SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Fondane sous l'Occupation N° 8

Conscience malheureuse et conscience intentionnelle : Fondane lecteur de Husserl et de Levinas

Nicolas Monseu

Le thème de la suspicion à l’égard de la rationalité moderne, sans oublier celui du malaise de la culture qu’elle a engendré, a nourri une part essentielle de la philosophie, de la littérature et de l’art dès le début du XXe siècle. Or la philosophie existentielle de Benjamin Fondane, en posant radicalement la question de savoir ce qu’il advient de l’homme s'il donne à sa vie une signification rationnelle, tout en interrogeant le sens de l’humanité, de la vérité et du telos de toute démarche de la raison autonome, répond assurément à cette suspicion et s’inscrit dans un mouvement que certains n’hésitent pas à qualifier de mouvement de  "contestation" du grand rationalisme. Dans cette perspective, le but de notre étude est d’envisager le type de rapport que Fondane entretient avec la phénoménologie allemande, et plus particulièrement avec le fondateur de ce courant de pensée, Edmund Husserl. En effet, Fondane met en œuvre une interprétation particulière de la philosophie de Husserl qui, en tant que philosophie idéaliste, lui apparaît comme une " machine qui fabrique des certitudes", pour reprendre les termes employés dans son Rimbaud le voyou (1933).[1] Plus précisément, il s’agit de saisir pour elle-même l’originalité de la lecture de Husserl entreprise par Fondane en prenant bien soin de situer son interprétation et en indiquant, strictement, ce que Fondane doit à Levinas dans sa lecture de la méthode husserlienne. Il sera, dès lors, possible d’indiquer que Fondane développe une véritable critique de la réflexion conservant, comme telle, toute sa pertinence.

Ce parcours engage une hypothèse particulière de travail : en thématisant, à sa manière, le problème des sources de la vérité – qui finalement est celui du fondement même de la réalité – Fondane (mais aussi Chestov) peut être considéré comme faisant partie des premiers interprètes de Husserl ayant été capables d’interroger la phénoménologie de manière radicale, pour la mettre devant ses intentions les plus fondamentales. Il s’agit donc moins d’examiner la vérité ou la pertinence, d’un point de vue strictement husserlien, de la lecture qu’il propose de Husserl que de comprendre en quoi son œuvre est porteuse de questions et de problèmes avec lesquels se décide la postérité de la phénoménologie. Ainsi, nous serons toujours affrontés à un problème philosophique central : celui de la capacité d’une philosophie – donc aussi d’une phénoménologie –à envisager les différentes modalités de l’existence et, en particulier, le caractère irréductible de la dimension affective, voire auto-affective, de l’existence.

Fondane, lecteur de Husserl : but et méthode de la phénoménologie

Spécifiquement centrée sur La Conscience malheureuse (1936)[2], cette recherche n’est pas le lieu pour examiner avec précision la manière dont l’interprétation fondanienne de Husserl demeure tributaire de la lecture chestovienne de la phénoménologie et du logicisme – c’est-à-dire de la priorité absolue du caractère logique de la vérité – qu’elle n’a cessé de déceler, avec obstination, chez Husserl. Toutefois, pour comprendre les enjeux de l’interprétation fondanienne, il importe de rappeler que Chestov – caractérisé par Husserl comme son  "Antipode" [3] –  fonde sa lecture de la phénoménologie sur la notion husserlienne d’évidence logique et sur le thème de la qualité logique de la vérité en soi. Chestov axe notamment sa critique sur l’incapacité, pour Husserl, d’accorder une place suffisante à l’affectivité (c’est-à-dire à la  "vie"  ou à l’ "existence") dans le cadre de sa phénoménologie[4]. C’est toujours à la lumière des Prolégomènes à la logique pure de 1900 que Chestov envisage la philosophie de Husserl : la vérité est ce qu’elle est, indifféremment du fait qu’elle soit pensée ou jugée[5]. Il y a en effet, pour Husserl, des vérités idéales qui ne se rapportent pas au monde factuel, spatio-temporel. Ces vérités, Husserl les considère comme des vérités a priori dans la mesure où elles sont indépendantes des données de l’expérience empirique et applicables à toute chose rencontrée comme réalité factuelle. L’idéalisme de Husserl consiste ici dans la prétention fondamentale de l’autonomie de la raison, avec sa validité et sa légalité propres, fondées sur ses propres vérités nécessaires et universelles, ainsi que dans la reconnaissance de l’idéal comme condition de possibilité de la connaissance objective en général.

