SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Une bibliothèque vivante - Fondane et la Grande Guerre N° 18

Benjamin Fondane lecteur de G. Ribemont-Dessaignes

Agnès Lhermitte

Le compte rendu par Benjamin Fondane du roman Frontières humaines (1929) de Georges Ribemont-Dessaignes a été publié aux Cahiers de l’Étoile, dans le numéro de juillet-août 1930. Il se caractérise par un faisceau de traits assez singuliers dans les articles critiques de Fondane : il porte sur un romancier contemporain (et non sur un écrivain du passé ou sur un essai philosophique), directement sur une œuvre (et non sur un ouvrage critique consacré à cette œuvre comme c’est le cas pour Lautréamont), et de surcroît il est élogieux (ce qui n’est pas le cas, à l’époque, pour Gide). Voilà qui suppose, au-delà des circonstances que nous évoquerons plus bas, des accointances particulières que nous tenterons de dégager.
Georges Ribemont-Dessaignes (1884-1974) était un artiste complet : peintre, musicien[1] et écrivain, doué et prolifique, rapidement engagé dans le mouvement dada auquel il resté fidèle ; « un des rares qui fut authentique »[2] selon Fondane. GRD[3] rencontre les frères Duchamp dès 1909, Picabia en 1919, Tzara en 1920, et participe activement, sous des formes diverses, à toutes les manifestations dada. Bien qu’il ait apprécié les belles œuvres des surréalistes, il eut avec ces derniers des relations compliquées. Fondane affirme que « son amour du mouvement surréaliste et sa franchise à se permettre de le pouiller, d’en penser ouvertement les faiblesses, le rendent impraticable » aux tenants d’une stricte obédience. Si GRD est l’auteur du réquisitoire dans la « Mise en accusation de Maurice Barrès » (sans aimer ce rôle de justicier), il défend Tzara contre Breton dans l’affaire du « Congrès ». Dans le pamphlet « Un Cadavre » de 1930,[4] il participe à l’attaque du Breton duSecond Manifeste : dans son texte « Papologie d’André Breton », il le traite de « flic et curé », « faux révolutionnaire mais vrai cabotin ». De façon générale, GRD l’accuse de défendre la supériorité de l’esprit, il ne croit pas en la politique, et il est hostile au principe de l’écriture automatique pour des raisons que n’aurait pas désavouées Fondane : On sait que le Surréalisme, succédant à Dada, a entendu réduire la poésie à l’état de pureté, et ce disant, qu’il a réussi cette paradoxale combinaison de créer une poésie inhumaine en la réduisant à une sécrétion proprement humaine, indépendante de toute signification.[5]

Ajoutons qu’il est un homme des marges, qui a passé le plus clair de sa vie en Île de France à pratiquer l’agriculture, puis dans le Dauphiné à tenir un hôtel, enfin en Provence à se consacrer à l’horticulture, et n’a donc fréquenté assidûment les milieux parisiens qu’au début des années 30.
De son œuvre abondante, Fondane retient, pour sa présentation, trois ouvrages. La mention de son premier roman, L’Autruche aux yeux clos (1924), surabondant, poétique et ironique, esquisse une filiation générique avec Frontières humaines. Quant à L’Empereur de Chine (1916 – 1921) et Céleste Hugolin (1926), cités de conserve, ils marquent le début et le terme (provisoire) de l’œuvre connue des lecteurs. Le premier est une pièce de théâtre pré-dadaïste imprégnée de Jarry, où l’absurde se mêle au déchaînement de toutes les énergies ; le second, un roman à clés évoquant sur le mode burlesque dadaïstes et surréalistes.

