Fondane sous l'Occupation N° 8
Claude Sernet sous l'Occupation
Michel GourdetAu cœur des villes, isolés de leur tumulte derrière de hautes murailles, il y a toujours des cimetières. Les vivants qui en franchissent parfois les portes découvrent ainsi la présence discrète et les ultimes traces d’êtres devenus à jamais silencieux. A Paris, dans celui du Montparnasse, le passant peut achopper sur une tombe modeste où, malgré les morsures du temps, une plaque de marbre indique encore :
" Ernest Benoît SPIRT dit Claude SERNET –Poète – 1902 – 1968 ".
Nos lourds passés collectifs ne sont que les restes du présent aboli de millions d'hommes. Ils finissent aujourd'hui bien rangés dans quelques mémoires, dans nos milliers de bibliothèques. Notre passé, nos morts et leurs souffrances, nous les vivants d'aujourd'hui, comment nous les approprier ? Pourquoi vouloir percer ce qui reste le mystère de ce qui n'est plus ?
La guerre et la captivité
A trente-sept ans, le 15 octobre 1939, Claude Sernet est mobilisé. C’est à Fontainebleau, par son incorporation au vingt-deuxième régiment d'infanterie, qu'il paie sa dette au pays qui vient de le naturaliser le 18 février 1938. C’est un presque quadragénaire qui vient de dire au revoir aux quelques amis qu'il garde à Montparnasse, ainsi qu'aux habitudes qu'il a lentement ouvrées depuis son arrivée en France douze ans auparavant.
Le premier élément visible de la vie militaire est la chambrée, qui marque d’abord une brusque rupture avec toute activité cérébrale, c’est le poids terrible de la promiscuité, ce sont aussi des difficultés permanentes pour garder le contact avec ses amis et surtout avec sa sœur Colomba Voronca. Chaque jour de caserne est une terrible et profonde épreuve. L'hiver 1939 passe lentement. Au printemps la vie de garnison l’étouffe. Pour échapper à l’attente, il demande à monter au front. C’est autour de Rethel, en avril-mai 1940 qu’il rencontre enfin la guerre.
Pris dans les combats de la ligne Maginot, ce qui allait devenir la "drôle de guerre" le bouscule. Avec des milliers d’autres combattants en uniforme, Sernet perd le sens du monde dans ces instants où toute une époque vacille lentement avant de s’abattre dans quatre ans d’horreur. Le spectacle qui se développe sur la frontière de l’Est préfigure la tragédie qui va se nouer le 14 juin 40 avec l’entrée des troupes de Hitler à Paris, et qui sera aggravée par la capitulation du 22 juin qui provoque la coupure en deux du pays. Chaque minute de cette fin de printemps est un condensé de l’apocalypse qui depuis sept ans progresse en Europe. Le 17 juin Pétain demande l'armistice. La défaite a pour principal effet de provoquer la réaction forte et spontanée de nombreux intellectuels souvent peu connus, comme Pierre Seghers, pour qui la poésie, la critique littéraire et artistique deviennent des refuges, des conservatoires du refus, des armes de combat.
A Méry-sur-Seine, le 15 juin 1940, Sernet devient un prisonnier de guerre, un "KG", ou encore un "Kriegsgefangener". Il commence alors le triste parcours des stalags. Son camp le moins provisoire est celui de Pure, une petite ville des Ardennes. Et comme il faut occuper ces milliers d'hommes, il sera tour à tour débardeur, fossoyeur, terrassier. Le poète devient un homme à tout faire. Le temps passe, mais contrairement à la grande majorité de ses camarades, il est persuadé de l'instabilité de leur situation. Il craint plus que tout un transport en Allemagne.