Toutefois, comme A. Philonenko l’a montré, il faut dire que la philosophie existentielle  de Chestov et de Fondane ne renonce pas à toute vérité mais qu’elle lutte prioritairement contre l’interprétation idéaliste de la vérité qui la consacre en tant que vérité logique. L’approche de la vérité se situe, par conséquent, au niveau existentiel et se rencontre dans l’épreuve même de l’existence. Le caractère personnel de la vérité signifie qu’elle m’engage à vivre et à témoigner de ce désir fondamental du vivre. La vérité, à un niveau métaphysique, se présente au sujet comme une volonté de vivre et s’annonce dans ce qui entre en contradiction et en « lutte » avec ce que la raison reconnaît comme ses propres évidences. Le memento chestovien montre ainsi que si le projet de la phénoménologie de Husserl est bien celui d’une lutte contre les formes du naturalisme et, qu’à ce titre, elle se présente comme une porte de sortie du psychologisme ambiant de la fin du XIXe siècle, elle se situe néanmoins en rupture par rapport à une conception de la philosophie comme sagesse. Ainsi, il est désormais manifeste que Chestov aborde le problème de la vérité chez Husserl à partir d’un clivage entre vérité logique et vérité subjective.

Or l’approche que propose Fondane de Husserl s’inscrit dans une problématique similaire : Fondane développe, contre Husserl, une interrogation radicale sur la vie et l’affection. L’enjeu est ici de taille puisqu’il s’agit aussi de comprendre la caractérisation que Fondane donne de l’acte philosophique qu’il définit – ainsi que M. Jutrin l’a rappelé – comme " l’acte même par lequel l’existant pose sa propre existence, l’acte même du vivant, cherchant en lui et hors de lui, avec ou contre les évidences, les possibilités mêmes du vivre " [6].

Husserl apparaît d’emblée à Fondane comme " mille fois plus courageux que Heidegger ; il vaut mieux nier l’existence, que la concilier avec son ennemi mortel" [7]. Sous les allures d’un " pion de province" au regard " sensuel et provocant", Husserl est le représentant le plus puissant du rationalisme dans sa forme la plus achevée ; il est celui qui a " le courage d’aller jusqu’au bout" dans la description des lois et des structures essentielles de la conscience. Ce courage de Husserl s’explique en partie par le texte sur lequel Fondane s’appuie pour interpréter le philosophe allemand. C’est la grande différence avec Chestov : Fondane s’appuie sur les Méditations cartésiennes dans lesquelles Husserl définit explicitement sa pensée comme un idéalisme transcendantal. Ce qui veut dire que, à la différence de Chestov, Fondane identifie d’emblée la pensée de Husserl à la phénoménologie transcendantale[8]. Bien sûr, Jan Patocka rappelle que Chestov était bien présent lors des conférences que Husserl tint en Sorbonne en février 1929[9], mais aucun élément, à notre connaissance, n’indique que les Méditations cartésiennes aient joué un rôle dans la lecture chestovienne de Husserl ou aient modifié, sur un aspect ou un autre, les principes herméneutiques qui y président.

Fondane envisage la phénoménologie husserlienne à partir de la distinction, établie dans la première partie de La Conscience malheureuse, entre une  "pensée philosophique" et une " pensée existentielle", entre une " pensée qui se pense et qui se regarde penser et vivre" et une " pensée en tant qu’existence ", solidaire de " l’existence individuelle dont elle est comme la sécrétion en même temps que le principe de mûrissement intérieur". Fondane estime que certains penseurs ont bien tenté de surmonter cette tension, de  "détruire ce compromis tragique", et que Husserl, de son côté, s’est engouffré dans une recherche ininterrompue de  "négation de l’existence" dont l’expression parfaite réside dans l’institution du primat théorique absolu. Fondane veut montrer que, chez Husserl, la vérité se situe au terme d’une raison vidée de toute existence : l’existence n’est que raison et la raison se doit de la chercher en elle-même[10]. À l’opposé de Husserl, il y a Jean de la Croix et sa recherche du non-voir[11] : lui aussi a tenté de dépasser ce clivage fondamental. Mais une question demeure : comment comprendre que la philosophie de Husserl vise à établir une négation de l’existence ? Il faut répondre à cette question en fonction de la manière dont Fondane comprend le but et la méthode de la phénoménologie[12].