Les relations entre Fondane et Ribemont-Dessaignes

Les deux hommes évoluent dans les mêmes sphères littéraires : ils connaissent d’assez longue date Tristan Tzara, fréquentent Brancusi, Desnos et quelques dissidents du surréalisme. GRD présente au public parisien le vieil ami et collaborateur de Fondane, Ilarie Voronca, dont il préface en 1933 la traduction française d’Ulysse dans la cité. [6 ]Leur première collaboration date de 1927 : GRD a participé (avec Tzara) au numéro 13-14 (juin-juillet) de la revue Integral consacré au surréalisme roumain et français où Fondane, dans son avant-propos « Lieux communs », cite avec enthousiasme son « Enfin on s’assassinera ».[7] En 1929, GRD fonde avec Pierre Lévy et Nino Frank la revue Bifur, qui connaîtra 8 livraisons du 25 mai 1929 au 10 juin 1931 et dont il est le rédacteur en chef. Elle témoigne d’un esprit éclectique[8] très ouvert sur l’étranger : il s’agissait de concurrencerCommerce, la revue internationale de la princesse Bassiano où officiaient Valéry et Fargue. Cela étant, GRD collaborait aussi à Commerce, où l’avait introduit Paulhan dès 1929, et où il recommande les poèmes de Fondane qu’il ne peut publier dansBifur.[9] Lui-même donna àBifur deux textes, dont l’un dans le premier numéro (auquel participa Tzara) : « Le bien et le mal en 1929 », thématique proche de celle deFrontières humaines, ainsi que des préoccupations de Fondane. Voici sa présentation de collaborateur : « L’anarchie au sein de la révolution, voilà ce qu’il exige. En attendant, ses livres cherchent le point faible du monde pour y creuser les chemins de la folie, de la poésie et de la mort. »[10] Fondane publie dans le n° 5 deBifur (avril 1930) « Du muet au parlant : grandeur et décadence du cinéma », daté de décembre 1929. Il est présenté comme « roumain d’origine », « auteur de scénarios [sic] de films », « poète plein de fantaisie aiguë. Nul mieux que lui ne connaît la physiologie du cinéma. »[11] Parmi les collaborateurs de ce numéro[12 ]figure l’écrivaine et photographe Claude Cahun, avec un autoportrait photographique anamorphique intitulé « Frontière humaine » - mais c’est d’une autre photographie, un autoportrait dédoublé intitulé « Que me veux-tu ? » (1928) qu’est tiré le dessin de couverture du roman de GRD. Et en fin de volume sont annoncés des ouvrages de la collection « Bifur », parmi lesquelsFrontières humaines – n’ayez pas peur d’être dévorés. Pourtant, bien que le compte rendu élogieux de Fondane intervienne durant la période où celui-ci cherche à être publié dans la revue dirigée par GRD, on ne saurait le réduire à un renvoi d’ascenseur intéressé.
Leur relation, quoiqu’éphémère, fut amicale, et Fondane est en droit de se compter parmi « ceux qui le touchent de près ». GRD évoque en 1958 l’ « ami des anciens jours »[13] auquel il s’était attaché (ainsi qu’à sa sœur) ; Fondane lui adresse en août et septembre 1943 sept lettres où il multiplie les déclarations d’amitié et les confidences sur ses tourments.[14] Son compte rendu de 1929 présente chaleureusement un homme discret et réservé[15] dont « l’ombre, le long des murs, entretient à peine une trace », et positivement les travaux alimentaires auxquels GRD fut contraint toute sa vie et qui lui valurent des railleries : « des romans cinématographiques excellents en leur genre ». Son parti pris en faveur de l’homme et de son œuvre est justifié dans une longue digression[16] rapidement polémique qui défend la critique subjective, gage, selon le paradoxe fondanien, d’ « objectivité parfaite ». En effet, elle « dépouille sa pensée de toute prétention arrogante », et surtout livre au lecteur « le signe sous lequel il juge » et de la sorte il « se fait juger à son tour ».

Frontières humaines 

Revenons précisément au livre qui fait l’objet du compte rendu de Fondane. Ce gros roman de 370 pages a été rédigé rapidement[17] par GRD à la demande de Pierre Lévy, qui venait de fonder les éditions du Carrefour où il parut à Paris en 1929, dans la collection « Bifur » dont il constitue le deuxième ouvrage publié. Les membres du Grand Jeu font aussitôt l’éloge de ce livre qui est parfois présenté comme un essai, eu égard aux interminables considérations et au niveau d’abstraction de la réflexion de ses narrateurs. En effet, ce roman foisonnant mêle délires et spéculations, dans un dessein violemment iconoclaste. Un prisonnier voit surgir successivement trois hypostases relatant des entreprises désespérées pour repousser les « frontières humaines ». La première partie, « Récit d’Ulysse », situe dans l’île Pou une contre-utopie monstrueuse : un prophète entraîne des foules sur une île déserte où ils n’auront plus d’autre possibilité que de s’entre-dévorer. La deuxième, « Confiteor », raconte une errance cauchemardesque dans un Paris qui, soumis à un tyran, l’Auteur, et à un dangereux médecin, le Dr Zor, évoque un univers concentrationnaire. « Paris, dans Frontières humaines, devient un camp – modèle dont Auschwitz pourrait être la copie, avec le débitage accéléré des cadavres en pièces détachées et le choix des victimes selon des critères aussi arbitraires que les signes raciaux ».[18] La troisième, « Le Jugement dernier », propose plusieurs versions d’Apocalypse (règne de la machine, exode catastrophique, retour au chaos…). Dieu est mis en jugement, tente de s’échapper, mais il n’est que le rêve des hommes, et il disparaît avec le dernier. En somme il s’agit toujours, à travers les pires excès dans la fiction, et l’ironie provocatrice dans la narration, de supprimer les contraintes (du travail, des codes – amoureux en particulier -, de la morale, du moi, de Dieu), de se dépouiller jusqu’au vide et à la solitude ultime.
Benjamin Fondane adopte, dans sa présentation du roman, une démarche singulière dont nous suivrons ici les étapes. Voici donc, par ordre d’apparition dans le texte, les éléments qu’il en retient et les commentaires qu’il leur consacre.
Pour frapper fort, sans doute – ou pour déminer d’emblée le trait le plus scandaleux du livre -, il commence par citer son sous-titre : « N’ayez pas peur d’être dévorés ». Le thème de l’anthropophagie, essentiel dans la première partie, est particulièrement violent. Cette référence à une pratiquea priori contraire à la « civilisation » claque comme un étendard dadaïste. Le thème est décliné à différents niveaux dansFrontières humaines. C’est un élément narratif : les foules débarquées sur l’île sans nourriture s’entre-dévorent, et le héros Ulysse décrit la volupté de cet acte. Au plan psychologique, le cannibalisme illustre métaphoriquement la relation amoureuse, et d’ailleurs toute forme de relation : il permet ainsi de « servir de substance sonore et visible pour une âme à la dérive », de « perdre sa solitude ? combler le vide environnant ? »[19 ]Il engendre une réflexion historico-philosophique :