Cette détention provoque en lui une vraie rupture. Parce qu'il tente désespérément de rester vivant, parce qu'il veut échapper à l’insupportable, Sernet projette alors une évasion. En attendant, il écrit des poèmes pour occuper son esprit. Ces poèmes de prisonnier portent les marques des transformations profondes de son être au monde. La guerre et la captivité creusent encore un peu plus les cicatrices des souffrances, des échecs, des privations vécues par le poète roumain post-symboliste qui avait refusé les fulgurances de l’avant-garde en se lançant dans l’aventure de l’éphémère groupe Discontinuité [1]. Le besoin d'échapper à l'anéantissement le rend solidaire du destin des hommes, et à ce moment de sa vie une chanson illustre ce tournant poétique. Dans le texte intitulé Chanson de quelques-uns il aborde une expression poétique très populaire :
Nous les vomis, les mal lotis
Les rejetés, les emmerdés
Les nez crochus, les gueules noires
Les juifs, les nègres, les sidis
Les étrangers, les éloignés
Les sans patron, les sans famille [2]
Les poèmes de cette époque d'enfermement s’aimantent du mal être qui le submerge, ils préfigurent aussi ceux qui vont surgir dans les revues poétiques. Il réalise deux tentatives d’évasion avant de pouvoir réussir à regagner Paris en mai 1941. Mais la zone occupée reste trop dangereuse et il traverse la ligne de démarcation à l'automne 1941 pour aller se réfugier près de Narbonne dans un petit village de la zone sud. Sernet passe d'un état de paria à un autre état de paria. Lui, le Roumain, l'émigré, le poète français, le prisonnier de guerre, le voilà maintenant devenu le réfugié. Comme des milliers de Français, il découvre brusquement la vie immobile de la campagne française. A Bizanet, village languedocien, un ami parisien Pierre Lacaze lui a trouvé un toit chez une de ses tantes. Dans ce village isolé et minéral, perdu au milieu de l'ondulation des ceps de vignes, Sernet noue des contacts nombreux avec d’autres poètes qui entrent alors dans le long combat qui va peu à peu devenir la Résistance.
Durant cet été quarante des dizaines d’artistes sont obligés de quitter Paris. Leur dispersion favorise aussi la recomposition des alliances, la constitution de nouveaux groupes, et cette période devient un moment d’activité exceptionnelle pour de multiples revues littéraires et poétiques [3]. Depuis son village, Sernet trouve des amis. Tout près, à Carcassonne, il y a Joë Bousquet ; à Marseille c’est Jean Ballard et ses Cahiers du Sud ; à Villeneuve-lès-Avignon c'est Pierre Seghers, qui après ses Poètes Casqués, édite Poésie ; un peu plus au nord, c'est René Tavernier qui publie à Lyon Confluences ; à Genève c'est Albert Béguin qui diffuse ses Cahiers du Rhône, et de l'autre côté de la Méditerranée, à Alger, c'est Max-Pol Fouchet qui anime Fontaine. Sans le savoir encore très bien, tous ces éditeurs construisent le camp de ceux qui, autour d'Aragon, souhaitent publier, continuer à faire circuler les idées et témoigner. Pour contourner la censure de Vichy et la puissante presse de la collaboration, et pour refuser aussi le point de vue des partisans du "silence", ils inventent l'art de la contrebande grâce au truchement des revues littéraires.
La collaboration de Sernet à Méridien
A deux pas de Bizanet, Sernet se met au travail pour Denys-Paul Bouloc qui vient de lancer à Rodez, la revue Méridien. Pendant deux ans, en tenant la rubrique de critique de poésie, il assure ainsi sa survie, dans les deux sens du terme. Ces revues qui existent dans une semi-clandestinité entretiennent aussi le refus de l'ordre noir qui fait chanceler l'Europe. Elles sont des porteuses d'espoir pour tous ceux que les querelles des avant-gardes avaient déchirés. Avec l'Occupation et le régime de Vichy, une période différente s’installe, elle oblige tous ces poètes à resserrer leurs rangs et à se rassembler. Sernet trouve enfin sa place dans une communauté soudée par les risques courus; et Sernet se fond dans les souffrances quotidiennes. Dans un pays occupé, le poète est plus que jamais pour lui "à la fois un charmeur et un dispensateur d'enseignements" [4]. La force et le pouvoir du chant réveillent ses engagements symbolistes de jeunesse, et il note dans son journal : "Le poète est un visionnaire - il voit et fait voir". Même si un tel entêtement entraîne toujours un lot de puissantes souffrances et de malédictions tenaces, il revendique totalement le poids de la vie.