Le but : la signification transcendantale de la phénoménologie a son origine dans son caractère scientifique, c’est-à-dire dans cette exigence d’une justification absolue et rationnelle par laquelle la philosophie doit énoncer des vérités universellement valables et refuser les préjugés afin de considérer les choses en elle-mêmes, de les interroger en tant qu’elles se donnent elles-mêmes. Ce but est articulé à une méthode : Husserl est à la recherche d’une méthode philosophique – " l’obtention de la vérité n’est qu’une simple question de méthode" [13] écrit Fondane – capable de remonter au commencement véritable, c’est-à-dire à une méthode qui soit aussi radicale que la radicalité de son idéal d’une philosophie comme science rigoureuse. Cette méthode est la mise entre parenthèses du " monde existant", de l’" existence telle quelle", de l’existence "naïve"  et il s’agit, avec elle, de parvenir à une évidence première que le doute ne peut atteindre. C’est à partir de ce but et de cette méthode que l’épithète  "transcendantal" doit se comprendre. L’opération de réduction fait apparaître la conscience transcendantale qui est la condition sans laquelle il ne peut y avoir de signification. La conscience est un mode original d’être, elle est une manière d’être qui lui est propre et la différencie d’un fait de nature. Elle est donc hors du monde naturel et est évidente à elle-même. Il s’agit ici d’une évidence apodictique sans laquelle aucune science n’est possible. Une évidence est dite apodictique quand sa non-existence est exclue : il n’est pas possible d’imaginer que la conscience n’existe pas. Et Fondane voit bien que Husserl refuse d’admettre comme existant ce qui n’est pas à l’abri de toute possibilité de doute. Plus précisément, Husserl utilise, au sujet de la conscience, l’expression d’ "expérience transcendantale". Que signifie, pour la conscience, que d’être l’objet d’une expérience ? On sait que le terme " transcendantal" est d’origine kantienne et désigne l’ensemble des conditions universelles et nécessaires de possibilité de la connaissance de l’objet. L’expérience transcendantale veut donc dire, ce qui n’est pas le cas chez Kant, que le transcendantal – les conditions de la connaissance – est l’objet d’une vue, il est saisi dans une intuition et peut être décrit.

C’est ici que réside, pour Fondane, l’originalité de la phénoménologie : la distinction de l’empirique et du transcendantal. La conscience a donc cette capacité de distinguer de sa dimension empirique et psychologique une dimension proprement transcendantale relative à sa prétention à une validité objective absolue. Mais cette distinction est le danger principal de la pensée de Husserl car elle conduit à disjoindre vérité et existence :  "Vérité et existence, écrit Fondane, ont si peu de rapports que, d’après Husserl, les vérités de raison seraient vraies, même si l’homme n’existait pas." [14] Fondane poursuit : il ne  "reste désormais devant nous, en tant que source d’évidences, que l’ego transcendantal, la raison pure, qui ne nous donnera plus qu’un monde vu sous les espèces de la réflexion" [15]. La pensée de Husserl conduit à voir le monde sub specie cogitationis et à le retenir à titre de phénomène. Ce point est capital. Fondane en donne une précision supplémentaire lorsqu’il évoque le problème de l’objectivité du phénomène ou de la signification objective du vécu. Le caractère « naïf » de l’attitude de l’homme naturel signifie qu’il croit à l’existence de ce qui est donné dans la perception spontanée alors que le philosophe, pour Husserl, s’abstient d’affirmer cette position d’existence. À la différence de l’homme naturel engagé dans le monde, le phénoménologue s’abstient de poser un jugement d’existence sur le monde et, en cela, il entend adopter une attitude non naïve et donc aussi, en un certain sens, non naturelle. Fondane tire de cette approche de la méthodologie husserlienne une remarque importante : la certitude est attachée à l’acte de perception. Il est certain et réel que je perçois, mais ce que je perçois n’est que probable. Husserl sépare la certitude qui est attachée aux actes intentionnels de leur contenu. Fondane prend l’exemple typiquement husserlien de la maison et dit que l’existence de la maison perçue est déclarée  "probable" mais que l’existence de la perception est déclarée" réelle" : l’objet – en tant qu’objet de la perception – peut ne pas exister. Fondane peut donc légitimement s’exclamer : "Que le premier existant, pour nous, soit donc le cogitatum ; car sans lui, pas de cogito et sans cogito, pas de connaissance, d’ordre, d’obéissance."