Ah ah, une si belle civilisation se détruisant elle-même ! Mais non pas stupidement à la manière des civilisations européennes, par énervement et scrofule ou cancer des sentiments ou de l’esprit, mais en se concentrant par auto-absorption jusqu’à se contenir tout entière en un seul être.[20]

Il faut souligner que Fondane applique la formule à l’auteur GRD, qu’il assimile à son personnage : « il est le premier dévoré ; il est à la fois celui qui dévore et celui qui est dévoré ». Façon flatteuse de placer ce nouvel héautontimoroumenos sous le signe de Baudelaire, qui a effectivement influencé profondément et durablement l’œuvre de GRD, comme la sienne propre.


Fondane poursuit en énumérant les thèmes horribles qui prolifèrent dans le roman : « cauchemars, crimes, désordres sexuels, délivrances bâtardes, rêves navrants et terribles » ; « boucherie » « sadisme » « érotomanie ». Il accumule les images de la violence destructrice, du combat meurtrier : « massacre », « combat », « décombres », « cadavres et pus », « crime », « boucherie » ; il recourt aux personnages de l’assassin, du croisé, du Robespierre de la Terreur. De telles horreurs suscitent naturellement le « malaise », écrit Fondane, le mélange obscur répulsion/attraction étant ici scindé et distribué entre deux catégories de lectorat : d’autres, repoussés, accrochés à une approche morale ou psychologique, dénonceront et/ou chercheront une source pathologique à cette cruauté, alors que lui-même n’éprouve qu’une « attirance profonde ».
C’est qu’il a reconnu, chez l’écrivain qu’il voit engagé derrière ses hypostases narratives, une véritable prise de risque existentielle. « Il ne s’agit point ici d’un but littéraire quelconque ; c’est la position même de l’être qui est en cause ; c’est l’existence même de Ribemont-Dessaignes qui se trouve au terme même du mouvement ». Cette position consiste à affronter les difficultés, à concentrer sur elles son attention ; à refuser, pour sa « tragique recherche », les « trucs », les recettes qui auraient déjà servi, et en particulier la magie chère aux surréalistes. « Sésame ouvre-toi, herbes magiques, aimant aux propriétés surnaturelles » offrent une manière indue, car trop facile, d’accéder à la vraie vie. GRD, quant à lui, trace son propre chemin, « traverse à pied » et assume le danger de « se casse[r] la figure contre ses propres murs » de même qu’un acrobate peut tomber de sa barre fixe. Fondane, qui voit là une « vertu fortifiante » pour le lecteur, mesure l’authenticité de cette démarche à l’aune de l’angoisse, « qui donne sa plus haute signification au sens que Ribemont-Dessaignes a de la vie ».
L’élément qui retient ensuite l’attention de Fondane, pour évoquer le désespoir de la quête entamée, est l’île. Et de citer, avec exactitude,[21] l’incipit du récit d’Ulysse, avatar du héros homérique qui lui inspire son propre double poétique. L’île y est décrite comme le lieu où on ne peut vivre car « l’air ne s’y renouvelle pas ». Ces quelques lignes du roman sont suivies d’un développement lyrique sur cette « fatalité cosmique » qui rend l’évasion aussi désirable qu’impossible, et finalement par la question qui traverse profondément le livre de GRD : « si on pouvait s’en évader, de quoi faudra-t-il s’évader ensuite ? » Tant sont infinies les limites qui enferment l’homme, et que figure le rivage insulaire. À la fin de son compte rendu, Fondane revient à l’île, mais en inversant cette fois sa valeur : de piège carcéral, elle devient le lieu propre d’un GRD qui s’y serait attaché volontairement, ainsi qu’un lieu désirable pour un Fondane avide de mélancolie, qui souhaite s’y échouer à son tour.