Ses participations de critique dans Méridien mettent l'accent sur une certaine forme de poésie authentique, finement travaillée. Plus que jamais, il insiste sur l'importance de la concision, et pour lui l’abandon aux facilités du langage relève d'une trahison de l'art poétique. Ces années d’Occupation vont aussi permettre à Sernet de poursuivre la construction de cet édifice qui hante tous les poètes : un "art" poétique. Les techniques d'expression que les écoles d'avant-garde avaient mises au point avant la guerre lui semblent plus que jamais dangereuses pour la poésie car elles entretiennent la facilité. Il part ainsi en guerre contre le Futurisme qu’il avait croisé à Pavie dans les années vingt.
Qui se souvient de ce grotesque cadavre né longtemps avant terme et enterré plus longtemps encore après sa complète putréfaction, et qu'une espèce de fou tonitruant se dépêcha de baptiser, pour le sauver des limbes de l'oubli, du nom pompeux de "Futurisme" [5].
Il rejoint les points de vue d’un Eluard déclarant que pour être forte la poésie doit être faite par tous. Pour faire bonne mesure, il dresse une liste de cinquante poètes contemporains qui composent sa bibliothèque idéale : Artaud et Adamov, Char et Daumal, Mauriac et Ponge, Montherlant, Leiris, et Guillevic; et d'autres poètes encore : Monny de Boully, Camille Bryen, Pierre Boujut, Benjamin Fondane, Max-Pol Fouchet, Roger Gilbert-Leconte, Pierre Morhange, Céline Arnauld, André de Richaud. Pour lui, tous ces poètes "ont mis leur prédestination au service de la poésie (et) sont restés fidèles à une des multiples formes de l’activité de l’esprit. C’est-à-dire, qu'ils n’ont pas trahi" [6]. Breton est parti pour le Etats-Unis et de nombreux surréalistes ont choisi l'exil. Dans la Résistance, d'anciens poètes retrouvent leur indépendance et de jeunes poètes peuvent se faire connaître, d'autres vont devenir des responsables de la lutte armée comme René Char devenu chef des maquis du Vaucluse.
Sernet veut faire accéder l’ensemble des lecteurs de Méridien à l'intelligence de la poésie, il contribue à faire connaître la poésie qui lève alors en France, portée par les Eluard, les Desnos, les Aragon et dont les efforts reposent sur un retour à la tradition.
Son activité régulière à Méridien rend aussi compte de son évolution personnelle. Son isolement en zone sud, l’exercice permanent de la poésie et de la critique lui permettent de prendre du recul. Claude Sernet tire de ces heures difficiles de nouvelles forces poétiques. Il publie deux poèmes dans Méridien tout en travaillant à d'autres poèmes qu’il ne se décide pas à publier. En 1942, dans Cortège, il tente pourtant de faire revivre les images poétiques des troubadours :
C’est mon enfance toute
Qui passe et me revient
En robe d’écarlate
En grègues de satin
Année après année
Les nuits après les jours
Lointaine et proche ensemble
Au long des carrefours [7].
Ce n'est qu'en se trempant dans la poésie d’une période ancienne et heureuse qu'il peut supporter les jours difficiles de ces sombres années. A côté de ces visites dans l’univers de la poésie courtoise, il compose aussi des variations sur le mot qui constitue toujours pour lui la pierre angulaire de tout poème :
Si je le tais, il chante comme une aube
Si je le dis, il redevient silence [8]
Mais la guerre se poursuit. Sernet tutoie toujours "le malheureux" au milieu d’autres hommes détrompés de vivre par un énorme accident de l’histoire. Tous ses poèmes sont empreints d’une grande tristesse et une éternelle révolte continue de progresser :
Assez de vains remords ! Assez de belles hontes
Il faut oser avec l'instant [9].