Levinas et l’interprétation fondanienne de la réflexion

Après avoir considéré la manière dont Fondane comprend le caractère transcendantal de la phénoménologie, il convient désormais de faire droit à la critique qu’il mène du savoir réflexif, ce qu’il fait de manière conjointe à une des premières lectures " françaises" de Husserl, celle de Levinas. On l’aura pressenti, face à Husserl, Fondane développe une attitude critique qui se veut, à certains moments, cinglante. Bien sûr, Fondane explique, au seuil de La Conscience malheureuse, avoir été, un temps, proche de Husserl : " Nous avions été d’accord avec Husserl, écrit-il, lorsqu’il confessait franchement que la philosophie ne recherchait que 'les évidences premières et absolues qui doivent et peuvent soutenir l’édifice de la science universelle.' Nous l’avions cru et suivi en homme d’ordre, heureux de mettre une fin, avec lui, à l’ère des relativismes, des criticismes, de l’anarchie spirituelle. Quoi de plus naturel que de vouloir bâtir un édifice de certitude qui soit hors d’atteinte ? et qu’on lui voulût sacrifier ce qui pouvait gêner sa construction ? Il y avait là une grande clarté, si grande, que l’idée nous est venue sur le tard que, derrière cette clarté, se dissimulait une peur atroce – la peur que ces évidences ne fussent ni vraies, ni premières, ni absolues – la peur que la philosophie ne fût autre chose qu’un acte manqué, une névrose obsessionnelle, un secret honteux qu’à tout prix il fallait taire – sous peine de sombrer, de toucher du pied l’angoisse, l’absurdité et la folie. Sans doute, avant d’élever son édifice, Husserl a vu cela ; c’est parce qu’il a vu cela qu’il a tenté, avec une audace et une puissance incroyables, le plus désespéré des systèmes rationalistes ; c’est parce qu’il a abordé de face la peur et le danger que le danger et la peur l’ont marqué si profondément – si indélébilement – qu’il nous semble que, chez lui, la Raison elle-même est devenue folle. Mais qu’a-t-il donc vu qui le faisait si furieusement braver l’effroi ? Il a vu…qu’il était impossible de voir."[16] Outre ce fait étonnant qu’elle place un affect à la source de la philosophie de Husserl, cette remarque permet surtout de cibler plus nettement le thème de la critique de Fondane. Ce thème consiste dans le refus du primat que Husserl accorde à la vision et, corrélativement, à la réflexion. C’est ce qu’il convient maintenant d’approfondir.

Or, en ce qui concerne la manière dont Fondane définit la conscience selon Husserl et la manière dont il critique la réflexion, il importe de montrer qu’il doit beaucoup plus aux travaux de Levinas qu’à ceux de Chestov. Une étude strictement comparative entre le texte que Fondane publie sur Husserl dans le tome XX de la revue Europe de 1929 – article intitulé " Edmund Husserl et l’œuf de colomb du réel (de la philosophie phénoménologique allemande) " – et le chapitre qu’il publie finalement sur Husserl dans La Conscience malheureuse de 1936 – chapitre intitulé " Edmund Husserl et l’œuf de colomb du réel" – montre sans ambiguïté que le temps qui sépare la parution de ces deux textes a été dominé, du point de vue de la compréhension du projet phénoménologique dans son ensemble, par la lecture de la thèse de Levinas sur La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl. Là où, en 1929, Fondane s’inspire, dans sa lecture de Husserl, de la thèse de Jean Hering[17], Fondane s’appuie davantage, en 1936, sur l’interprétation de Levinas qui s’impose comme étant, en France, une des premières présentations systématiques expressément consacrée à la pensée de Husserl.

