B., p. 281). Par une conversion capitale dans la poésie française, chez Fondane (comme, avant lui, chez Baudelaire), le poème va accueillir ce que récuse l’esthétique pour révéler que « l’impuissance est en nous, et l’infirmité et le désespoir, et la laideur, et le hasard, et l’injustice » (F., p. 60), en une « inviscération »[9] de l’existentiel dans le poétique. Fondane n’affirme-t-il pas que le poète « rend éternelles [...] les choses fuyantes, mais en tant que fuyantes justement ; il n’enlève pas l’historique à l’éternel, il prête l’éternité à l’historique » (F., p. 13), l’auteur préférant « la lézarde au poli, la fêlure à l’impeccabilité » (B., p. 401). Nous sommes proches ici du cri d’Yves Bonnefoy : « L’imperfection est la cime » (P., p. 117).

Fondane ajoute que « ce qui touche particulièrement le poète c’est précisément le jaunissement de la feuille, la tombée du fruit mûr, l’instant de la décomposition » (F., p. 13). Cette soif de réel se réfère, chez lui, non seulement à la passion de vivre la vie dans toute sa plénitude, mais aussi à l’enjeu même de la modernité artistique. Comme il l’observe dans son Faux Traité d’esthétique, face à un monde dévitalisé et devenu transparent, le « desideratum angoissant de l’artiste moderne » est : « de la réalité, encore de la réalité, toujours de la réalité ! » (F., p. 83). De son côté, Yves Bonnefoy célèbre, dans sa méditation désirante, un « réalisme qui aggrave au lieu de résoudre, qui désigne l’obscur » (I., p. 9) en une coïncidence troublante avec l’élan fondanien vers la finitude.

Si la quête bonnefoyenne « ouvre à l’avenir de la poésie l’accès à une parole qui, délivrée de la fascination de l’idéalité, assume la finitude et la mort »[10], il faut bien constater que la poétique de Fondane a inauguré cette nouvelle perspective plusieurs décennies avant l’auteur du Mouvement et de l’immobilité de Douve.

J’avais rencontré Yves Bonnefoy lors du colloque Chestov de novembre 1993 et nous avions échangé des paroles de sympathie. Quelques années plus tard, j’avais tenté de l’inviter à notre colloque Chestov-Fondane à la Maison des Sciences de L’Homme. Je retrouve sa réponse sur un fax presque effacé du 25 avril 2000. Il me disait qu’il aurait bien voulu être présent, mais que d’autres engagements le retenaient ailleurs, notamment à la School of Advanced Studies de Londres : « Croyez bien que je regrette. Si quelque imprévu survenait, je ne manquerai pas de vous le dire. Merci pour la sympathie que vous me témoignez. En matière de connaissance, je me suis toujours senti très proche de Chestov, Fondane, et leurs amis. »

Dans une lettre à un autre correspondant, datée du 9 octobre 1998, il avait écrit qu’il avait lu Fondane avec sympathie mais sans le sentiment du fondamental que lui donnait Chestov, auquel il devait tant. Il ajoutait que le Rimbaud avait du prix à ses yeux, mais qu’il n’avait jamais vu « le voyou » dans Rimbaud, de façon si marquée, si peu dialectisée par des aspirations, des espérances. D’autre part, il évoquait la querelle de Fondane avec les surréalistes, estimant qu’il n’y avait pas intérêt à refuser si violemment une recherche, certes souvent pétrie d’illusions sinon de mensonge, mais portée par une intuition de la poésie. Il soulignait encore le fond de sympathie pour cette critique existentielle si nécessaire. Bonnefoy concluait (ajout dans la marge) qu’il était tout de même pour lui un des très rares qui comptaient, qui avaient droit à l’écoute.

L’on peut s’interroger sur cette sympathie mêlée de réticences. Les lecteurs des essais de Bonnefoy ont souvent été frappés par de multiples convergences avec les textes de Fondane. Ce travail secret que Fondane exerça sur ceux qui l’ont connu, Bonnefoy en aurait-il subi les effets, sans jamais le mentionner ? Car, à notre connaissance le nom de Fondane n’est pas rappelé dans ses écrits. Par contre il n’hésitait pas évoquer Chestov parmi ceux qui marquèrent sa pensée et lui consacra quelques textes.

Le texte de Gisèle Vanhese publié ci-dessus jette une lueur plus précise sur les convergences entre les deux auteurs.

M.J.

[1] R. Nirenberg, « Entretien avec Cioran (20 mai 1988) », Cahiers Benjamin Fondane, N0 6, 2003, p. 99.

[2] O. Salazar-Ferrer, M. Jutrin, « Colloque Chestov-Fondane, l’expérience du tragique », Cahiers Benjamin Fondane, N0 4, 2000/2001, p. 88.

[3] A. Bikard, « Postérité critique de Fondane : Blanchot, Bataille, Bonnefoy », Cahiers Benjamin Fondane, N0 8, 2005, p. 112. Le critique analyse uniquement la postérité philosophique et critique de Fondane.

[4] Y. Bonnefoy, « L’acte et le lieu de la poésie », conférence du Collège de Philosophie, dans les Lettres nouvelles, n. série, n. 1 et n. 2, 4 et 11 mars 1959.

[5] En 1976, Yves Bonnefoy reviendra sur l’influence de Chestov sur sa formation dans Entretien avec John E. Jackson (repris dans Entretiens sur la poésie (1972-1990), pp. 77-78).

[6] J.-P. Richard, Onze études sur la poésie moderne, Paris, Éditions du Seuil, 1981, p. 254.

[7] M. Jutrin observe que, dans « Levy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance » (Revue philosophique, juillet-août 1940, p. 42), Fondane affirme que « l’expérience mystique des primitifs, ou pensée de participation, est celle-là même que Chestov appelle “la seconde dimension de la pensée ” ». (« Les écrits philosophiques de Benjamin Fondane durant les années de guerre. Un état des lieux », Cahiers Benjamin Fondane, N0 14, 2011, p. 15).

[8] J.-P. Richard, op. cit., p. 257.

]9] J. Hatem, Soleil de nuit. Rilke, Fondane, Stétié, Tuéni, Paris, IDLIVRE, 2002, p. 157.

[10] M. Finck, Poétique de la voix rauque, dans M. Finck (ed.), Yves Bonnefoy. Poésie, peinture, musique, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p. 36.