Durant ces années d'attentes, chaque déplacement comporte un risque, aussi la carte postale inter-zone lui permet-elle, malgré ses contraintes, de renouer des contacts. Plusieurs d'entre elles sont adressées à Benjamin Fondane [10] à qui il demande des poèmes.
Pour tenir, il choisit de vivre au plus près des poètes. Il retrouve souvent à Carcassonne l'appui et l'amitié de Joë Bousquet dont il devient un familier. En effet, à un moment où les critiques connus prononçaient très rarement le nom de Sernet, le poète-philosophe a été l’un des rares à reconnaître ses talents poétiques et à en rendre compte sans les détours habituels, prudents et circonspects de ceux qui jugent un débutant. Avant la guerre, déjà, Sernet était pour lui : "Un poète dont l'œuvre apparaît comme une façon de comprendre la vie" [11]. Et puis à Carcassonne il y a aussi sa sœur Colomba.
Ces rencontres et ses activités critiques à Méridien lui permettent de participer à l'entreprise de la Résistance. Sernet rappelle la mémoire de Lorca, célèbre la poésie d'Aragon, dénonce les dérives fascistes des futuristes. Mais la vie à Bizanet devient de plus en plus difficile pour lui. Il doit s'éloigner, pousser encore plus loin. Survivre devient chaque jour plus aléatoire même dans l'ancienne zone sud. Sernet accumule les risques. Il vient d’une famille juive, il a été naturalisé récemment, il s'est évadé des camps d'internement militaire, il côtoie des résistants. Comme tous ceux qui veulent gagner du temps, il doit brouiller les pistes pour garder sa liberté, il doit donc fuir et, comme beaucoup de Français il choisit de se fondre ailleurs dans la campagne française.
Il quitte alors Bizanet pour aller chez son ami Jean Carrive [12] à La Girarde, en Vendée, près de Bordeaux,où il séjourne de la fin du mois de novembre 1942 à la fin du mois de novembre 1943. Cette période est encore plus précaire pour lui. Il abandonne le petit groupe de ses amis de Rodez pour se retrouver pris au piège d’une région où la traque de tous ceux qui présentent une menace pour l’Occupant est terrible. Maurice Sabatier, secrétaire général de Vichy pour l’administration, nomme le 1er mai 1942 son directeur de cabinet préfet à Bordeaux. Ce dernier confie le bureau local des affaires juives à Pierre Garat, un jeune homme de vingt-trois ans. Les deux hommes appliquent à la ville de Bordeaux les instructions des 3 octobre 1940 et du 2 juin 1941 concernant le "statut des juifs". Les rafles se succèdent dans le quartier de Mériadec et un peu partout dans Bordeaux entre juillet 1942 et le 13 mai 1944. Comme des milliers d'autres exclus : combattants des maquis, membres de la Résistance, opposants passifs, gaullistes, communistes, membres des groupes catholiques ou protestants ou juifs. Sernet tente de survivre dans une région de plus en plus soumise à l'oppression.
Une Libération libère-t-elle ?
Si en 1940, la plupart des artistes avaient quitté Paris pour se fixer dans la zone sud de la France, maintenant, en ce début de l'année 1944, la mobilisation des énergies, si bien soutenues depuis trois ans par tout ce que la poésie française compte de poètes retourne vers la capitale. Sentant venir la fin prochaine de la guerre [13], ceux qui se sont établis à Lyon, à Marseille, en Avignon, à Dieulefit, reviennent [14] dans la capitale. Le 14 juillet 1943 paraît, aux Editions de Minuit, le tome I de L'Honneur des Poètes. Sernet y participe avec le poème : "Lui" signé du pseudonyme de René Doussaint, et à la fin de l'automne 1943 il retrouve la capitale. Le 3 juin 1944 Sernet met la dernière main à un long poème de quatre-vingt-cinq vers, A Benjamin FONDANE [15] déporté, qu'il adresse à son ami de jeunesse. En voici quelques vers
Super flumina Babylonis
Rapide ou lent, de boue aveugle ou d'herbes folles
Tantôt paisible et clair, tantôt bouillant et trouble
Intarissable, épars et vaste
De l'éternelle source à l'éternelle mer
Entre ses rives d'ombre et de lumière
Le fleuve charriait des eaux vivantes
Des heures plus trompeuses
Des cendres, des rayons, des bribes de néant.