Dans son ouvrage de 1930, Levinas propose en effet une interprétation singulière de la phénoménologie husserlienne dont Fondane est, en ce qui concerne le problème de la signification de la réflexion, abondamment tributaire. Pour le dire brièvement, Levinas entend notamment montrer que Husserl élargit le concept d’existence à autre chose qu’à une interprétation exclusivement naturaliste : l’existence n’est plus identifiée à un objet naturel. Cet élargissement du concept d’existence passe par une analyse de la conscience elle-même et par la reconnaissance de son mode spécifique d’exister. C’est l’existence même de la conscience qui doit être considérée dans son originalité, c’est-à-dire dans ce qui rend son existence différente d’un fait de nature. Levinas remarque surtout que, en se dégageant du naturalisme, Husserl met en évidence la vie même de la conscience que cache, mais présuppose comme sa source, le naturalisme. Cette conscience est dite " absolue", ce qui doit se comprendre en fonction de deux thèses principales. Premièrement : tout être se rapporte nécessairement à la conscience – dire qu’une chose existe c’est, en même temps, dire qu’elle « rencontre » la conscience[18]. L’existence de la chose renvoie à l’existence de la conscience en ce sens que la chose perçue ne peut être considérée indépendamment des actes subjectifs de perception qui la visent. Deuxièmement : la conscience porte en elle-même la garantie de sa propre existence. La conscience n’est pas perçue de la même façon qu’une chose et elle a cette capacité de se prendre elle-même pour objet. Elle se donne alors comme ce qu’elle est, c’est-à-dire un absolu, donné  "en personne". Il n’est donc pas possible de nier l’existence de la conscience ; elle ne peut pas ne pas exister. De plus, Levinas insiste encore sur le fait que la conscience n’existe pas seulement dans la mesure où elle se prend elle-même comme l’objet d’une perception et où elle se saisit réflexivement. Le caractère absolu de la conscience est encore déterminé par le caractère conscient du vécu, toujours présent à lui-même. La vie de la conscience se déroule, même si elle n’est pas l’objet d’une  "perception immanente". La conscience est déjà là, à l’état non réfléchi et sous forme d’arrière-plan, et " prête à être perçue" [19]. Le vécu établit un rapport à soi qui est antérieur à toute réflexivité.

C’est précisément sur ce point que la différence entre Levinas et Fondane est sans doute la plus marquée. Fondane fait un pas de plus que Levinas : il identifie, purement et simplement, conscience et réflexion : « conscience et réflexion, écrit-il, ne sont qu’une seule et même chose »[20]. Et Fondane écrit ceci, directement inspiré de Levinas : " Exister, pour la conscience, ce n’est pas être perçue dans une série de phénomènes, mais se percevoir elle-même, être constamment présente à elle-même." Pour Fondane, la conscience est identifiée avec la réalité en tant qu’absolue. C’est encore la raison pour laquelle il peut écrire : " seule la conscience absolue a droit au prédicat de l’existence " [21].

Cette différence – voire cette déformation que Fondane fait subir au texte de Levinas – indique une chose importante. Il est maintenant évident que Fondane interprète la conscience husserlienne à partir d’une philosophie de la conscience absolue et totale, à savoir celle de Hegel, qui a toujours voulu donner à l’idéal rationaliste son expression la plus achevée. Plus précisément, Fondane lit Husserl à partir de ce que dit Hegel dans la Préface aux Principes de la philosophie du droit : " Tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel". Ce qui veut dire que la vie de la conscience est une vie sub specie aeternitatis, que la conscience est la récapitulation totale du tout de la réalité, qu’elle est parfaite possession d’elle-même dans la présence pure de la réflexion infinie. La conscience, par le fait même qu’elle est, est présence à elle-même, conscience absolue de soi[22].

Toutefois, cette différence ne doit pas occulter que Levinas et Fondane se rejoignent dans une critique commune de la pratique de la réflexion. C’est particulièrement visible quand ils s’interrogent tous les deux sur le problème de la motivation de la réduction phénoménologique. Fondane reprend à son compte les termes de Levinas : quels sont les motifs pour lesquels s’opère le passage de l’attitude naturelle à l’attitude proprement phénoménologique ? Comment, " l’homme, dans l’attitude naïve, plongé dans le monde, […] devient-il brusquement conscient de sa naïveté ?" [23]. Levinas regrette ne pas trouver, chez Husserl, une explication plus approfondie de ce problème. La philosophie commence avec la réduction, mais il s’agit d’un acte où nous considérons la vie dans tout son aspect concret mais où nous cessons de la vivre[24]. Cette dernière remarque laisse entendre la raison pour laquelle la motivation ne pose  même  pas de problème : elle est, encore une fois, tributaire du primat que Husserl accorde au théorique. Autrement dit, c’est parce que Husserl voit, dans la réduction, un geste essentiellement théorique plaçant la représentation à la source de tous les actes de la conscience, que se pose la question de ce qui motive la réduction dans la vie concrète. Le caractère théorique de la réduction tient en ceci qu’elle est cet acte par lequel le philosophe réfléchit sur lui-même et met entre parenthèses " l’homme vivant dans un monde " [25]. Par conséquent, il n’y a pas de coïncidence entre la vie, en tant que vécue, et la vie, sur laquelle un " regard" est porté. Connaître un vécu n’est plus le vivre.