Le premier passage consacré à l’île débouche sur une réflexion autour du « lieu commun ». DansFrontières humaines, la notion est évoquée à deux reprises avec ironie, comme une commodité qui tranquillise, permet la relation et « perpétue l’humanité ».[22] Fondane en cite un extrait : « Ce que les hommes de notre temps, qui sont las de la négation ou de l’inquiétude, attendent avec une tension avide, c’est le règne d’un lieu commun ». Cependant, il en donne une interprétation personnelle qui l’assimile à l’inspiration où l’on peut deviner, dans une même hantise de l’aliénation, toute forme dedoxa tuant dans l’œuf les salubres « négation » et « inquiétude », un possible produit de la raison, ainsi que les recettes magiques repoussées plus haut.
C’est alors seulement que Fondane évoque le titre « Frontières humaines », c’est-à-dire la notion clé, centrale, obsessionnelle et infiniment complexe qui traverse le roman. Concept abstrait ou déclinaison d’images (la prison, l’île, la peau), notion matérielle et mentale, la frontière humaine sépare non seulement des zones spatiales, mais réel et rêve, intérieur et extérieur, physique et métaphysique, macrocosme et microcosme. Synonyme d’enfermement et de limite, elle induit la tentation de partir, de voir par-delà la barrière infranchissable derrière laquelle est émise « la voix de cristal, lointaine, lancinante de pureté »,[23] derrière laquelle sont réfugiés la vie, le passé, la beauté. Mais dans ce livre voué aux métamorphoses, il s’agit aussi d’une notion mouvante et incertaine, qui recule et revient selon les lois obscures d’un imaginaire cosmique qui rappelle celui d’Artaud ou, plus encore, de Michaux : « À peine une dimension nouvelle s’ajoutait-elle aux dimensions existantes que l’univers se reconstituait suivant leur nombre et que les frontières en étaient fermées. »[24] « Plus je possédais le monde et plus j’étais désespéré et plus mon désespoir était profond, plus je voyais en moi reculer les limites universelles. »[25] L’apocalypse finale sonne la fin des frontières dans le chaos. La terre bascule et, « dans un dernier effort, qui franchissait les dernières frontières, les éléments se mélangeaient au milieu du désordre. »[26] À tout cela, Fondane fait un sort enune ligne, qui en concentre, il est vrai, l’essentiel : « y a-t-il quelque chose au-delà ? voici toutes les aventures de l’esprit qui s’y jouent. » La fin du compte rendu aborde l’objet de la quête qui sous-tend le roman, et rejoint ainsi son dénouement. Les narrateurs deFrontières humaines se livrent à une recherche obsessionnelle du vide, en alternance avec des efforts acharnés pour combler ce vide, souvent associé à la solitude. Il s’agit de « vider l’homme de l’homme », dans une démarche proche de celle du Grand Jeu.[27] On ne sait trop quel est le but poursuivi : le véritable moi ? un vague idéal inspiré des doctrines extrême-orientales ? l’union parfaite que GRD prétend « inséparable du vide absolu » ?[28] la mort de Dieu, qui fait l’objet du dénouement du roman ? En effet, le héros prisonnier y est finalement rattrapé par le retour de Dieu qui l’envahit. Il s’étrangle donc lui-même pour cesser de le nommer, de le penser. « Alors seulement Dieu fut mort ». « Tuer l’homme afin d’y tuer Dieu », résume Fondane, qui parle à ce sujet de « tentation ». On peut néanmoins douter qu’il ait éprouvé devant ce vide, cet évidement intérieur qui semble viser le néant, la même fascination féconde que pour le gouffre baudelairien, vertigineusement tragique et habité par l’absence de Dieu.