Venus de loin, non pas ensemble
Mais l'un derrière l'autre, allant d'un même pas
Et sur la même route et vers la même étoile
Toi, mon aîné d'un rêve, d'un mirage
Moi, ne pouvant que suivre et te rejoindre
Au carrefour tonnant de nos jeunesses
Unis dans notre veille et seuls dans nos révoltes
Nous sommes demeurés longtemps –
Longtemps à reconnaître un nom pour chaque étape
A regarder les rives d'ombre et de lumière
A nous choisir la joie et la souffrance
- Quand, brusquement et sans un geste et sans un cri
Tu te levas du seuil de notre attente
Et disparus.
Un tout petit nuage, un astre de fumée
Traînait déjà là-haut parmi le ciel
Comme une haleine de colère [16]
En juin 1944, dans le numéro 1 de L'Eternelle Revue qu’Eluard vient de créer, il publie sous le pseudonyme d’Armand Lanson, le poème Kriegsgefangene. Cette revue dont il ne reste que de très rares exemplaires fait connaître de nombreux et très simples poèmes d'auteurs qui, comme Sernet, publient sous un nom d'emprunt.
KRIEGSGEFANGENE
Louis
Mon cher Louis
Hé Durieux Louis,
Chauffeur-métallurgiste dans le Nord
Et caporal au 127 R. I.
A ce tournant de l'heure encore prisonnier
Du fond de ta Poméranie humide et noire
Ou de ta Prusse Orientale
Là-bas, de ta baraque en planches de cercueil
Derrière tes réseaux de barbelés
Malgré les épaisseurs de nuit qui nous séparent
Et cette absence impénétrable
Où de nouveau nous sommes étrangers
Peux-tu m'entendre et me sentir
Tromper la sentinelle et battre les paupières
Rouvrir les yeux, me faire un signe
Me dire quelque chose et me répondre
Alors que je te cherche et je t'appelle
Et que je lance aux quatre vents ton nom ?
(…)
18 juillet 1941
Armand Lanson
Le nom de Sernet figure à côté des noms d'Eluard, d'Aragon, de Seghers, de Char, de Cassou, de Vercors, de Guillevic, de Loys Masson, de Pierre Emmanuel, de Charles Vitrac, ou encore de Ponge [17]. A peu près à la même époque, et dans un petit recueil "Chants des Francs-Tireurs", il donne un autre poème de circonstance dont le titre Un Poème est le récit en vers libres d'une vengeance dans laquelle le poète abat un soldat allemand.
(…)
Il marche là
Tranquille et sans souci
Comme un martyr content vers son bûcher d'étoiles
Parmi les bonnes gens qui passent
Et cette rue étroite, où s'engloutit la veut
Sans hâte et plein d'orgueil
Dressant la tête et méprisant la foule
Et je lui dis, marchant derrière lui.
Soldat de chair. mon ennemi, mon frère
Merci d'avoir changé mon âme
Mon châtiment, ma destinée
D'avoir trompé mon rêve d'innocence
D'avoir guéri la plaie ouverte par ton crime
D'avoir permis que l'ordre s'accomplisse
Merci d'avoir renouvelé mon cœur
Mon deuil ma honte mon remords
Merci d'avoir rendu mon leurre à son néant
Faisant de moi
Ton juge et ta victime
Si longuement puni d'absence
Si tristement coupable de ta faute
L'obscur outil d'une œuvre de justice
Quelqu'un qui ne veut plus mourir
Qui se défend
Qui tue.