Sur ce point, en assimilant la méthode de réduction à un sacrifice de l’existant qui « interdit de vivre », Fondane est sans doute plus radical que Levinas. Du point de vue de Husserl, "le but excuse les moyens" écrit Fondane. Le sacrifice est pourtant énorme : en rangeant l’existence parmi les préjugés à mettre entre parenthèses (la phénoménologie suppose toujours une réduction des préjugés), Husserl s’interdit l’existence et prétend même s’en abstenir délibérément[26]. Dans le sillage de Levinas, Fondane regrette que, dans le premier livre des ses Idées directrices de 1913, Husserl fasse preuve, sur ce point, d’une certaine discrétion, en présentant sa méthode comme un acte relevant avant tout de la liberté du phénoménologue[27] qui choisit librement de changer d’attitude et de  "se regarder vivre". Fondane refuse cette liberté qui lui semble impossible à effectuer. C’est la raison pour laquelle il écrit :  "la liberté réelle du cogito n’est-elle pas effectuée par un acte seulement théorique, ce qui veut dire en somme qu’elle n’est pas effectuée du tout ? N’est-ce pas une simple illusion ? La philosophie de Husserl n’est-elle pas basée sur cette illusion ?" [28] Fondane précise davantage sa position en ces termes :  "Et alors que Husserl déclare s’abstenir de la position de l’existence que l’attitude naturelle effectue spontanément – comment vérifie-t-il si cette abstention est réelle, si elle a réellement eu lieu, et non seulement in abstracto ? Nous est-il véritablement possible de nous abstenir de la position de l’existence, autrement qu’en en parlant ? Et si l’on s’abstient en paroles seulement, que vaut cette abstention, puisqu’on continue à vivre de la chose même dont on s’est abstenu – et qu’elle nous remplit d’une conviction et d’une stabilité sans lesquelles il nous serait impossible d’effectuer l’acte même de nous abstenir ? En un mot : pendant que Husserl s’abstient de la position du réel, le réel, à son tour, cesse-t-il d’ 'effectuer' l’existence de Husserl ? " [29] Ainsi posée, la question revient à se demander ce qu’il en est du  "moi" qui a le droit de poser les questions à niveau proprement transcendantal. Qu’en est-il de ce sujet qui n’est pas un homme naturel mais un sujet transcendantal, un  "Je perdu et retrouvé "comme dit Fondane en songeant au doute cartésien ? Et finalement, rien " n’empêche […] un Husserl de prétendre que 'la loi universelle touchant la structure de la vie de la conscience en général' contient en elle tous les états vécus de la conscience ; mais contient-elle tous ces états en tant que vécu ? " [30]

Ces questions conduisent encore à se demander si Fondane ne remet pas en cause le principe husserlien de l’intentionnalité. Pour Husserl, l’expérience de la conscience ne peut être interprétée dans les termes d’un domaine d’intériorité radicalement opposé au monde des objets. La conscience est intentionnelle, ce qui veut dire qu’elle est relationnelle de part en part, qu’elle se transcende et se dirige vers ce qui n’est pas elle. La conscience est donc cette ouverture aux objets – à la chose comme telle – vers lesquels ses actes la portent. Face à ce principe d’intentionnalité, Fondane rétorque par cette question : "Mais est-il possible à l’homme de vivre en dehors de la relation sujet-objet ? Le peut-il ? " [31]. Fondane répond par l’affirmative et appuie son hypothèse sur l’existence des " primitifs" qui ont cette capacité d’appréhender le monde et les choses en deçà des principes fondamentaux de la logique et  "se donnent tout le réel pour vrai et immédiatement senti". Le primitif, qui possède " moins de savoir que nous mais plus de réel que nous", implique une " présence sentie, fusion affective, identité, vérité effectuée adéquation absolue de l’homme à lui-même, aux êtres, aux choses, à la nature, au groupe social dont il fait partie". Bref, le primitif échappe à la nécessité.