Détour par l’histoire littéraire

Afin d’élargir son analyse deFrontières humaines, Fondane met le roman et son auteur en perspective dans l’histoire littéraire, à laquelle il a recours selon les modalités de la polémique, de l’allusion et du détournement. Ces incursions dans un contexte élargi accompagnent les commentaires de l’œuvre qui en sont pour ainsi dire entrelardés.
Comme il ne peut croiser le fer avec l’écrivain dont il fait ici l’éloge, il déplace la polémique qui lui sert de méthode en situant le roman entre modèles et repoussoirs. Les analogies positives, fort peu nombreuses, renvoient à deux aspects opposés deFrontières humaines, l’humour et la mélancolie. Swift offrait déjà avec son Gulliver une série d’aventures extraordinaires dans un monde déformé ou disproportionné. Quant au soleil noir retenu par Fondane,[29] il est évidemment (quoique implicitement) hérité de Nerval[30] et/ou de Baudelaire.[31] Le premier et principal repoussoir utilisé pour mieux louer GRD est Marcel Jouhandeau, l’auteur deMonsieur Godeau intime (1926),[32]dont le héros est un double hyperbolique de l’auteur. On pourrait objecter que le personnage du catholique homosexuel torturé est bien éloigné des trois narrateurs formidablement cyniques deFrontières humaines. Il n’en reste pas moins que l’un et les autres, portant haut leur orgueil, vomissent les tièdes, accumulent les actes sulfureux et descendent aux Enfers en se roulant dans le stupre. C’est donc en comparant deux entreprises analogues, deux autoportraits allégoriques brillant par une splendeur verbale baroque, que Fondane va dégager au plus près la valeur particulière, à ses yeux, du triple héros de GRD : sa force d’affronter directement le réel, sans esquive, sans « inspiration », sans narcissisme – sans tricherie.
Le romancier dadaïste est opposé avec plus de violence à Jean Cocteau l’artificiel, le superficiel, ainsi qu’aux surréalistes, simplement figurés par des allusions critiques voilées : le « ruban dialectique » et la « dictature minérale » peuvent renvoyer à Aragon et à Breton. La forêt vierge en peinture (le Douanier Rousseau ? Max Ernst ?) et les pendus en chiffon de tel ou tel plasticien ne sont mentionnés qu’en tant que représentations factices de la réalité crue (jungle, cadavres) créée par les mots de GRD. Cet antagonisme entre l’écrivain de ce que Fondane voit comme la vraie vie et ceux qui en seraient éloignés s’exprime en outre à travers la métaphore filée du sang : la misère de GRD est « saignante », alors que dans les veines de Cocteau ne coule qu’une « contrefaçon de sang », et dans celles des surréalistes une « toute petite goutte ». Il n’est pas jusqu’aux textes religieux que Fondane met au service de son approche polémique. Deux écrits néo-testamentaires distinguent deux types de lectorat : ceux de saint Paul bardent les timorés de règles et de chaînes, alors que l’Apocalypse convient aux lecteurs capables ou désireux d’affronter l’effroi. On aura reconnu dans ces derniers les esprits frères de Fondane, tout autant que les amateurs potentiels de GRD – d’autant plus que l’apocalypse est le thème dominant de la troisième partie de son livre.
Pourtant, les références érudites sont parfois prises à contrepied. Les arguments d’autorité puisés dans la grande culture européenne pour faire l’éloge de GRD sont alors tordus ou inversés, de sorte qu’il apparaît non seulement digne de ce panthéon, mais différent de ses prédécesseurs ou même supérieur à eux. Ainsi le classicisme français est pris à rebours avec une certaine désinvolture. Lorsque Fondane écrit de Frontières humaines : « À la vérité on y prend un plaisir extrême ; il n’y a pas de crime ni de mort, odieux qui, par l’art imités, ne puissent plaire aux yeux », il amalgame des vers de La Fontaine et de Boileau. Si Peau d’Âne m’était conté / J’y prendrais un plaisir extrême, écrivait le fabuliste dans « Le pouvoir des fables » (VIII, 4). Mais on ne peut guère considérer Frontières humaines comme une fable édifiante… Il n’est point de serpent ni de monstre odieux / Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux, écrivait Boileau dans Art poétique III. Mais on chercherait bien en vain, dans Frontières humaines, le « pinceau délicat » à « l’artifice agréable » que garantissait au vers suivant le chantre de la bienséance… Quand Fondane prône l’exhibition, « autant que possible [de]son haïssable moi », il fait allusion au fameux précepte pascalien « le moi est haïssable ». Il prend ici ironiquement le contrepied d’un auteur (considéré ici comme moraliste ?) qui l’a, par ailleurs, profondément marqué au niveau existentiel.
Enfin le compte rendu détourne quelques héros mythiques. Le nouveau Robinson Crusoë qu’est GRD, vu par Fondane sous l’espèce de son héros Ulysse, ne fait aucun geste de civilisation et évite les bateaux qui pourraient le sauver – ce qui, d’ailleurs, n’est pas tout à fait exact. D’autre part, Fondane fait allusion, en les renversant en faveur de son sujet, à deux anecdotes exemplaires : le nœud gordien sera ici dénoué et non plus tranché, l’œuf de Colomb posé et non plus cassé. Il reprend le problème insoluble, la gageure « historique », tout en refusant la solution des héros légendaires (Alexandre le Grand, Christophe Colomb), qui trichaient avec la difficulté.[33]


Une « attirance de substance »