La période de l’Occupation est pour Claude Sernet comme une nouvelle longue nuit, semblable à celle qu'il avait déjà éprouvée en Roumanie dans son enfance. Une fois encore, c'est la poésie qui est son unique compagne. Les cinq longues et difficiles années qu'il vient de vivre, et dont il a réchappé, ont posé leurs marques.
En cinq ans, le monde des lettres a subi un profond brassage qui a fait tomber la plupart des préventions et des barrières qui s’étaient installées avant 1939. Les poètes, avec tous les Français, ont le sentiment de quitter une cage, tous les chants semblent se confondre [18]. Avec tous les poètes, et sans l'avoir recherché, Sernet partage une gloire légitime. Pour lui cette période est importante, capitale même. Il a vécu collectivement des problèmes partagés par tous, il a pu sortir de l’isolement dans lequel sa poésie personnelle l’avait enfermé. Avec l'expérience de la Résistance poétique, il trouve alors une confiance toute nouvelle. Il explore les multiples aspects positifs d’une veine populaire qui lui donne des forces neuves [19].
Heureux de pouvoir parler de préoccupations anodines aux yeux et aux oreilles poétiques, mais familières à tous les hommes, Sernet se laisser porter par l'élan qui touche une partie alors grandissante du monde des lettres et des lecteurs. A 42 ans, il milite dans diverses organisations issues de la Résistance. Sernet s'inscrit alors au Parti Communiste et devient un membre actif du Comité National des Ecrivains [20]. Dans les réunions du Parti, il rencontre sa femme Hélène (née Dorothy Todd en Angleterre en 1905), Sernet l'épouse en 1945, et le 24 mai 1946 Sernet accueille une petite fille Catherine.
La vie lui redonne encore un nouvel élan à la fin de l'année 1946, lorsque sa mère peut quitter la Roumanie pour venir s'installer à Paris chez sa sœur Colomba qui, elle aussi, ainsi que son mari Ilarie Voronca, a pu échapper à la mort. Il ne lui reste que vingt-deux ans à vivre.
[1] Michel Gourdet, Claude Sernet, éditions Oxus, Paris 2004.
[2] La Tour de Feu, "Chansons de quelques-uns", no 23, été 1946. Ce poème de douze strophes est sa seconde chanson publiée. Sernet la date du Camp de Mailly – juillet 1940 : en outre cette chanson porte une dédicace à Lotte Carrive.
[3]- Consulter Europe n°543/544 - juillet/août 1974 "La Poésie et la Résistance".
[4] Méridien, n° 5, janvier-février 1943, 33.
[6]- Méridien, n° 1, mai-juin 1942, sans pagination.
[8] Repris dans son anthologie Les Pas recomptés, Seghers, Paris 1962, 37.
[9] ''Apprentissage", Méridien, n° 7, mai-juin 1943.
[10] Monique Jutrin a publié cette correspondance dans : Dialogue, Montpellier, 1989.
[12] Jean Carrive ( 1905- 1963). Écrivain, traducteur, Jean Carrive rencontre André Breton en1923. Membre très actif du groupe surréaliste, il fait "acte de surréalisme absolu" en 1924 en signant le premier manifeste. Il est exclu du groupe en 1927 parce qu'il refuse de collaborer à Clarté. Il participe à l'unique numéro de "Discontinuité". Au sujet de Jean Carrive, voir dans ce Cahier l'article : "En marge du 'gouffre' : Fondane, Kafka et le 'Grand Lundi' ".
[13]Le rappel de quelques dates peut aider à mieux comprendre pourquoi certains rentrèrent à Paris à cette époque. Le 10 juillet 1943 les troupes alliées débarquent en Sicile, et le 3 septembre 1943 le général Montgomery débarque en Calabre.
[14] Pour la chronologie de la poésie pendant la Résistance voir Europe n° 533-534, juillet-août 1974, 30.