On le voit, c’est la grande tentative de Fondane que de chercher un mode de pensée qui ne se réduit pas à être une réflexion sur l’existence, mais plutôt le mouvement même de cette existence dans son vivre. C’est à partir des thèmes de la  "vie intérieure" de la " vie humaine nécessaire à la formation des concepts", du " continuum vital", " d’une réalité qui ne se donne et n’est présente qu’au plus intime de l’individu " [32] que Fondane en vient à poser, à l’homme, la question de la signification de son existence. Il n’est pas possible, pour l’homme, de renoncer à poser la question de la signification de son existence  "pour la simple raison qu’il ne peut s’imposer à son existence et que c’est l’existence qui s’impose à lui" [33]. Husserl ne poserait pas la question de la signification de la connaissance : pourquoi placer les évidences au fondement et à la source de la connaissance ? La vie a-t-elle besoin des évidences pour vivre ? " Le savoir était-il nécessaire, indispensable à la vie ? ou bien, tout au contraire, s’agissait-il d’un refus à la vie […] ?" [34] Ainsi, Fondane place-t-il la phénoménologie devant le registre de la vitalité, du " désir d’amour, de liberté, de puissance, de destruction" [35], des besoins vitaux, naturels, instinctuels, biologiques de l’homme, bref, de ce qu’il nomme le " donné intime ".

En conclusion, on peut dire que Fondane accrédite l’idée que la philosophie husserlienne est, de part en part, possédée par le démon de la totalisation théorique (rationnelle) et systématique, laissant ainsi de côté le domaine propre de l’existence. L’idéal husserlien d’une science rigoureuse s’inscrit dans le projet de la raison philosophique occidentale qui a vu se développer des philosophies aussi puissantes que celles de Platon, de Leibniz ou encore de Hegel. Fondane reconnaît que " les véritables responsables des excès husserliens", du " fanatisme" de Husserl, de ses " grimaces" et de sa " mystique de la raison", sont Descartes et surtout Kant qui demeure l’adversaire secret de la philosophie existentielle. Face à Descartes et à Kant, qui partagent cette volonté de donner à la raison une nouvelle autorité, toute l’intention de Fondane est de rompre décisivement avec l’idée d’une totalisation de l’expérience dans un savoir absolu, en insistant sur la nature affective de l’affirmation existentielle. Cette orientation existentielle de la philosophie engage une interprétation singulière de Husserl dont nous avons cherché à montrer les tensions. Les travaux de Fondane, alors qu’ils interrogent le modèle de l’objectivation (logique), posent à la phénoménologie les questions de son domaine et de ses limites. Ils exigent de se mettre en quête d’une nouvelle caractérisation de l’intentionnalité qui ne se réduit pas, dans sa définition théorique générale, à n’être que ce qui amène l’objet sous le regard du sujet. Un nouvelle caractérisation de la phénoménologie qui soit capable de tenir compte, par-delà toutes les formes de la « démagogie du concret », de ce que Fondane appelle le " contact vécu avec le réel".

Or, avec Fondane, il est possible de déceler les éléments qui permettent d’élucider le sens de la subjectivité, de penser le sujet dans son mode d’être originaire. Il tente de revenir en-deçà de toutes les théories de la représentation pour atteindre un  "donné intime "qui est, avant tout, de nature affective et que l’on pourrait nommer un " sentir originaire". De ce point de vue, la critique de Husserl est ici sans appel : Husserl ne parvient pas à se défaire de son souci obstiné de la médiation, d’une prise de distance par rapport à ce donné intime ou originaire qu’il s’agit toujours, pour Husserl, de voir avant que de sentir. Cette prise de distance se traduit, chez Husserl, dans sa théorie de la réduction. Fondane invite ainsi le lecteur de Husserl à ne pas faire l’économie du sentiment individuel et singulier de celui qui interroge, qui pose les questions. C’est là tout le sens que Fondane attribue à la facticité : « le fait est là, écrit-il dans Baudelaire et l’expérience du gouffre, même si personne ne nous répond, nous ne pouvons pas cesser de questionner. Tant que notre moi sera là, il lui faudra vivre et le rationnel refuse de le laisser vivre, il n’est pas fait pour la vie. C’est donc du centre et non du dehors de la vie, que l’esprit du moi pose ses questions, il est intimement lié à la vie, ce sont les intérêts même de la vie de la personne qu’il considère au moyen de son expérience personnelle. »[36]


[1] B. Fondane, Rimbaud le voyou, Paris, Édition Complexe, 1990, p. 173

[2] B. Fondane, La Conscience malheureuse, Paris, Éditions Denoël, 1936.

[3] " Husserl an Schestow, 3.VII.1929", dans Husserliana Dokumente. Band III. Briefwechsel VI, Kluwer Academic Publishers, Nijhoff, La Haye, 1994, p. 371.