GRD écrit qu’il existe entre son héros Ulysse et les compagnons qu’il a ingérés, et qui vivent dorénavant en lui, une « communauté de substance ».[34] C’est une proximité aussi charnelle que suggère Fondane en disant éprouver pour GRD une « attirance de substance » (et non « d’accident », comme pour Jouhandeau) ; il est « de la famille ».
Cette proximité transparaît dans l’écriture poétique du compte rendu, à la fois intrinsèquement fondanienne et presque mimétique de celle de GRD. On peut ainsi rapporter aux deux univers les images fondamentales (le sang, la mort, le cheminement), celles qui empruntent au quotidien, souvent avec humour, une trivialité jubilatoire : l’Urodonal (médicament prescrit pour le mal aux reins), les cornichons et la mayonnaise (condiments illustrant respectivement les pro- et les anti- GRD – et Fondane !), et des créations comme « pouiller le surréalisme », « éplucher sa solitude », « sa substance tourne comme le lait ». L’un et l’autre écrivain travaillent la musicalité de leurs textes. GRD affirmait que la poésie, fondée sur le rythme, doit avoir une vertu auditive, qu’il utilisait le rythme pour écrire ses romans, et qu’il ne voit d’ailleurs pas de différence entre roman et poésie.[35] Le texte de Fondane est remarquable à cet égard, qui multiplie les jeux phoniques (« le plus affable, le plus ineffable », « les ombres blondes ou sombres », « brasser la pensée ») et les cadences de la rhétorique classique, pascalienne parfois, heureusement relevées de brisures singulières (gradations, anaphores, jeu des rythmes binaires et ternaires, travail de la protase et de l’apodose dans les périodes du premier paragraphe…). On notera l’emploi typiquement fondanien des figures d’opposition : oxymore (« magnifiquement mauvais »), antithèse renforcée par le parallélisme (« Rien ne devrait repousser davantage ; rien n’exerce sur moi une attirance aussi profonde »), paradoxe enfin (« Ce livre ne laisse pas d’être insupportable ; pourquoi ne le liriez-vous pas ? »). Cependant dans ce contexte, ces tournures servent moins à appuyer un propos polémique qu’à circonvenir les réticences probables des lecteurs (en trahissant les siennes propres ?) devant cette nouvelle et monstrueusefleur du mal.
Quand Fondane conclut son texte par le souhait de concrétiser métaphoriquement cette proximité en cherchant à rejoindre GRD-Ulysse sur son île de mélancolie, et par l’allusion à leur communauté de destin lié à la « catastrophe », c’est une façon de réaffirmer une connivence aussi existentielle qu’esthétique – qu’en bons dadaïstes, ils ne sauraient distinguer. Ainsi GRD lui aussi exhibe le corps dans sa matérialité organique jusqu’à son pourrissement, se gausse de cette « folle de raison »[36] et prône l’ambiguïté, « grand moteur de l’esprit moderne » qui « élèv[e] la négation au rôle de l’affirmation » et « assure la perpétuité de la vie ».[37]Des convergences étranges, pour lesquelles nous ne hasarderons aucune interprétation, surgissent dans leurs textes respectifs : on trouve dansFrontières humaines des pages magnifiques sur un naufrage, sur un exode ; dansL’Exode – Super flumina Babylonis, des vers évoquant un dormeur en proie aux cauchemars :

À la fin , on n’était plus
qu’une seule personne immense qui fuyait
traînant des tas d’yeux, de jambes et de têtes
un cauchemar énorme peut-être, dans le rêve
de quelqu’un qui dormait
tranquille, dans une île déserte.[38] À défaut d’explication, on peut remonter à un terreau commun : tous deux sont marqués alors par une même triade (Nietzsche, Lautréamont et Rimbaud). GRD traduira lesPoésies complètes de Nietzsche,[39] approuvera la « puissante équivoque »[40] de Lautréamont, et dans une préface aux œuvres de Rimbaud,[41] il parlera de « poète du constat de faillite, même faillite de la poésie ».[42] Mais tous trois sont déjà présents dans Frontières humaines. Les deux derniers sont cités avec humour comme les idoles des « héros par imagination »,[43] le premier est mentionné se cachant dans le soleil et inspire évidemment la phrase : « Je dansais sur une corde ».[44]Quant à l’île Pou, son nom saugrenu rend probablement hommage aux longs développements de Maldoror sur cet insecte.