[15]Fidèle à son amitié, Sernet publiera en 1965 aux éditions de la Fenêtre ardente L'Exode avec ce même sous-titre : Super flumina Babylonis. Dans la préface, Sernet retrace le souvenir de ce "contexte mental" que tous deux ont partagé. En parcourant Le Voyageur n'a pas fini de voyager, le lecteur retrouvera page 20 et 45 les photos conservant les traces argentiques (1923 et 1928) des instants durant lesquels leur amitié se vivait au quotidien.
[16] Ce poème a été publié pour la première fois dans : Cahiers France-Roumanie, no 6, déc.-janv. 1947; ensuite dans Non Lieu, numéro spécial Fondane, 1978.
Dans le neuvième vers, il y a une allusion au début du poème Ulysse : "Ami, nous étions venus de loin ensemble."
[17] Pour l'importance des poètes résistants voir le numéro 543-544 de la revue Europe juillet-août 1974 ; La Résistance et ses poètes,de Pierre Seghers ; le cahier spécial "Poètes prisonniers" de la revue Poésie 43, mars 1943 ; le numéro 1 – mars 1942, et le n°7 des Cahiers du Rhône – Editions de la Baconnière, Neuchâtel, Pâques 1943.
Soixante ans après la parution du premier numéro des Cahiers du Rhône la lecture de l'avertissement d'Albert Beguin rend toujours parfaitement compte des motivations de tous ces poètes et de ces écrivains qui, au-delà de leurs différences ou de leurs appartenances idéologiques ou religieuses, se sont unis pour participer à l'effort collectif de résistance. : " Un jour de l'automne 1941, à Genève, quelques étudiants, liés d'amitié, les uns Suisses, les autres Français, se demandaient une fois de plus comment ils pourraient entrer dans le combat spirituel de leur génération et de notre temps. Désireux de ne pas rester plus longtemps les spectateurs consternés et inertes du désastre européen, ils éprouvaient le besoin de porter un témoignage actif de leur espérance et de leur foi, de les professer d'autant plus hautement qu'autour d'eux tout paraissait s'y opposer, les cruelles paroles et le plus cruel silence de l'oubli. Comment demeurer ainsi, vainement rongés de tristesse et d'indignation, quand tant de voix sur lesquelles on avait compté se laissaient séduire aux reniements ou réduire au mutisme ? (…) Le temps n'est pas de rêver, et il faudra bien que nous sachions, que nous disions pour quelles raisons de toujours nous ne pouvons consentir à certaines ruines."
[18] Son ami Pierre Seghers rappellera un peu plus tard que "Depuis deux ans, comme il se doit, les poètes qui ont voulu demeurer en France ont partagé le malheur du pays. La poésie ne claironne pas, elle n'enrôle pas, elle est soulèvement profond, intérieur, elle gronde comme un orage au cœur de l'homme. Ce n'est pas seulement son pays et son passé que le poète défend, mais sa dignité son existence essentielle, employons le mot son âme. Le poète lutte, à mort s'il le faut, pour la lumière contre les ténèbres pour la liberté contre tous les carcans". Seghers, La Résistance et ses poètes, p. 177.
[19] "La poésie des années quarante va à contre courant de l'hermétisme et de l'obscurité, Elle vient demander son bien au langage commun, elle se banalise et s'efforce à des degrés variables selon les habitudes prises de n'être ni précieuse, ni "mandarine" - Gaucheron, "Un grand moment de la poésie française", Europe, La poésie et la Résistance, n° 543-544, juillet-août 1974, p. 33.
[20] Le Comité National des Ecrivains est créé dans la clandestinité en 1943. Il y a Jacques Decour, désigné par Aragon comme l'interlocuteur avec les intellectuels non communistes, Paulhan qui est chez Gallimard le voisin de Drieu.A la fin de l’année 1943, le CNE se réunit chez Edith Thomas rue Pierre Nicole. En 1944 Gallimard-NRF redevient l'éditeur d'Aragon et d'Eluard (Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, Fayard, Paris, 1999).