[4] Voir à ce sujet, les travaux de F. Déchet, « Sestov critico di Husserl », dans Giornale di Metafisica, n°2-3, 1975, pp. 209-243 ; A. Philonenko, La philosophie du malheur, t. I : Chestov et les problèmes de la philosophie existentielle, Paris, Vrin, 1998 ; et de R. Fotiade, « Évidence et conscience. Léon Chestov et la critique existentielle de la théorie de l’évidence chez Husserl », dans N. Struve (dir), Léon Chestov. Un philosophe pas comme les autres ?, Cahiers de l’émigration russe 3, Paris, Institut d’études slaves, 1996, pp. 111-125, ainsi que Conceptions of the Absurd : from Surrealism to the Existential thought of Chestov and Fondane, Oxford University Press, 2001.

[5] Voir L. Chestov, " Memento Mori (À propos de la théorie de la connaissance d’Edmond Husserl)", dans Revue philosophique de la France et de l’Étranger, t. LI, janvier-février 1926, pp. 5-62.

[6] B. Fondane, La Conscience malheureuse, p. X, cité par M. Jutrin, " Situation de B. Fondane", dans Europe, n°827, mars 1998, p. 5.

[7] B. Fondane, La Conscience malheureuse, p. 172.

[8] Voir, à ce sujet, la remarque écrite par Fondane sur son exemplaire personnel des Méditations cartésiennes, reprise par O. Salazar-Ferrer, « Benjamin Fondane lecteur de Nietzsche. Lecture d’une lecture », dans Cahiers Benjamin Fondane, n°4, 2000-2001, p. 28.

[9] J. Patočka, « Souvenirs de Husserl », trad. par H. Leonardy, dans Études phénoménologiques, n°29-30, 1999, p. 94.

[10] B. Fondane, La Cconscience malheureuse, p. 24.

[11] On peut remarquer que, pour Fondane, cette séparation radicale vaut encore pour ce qu’il appelle la « seconde génération » des philosophies existentielles. À ce sujet, voir B. Fondane,  "Le Lundi existentiel et le Dimanche de l’histoire", dans L’Existence, Paris, Gallimard, 1945, p. 31.

[12] Disons d’emblée que Husserl n’a jamais interprété la méthode de réduction en termes de négation du monde ou de l’existence. À titre d’exemple, voici qu’il écrit au paragraphe 32 des Idées directrices de 1913 : « Quand je procède ainsi, […] je ne nie donc pas ce ‘‘monde’’, comme si j’étais sophiste ; je ne mets pas son existence en doute, comme si j’étais sceptique ; mais j’opère l’έποχή ‘‘phénoménologique’’ qui m’interdit absolument tout jugement portant sur l’existence spatio-temporelle. »

[13] B. Fondane, La Conscience malheureuse, p. 96.

[14] Id., p. 23.

[15] Id., p. 99.

[16] Id., p. XVIII.

[17] J. Hering, Phénoménologie et philosophie religieuse. Études sur la théorie de la connaissance religieuse, Paris, Alcan, 1926.

[18] E. Levinas, La Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Vrin, 1930, p. 45. Désormais La Théorie de l’intuition.

[19] E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, trad. fr. par P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, pp. 146-147.

[20] B. Fondane, La Conscience malheureuse, p. 103.

[21] Idid.

[22] Fondane force ainsi la pensée de Husserl sur deux points au moins : premièrement, Husserl ne prétend pas que les vécus ne deviennent conscients que dans la réflexion et a toujours insisté sur le thème d’une conscience pré-réflexive ; deuxièmement, le caractère infini de la réflexion n’est jamais à comprendre, chez Husserl, dans la perspective d’une réflexion totale et pleinement accessible à elle-même, mais plutôt comme une possibilité permanente. Voir à ce sujet E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. fr., paragraphes 76 à 79.

[23] La Théorie de l’intuition, p. 222.

[24] Id., p. 219.

[25] Id., p. 221.

[26] B. Fondane, La Conscience malheureuse, p. 94.

[27] E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. fr., p. 97.

[28] B. Fondane, La Conscience malheureuse, p. 107.

[29] Ibid.

[30] Id., p. 23.

[31] Id., p. 32.

[32] Id., p. XI.

[33] Id., p. XVI.

[34] Id., p. XIX.

[35] Id., p. 1.

[36] B. Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre, chapitre XXVIII, p. 359.