Le compte rendu de Frontières humaines présente, à nos yeux, un triple intérêt.
Il témoigne d’abord des qualités de lecteur de Fondane (celui-ci récuse l’appellation de critique). Un lecteur libre, qui s’engage en justifiant sa subjectivité honnête, qui choisit (il laisse de côté des pans entiers deFrontières humaines, en particulier la relation à la femme, très importante pour GRD). Un lecteurintuitif au sens plein, étymologique (plonger le regard à l’intérieur), qui fore le texte jusqu’à sa couche la plus profonde, qui pointe et condense l’essentiel au plan philosophique et poétique. C’est ainsi que sa clairvoyance dégage dans l’auteur deFrontières humaines un écrivain existentiel, précurseur en effet, aux yeux des générations suivantes, du Camus deCaligula, de Beckett et de Ionesco.
Il confirme ensuite les accointances profondes de Fondane avec l’esprit dada illustré par GRD : refus des valeurs de convention et du principe de non-contradiction ; primauté de la vie, de la libre énergie, de la métamorphose perpétuelle ; esprit ludique, provocation et ironie iconoclaste. Non que l’œuvre de Fondane soit dadaïste, tant s’en faut, mais l’une des racines de sa dynamique conflictuelle plonge dans le champ ouvert par le nihilisme destructeur de ce mouvement.
Enfin, si on le met en regard d’autres articles publiés par Benjamin Fondane la même année (« Léon-Pierre Quint,Le comte de Lautréamont et Dieu », « Gide suivant Montaigne », et « Rimbaud le voyou »),[45] on voit apparaître certaines des idées qui travaillent à cette époque le poète-philosophe. Ainsi de la contradiction inhérente à l’être humain, qu’il met en évidence, dans un premier paragraphe vigoureusement antithétique, en présentant d’emblée GRD comme unhomo duplex contenant, « indompté, le dybuk, l’Autre » ;[46] qu’il reproche à Gide de ne pas assumer en niant son tourment religieux au profit du seul rationalisme sceptique et consensuel de Montaigne ; qu’il applique à Rimbaud, refusant de le « réduire » au nom de « l’idée » (en attendant d’évoquer ses « contradictions vivantes »),[47] ainsi qu’à Lautréamont en prenant au sérieux, contrairement à Quint et aux surréalistes, la récusation dans laPréface (signée Isidore Ducasse) de sesChants antérieurs (attribués au comte).[48] On peut encore évoquer sa réflexion poétique, alors tournée vers les rebelles tragiques (GRD, Rimbaud et Lautréamont – même s’il en viendra à désavouer le second dans l’essai consacré au premier -, dans une certaine mesure un premier Gide nietzschéen) qui affrontent l’insécurité spirituelle et se mettent en péril pour débusquer, par la panique, la vérité[49] et/ou « une nouvelle beauté ».[50]


[1] Il a renoncé après quelques années à ces deux moyens d’expression.

[2] Benjamin Fondane, « Ribemont-Dessaignes, Frontières humaines », Paris, Cahiers de l’Étoile, N° 16, juillet-août 1930, p. 615-618. Les citations non référencées de notre article renverront à ce compte rendu.

[3]C’est ainsi qu’il signait ses tableaux, et que son ami Frank Jotterand (parmi d’autres) le nomme dans le livre qu’il lui consacre dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », Paris, Seghers, 1966. Je ferai de même pour alléger l’article.

[4] Fondane en rend compte à Claude Sernet dans une lettre de février 1930. Voir Non Lieu « Benjamin Fondane », 1978, Paris, éditions Non lieu, p. 88.

[5]Préface à Ulysse dans la cité, de Ilarie Voronca, traduit du roumain par Roger Vailland, Paris, éditions du Sagittaire, 1933, p. 2.

[6 ]Traduction de Roger Vailland avec la collaboration de l’auteur, Paris, éditions du Sagittaire, 1933 (avec un dessin de Chagall). L’édition roumaine date de 1927. La section IV est dédiée à B. Fondane et un des poèmes de la section VI le nomme précisément. Fondane fait allusion à cette préface dans sa lettre d’août 1943 à Ribemont-Dessaignes. Voir Non Lieu, op. cit. p. 116.

[7] Tiré de Cœur à Barbe. « Lieux communs » est réédité dans Benjamin Fondane, Faux Traité d’esthétique, Paris, Plasma, 1980.

[8] Dans son Second Manifeste du surréalisme (1930), André Breton qualifie Bifur de « remarquable poubelle ». Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », p. 115.

[9] Voir la lettre du 13 octobre 1930 à Fondane, publiée par Michel Carassou, Fundoianu/Fondane et l’avant-garde, Paris-Méditerranée, 1999, p. 70.

[10] Bifur, N° 1, 25 mai 1929, Paris, éditions du Carrefour, p. 191.

[11] Bifur, N° 5, 31 juillet 1930, ibid. p. 194.

[12] En voici la liste exhaustive et édifiante : Franz Kafka, Henry Michaux, Johannes Barbarus, A. Rolland de Renéville, P. Vaillant-Couturier, Ing. Refling-Hagen, Hans Arp, Harold J. Salemson, Luc Durtain, Vsevolod Ivanov, Roger Vitrac, Edgar Varese, Miguel Anguel Asturias, Vladimir Pozner, Jacques Baron, Franz Hellens, Nino Frank.

[13] Georges Ribemont-Dessaignes, Déjà jadis ou du mouvement dada à l’espace abstrait, Paris, Julliard, « Les Lettres nouvelles », 1958, p. 179.

[14] Pour la première, voir note 6. Les six autres sont conservées à la Bibliothèque Jacques Doucet (Ms 24.263 à 24.268). Toutes concernent l’article sur la poésie que GRD demande à Fondane.

[15] Confirmé par Soupault. Voir Georges Ribemont-Dessaignes, Déjà Jadis « Un écrivain et ses amis », Centre National d’Arts plastiques, 1984.

[16]Le procédé lui est familier, et il l’avait repéré avec pertinence chez Proust dans Images et livres de France.

[17] Et même « à la sauvette », écrit GRD. Déjà jadis, op. cit. p. 145.

[18 ]Franck Jotterand, Georges Ribemont-Dessaignes, Paris, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui 153 », 1966, p. 76.

[19 ]Georges Ribemont-Dessaignes, Frontières humaines, Paris, éditions du Carrefour, coll. « Bifur », 1929, p. 38.

[20] Ibid., p. 103.

[21] Il s’agit du texte dont il rend compte. Autrement, les citations de Fondane sont souvent approximatives.

[22] GRD, Frontières humaines, op., cit. p. 57. Ibid., pour la citation de Fondane. Notons que l’ironie de GRD s’étend aussi bien à la prétention d’originalité.

[23] Ibid., p. 200.

[24] Ibid., p. 287.

[25] Ibid., p. 340.

[26] Ibid., p. 348.

[27] René Daumal écrit en 1929 à Rolland de Renéville que l’œuvre de Georges Ribemont-Dessaignes est pleine « de notre esprit – et même de nos formules : faire le vide en soi, l’homme doit se délivrer de l’homme ». Cité par Jean-Pierre Begot, « Quand G. R.-D. se délivre de G. R.-D. », Le Monde des Livres, 22 juin 1984.

[28] GRD, op. cit., p. 209. Fondane n’a pas relevé ce remarquable paradoxe.

[29] Le motif est effectivement traité dans le roman : « C’est dans un univers noir que je m’enfonçais. Le soleil était noir et noir l’espace. De mon front coulait sur mon corps nu de longues rigoles d’une sueur qui elle aussi devait être noire». Ibid., p. 129.

[30 ]Gérard de Nerval, « El Desdichado », Les Chimères (1854).

[31] Charles Baudelaire, « Le désir de peindre », Le Spleen de Paris (1869, posthume).

[32] Fondane ne peut sans doute pas encore supposer que Jouhandeau écrira entre 1936 et 1941 des articles violemment antisémites.

[33] Le numéro de juin 1929 de la revue Europe publie un article de Fondane intitulé « Edmond Husserl et l’œuf de Colomb du réel ». Le compte rendu de l’essai de Léon-Pierre Quint Le comte de Lautréamont et Dieu, publié dans le même numéro que celui de Frontières humaines, évoque le nœud gordien noué puis tranché par Lautréamont.

[34] Op. cit., p. 124.

[35 ]Entretien avec Queneau en 1950. Voir Raymond Queneau : Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, 1950.

[36] GRD, op. cit., p. 89.

[37] GRD, Déjà jadis, op. cit., p. 23.

[38] L’Exode-Super flumina Babylonis, « Intermède, Colère de la vision » XII. Le Mal des fantômes, Paris, Verdier, 2006, p. 183. Je remercie Francine Kaufmann pour cette remarque.

[39] Éditions du Seuil, 1948.

[40] GRD, Déjà jadis, op. cit., p. 23.

[41] Le club français du livre, 1965.

[42] Cité par Frank Jotterand, op. cit., p. 15.

[43]GRD, Frontières humaines, op. cit., p. 360.

[44] Ibid., p. 119.

[45] Les deux premiers articles ont paru dans Les Cahiers de l’Étoile, respectivement N° 16, juillet-août 1930, p. 608-614, et N° 14, mars-avril 1930, p. 266-285, le troisième dans Raison d’être (Paris) III, 7, juillet 1930, p. 16-20.

[46] Benjamin Fondane, Faux Traité d’esthétique [1938], Paris, éditions Plasma, 1980, p. 96.

[47]Benjamin Fondane, Rimbaud le voyou [1933], Paris, éditions Non Lieu, 2010, p. 171.

[48] Il voit Lautréamont heureusement capable d’une « contradiction aussi monstrueuse, aussi inhumaine que possible ».

[49] Benjamin Fondane, « Frontières humaines, par Ribemont-Dessaignes », art. cit.

[50] Benjamin Fondane, « Ulysse », Le Mal des fantômes, op. cit., p. 31.