SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Benjamin Fondane et le théâtre - Relecture d'Ulysse N° 11

Ecrits de Fundoianu sur le théâtre

Mircea Martin

Dans le journal Rampa du 25 janvier 1922, Fundoianu publie un article intitulé Chronique d’un siècle de théâtre et, dans une note de bas de page, la rédaction communique aux lecteurs que cet article a été reproduit d’après sa version française parue dans le dernier numéro de la revue parisienne  Choses de théâtre. Comme l’on peut le supposer, c’est d’un siècle de théâtre roumain dont il s’agit, siècle qui commence par la représentation de l’idylle Mirtil et Chloe de Gheorghe Asachi, avec une préface en vers, écrite en français.

      Dans les premières lignes de ce texte, l’auteur semble reprendre le thème de Maiorescu concernant la civilisation et la culture roumaines, la fameuse thèse des « formes sans contenu », anticipant, en même temps, sur une autre thèse lancée entre les deux guerres, qui décrivait le même processus de formation par la formule « brûler les étapes ». Fundoianu évoque un pays devenu capitaliste sans avoir été « domestique et agricole, qui a des chemins de fer sans avoir de chaussées, qui a une poésie symboliste sans avoir eu une poésie traditionnelle et classique ».[1]

      Pour ce qui est du théâtre, celui-ci est exclusivement d’inspiration française et encore « de seconde main ». Les circonstances historiques expliquent cette situation, mais peut-être aussi notre origine latine – ajoute Fundoianu, en citant Lessing qui invoquait la prédilection des Romains pour le cirque comme raison de l’absence de la tragédie dans leur culture. Il passe rapidement sur les « drames historiques » d’Alecsandri, de Haşdeu et de Davila, pour s’arrêter au seul moment reconnu comme « créateur » de la dramaturgie roumaine, moment illustré par « les deux amis » - Caragiale et Ronetti-Roman. En quelques phrases il nous dit l’essentiel sur les comédies caragialiennes : « ridicule grandiose et tragique », « humour sain, comme dans les formes de Molière, mais d’une gravité et tristesse que seule la facture de Gogol saurait supporter ».

      Quant à Ronetti-Roman, son drame Manasse est comparable à Nathan der Weise de Lessing, mais, remarque Fundoianu, « il est beaucoup plus faible en tant que littérature et beaucoup plus fort en tant que drame ». Et en guise de conclusion : les deux auteurs (Caragiale et Ronetti-Roman) n’apportent rien de nouveau dans la « sensibilité littéraire ». Ils ne sont pas des « pionniers en littérature », comme Racine et Corneille, par exemple. « Ce qu’il nous faut – précise Fundoianu – ce ne sont pas des dramaturges, ce sont des artistes. Non la réalité immédiate : la fiction. Non l’action : le poème dramatique.»[2]

      C’est plus qu’un bilan, c’est l’esquisse d’une conception théâtrale et aussi, comme d’habitude chez lui, un programme d’action. Ces trois niveaux de l’approche fondanienne, on va les retrouver dans presque tous ses articles sur le théâtre ou sur la littérature, qu’ils soient publiés dans Rampa (entre 1919 et 1922), dans Contimporanul (entre le 3 juin 1922 et le 23 février 1923), dans Sburătorul, ou ailleurs. Ces articles sont rarement consacrés à un  spectacle spécifique, très souvent le commentaire glisse rapidement vers la personnalité d’un des principaux interprètes – comme dans les textes publiés dans Rampa. Quant à ses notes de Contimporanul, elles ont toutes un caractère panoramique.

      Il faut souligner le régime de liberté totale des commentaires fondaniens, leur insubordination par rapport aux obligations  habituelles d’un chroniqueur de théâtre. Ce qui se passe sur la scène lui sert de prétexte pour des incursions historiques ou des considérations théoriques. « Je ne regarde pas les choses du point de vue de l’actualité. Je les regarde historiquement. Cela me déplaît de mentionner (…) un fait, un auteur ou un acteur qui ne vont jamais rencontrer l’immortalité. »[3] Ces lignes sont publiées dans le cadre de sa rubrique de Rampa consacrée au théâtre. Une autre rubrique signée Fundoianu (toujours dans Rampa) s’intitulait « Les cahiers d’un inactuel ».

La perspective adoptée par notre très jeune chroniqueur est assez arrogante. De toute façon, on ne découvrira jamais chez lui un geste d’asservissement à la politique d’un certain théâtre, à la vision d’un metteur en scène ou à la présence d’un  acteur. A l’exception des références à Jacques Copeau, à son école du « Vieux Colombier » à l’activité du groupe « Insula » - qui sont des plaidoyers pro domo, assumés comme tels, ses commentaires théâtraux semblent désintéressés – cela veut dire supérieurement intéressés : ce qui leur confère crédibilité et même une certaine dignité professionnelle, en dépit de leur désinvolture un peu forcée, de leur aspect décousu, négligent parfois, et d’un goût un peu trop recherché pour le paradoxe.

Un véritable tableau du théâtre roumain au début du XXèmesiècle se dessine dans l’ensemble de ses notes ; en voici les principaux traits : absence d’une importante tradition dramaturgique et scénique ; précarité des moyens techniques ; théâtralité extérieure qui compte sur des effets rhétoriques, prédilection pour le mélodrame ou pour la comédie bouffe ;  la vulgarité, enfin, faiblesse à la fois des comédiens et du public. Mais ce qui mobilise surtout les énergies polémiques de Fundoianu, c’est la tendance commune aux auteurs et aux acteurs de transposer sur la scène la vie comme telle sans passer par le travail de l’art. Il s’insurge contre des dramaturges comme Bernstein, Feydeau, Henry Bataille ou Kirstemaeckers, et contre la sélection de leurs pièces dans les répertoires des théâtres roumains. Ces pièces sont anecdotiques et même pornographiques à son opinion. Fundoianu donne à la pornographie un sens plutôt esthétique que moral : la pornographie devient ainsi une sorte de comble de l’anecdotique ; et de la vulgarité, parce que, pour lui, l’anecdotique est toujours vulgaire.

S’il n’arrête pas de dénoncer la vulgarité omniprésente, Fundoianu ne tarrit pas d’éloges pour les grands acteurs qui ont la force de l’éviter et qui, par leur dignité et par l’authenticité de leur prestation, ont sauvé bon nombre de spectacles. Ses préférences vont à Petre Sturza, Aglaia Pruteanu, Ion Manolescu, Iancu Petrescu et, surtout, à Ion Morţun qui « même pour plaire ne saurait être vulgaire »[4] qui a compris que  l’agent immobilier dans la pièce de Ronetti-Roman n’est « pas un rôle de comédie bouffe », et que la gaieté de Selig Şor « est poignante et humaine ».

L’admiration de Fondane pour la dramaturgie de Caragiale ne faiblit à aucun moment et, au début d’une saison dont il prédit qu’elle sera  « pompière » il ne tarde pas à se réjouir que « le Theâtre National ouvre ses portes sur le rire sain de Caragiale ».[5] Les nuances de son commentaire changent d’une phrase à l’autre, si bien qu’il n’est pas très clair s’il partage ou non l’hypothèse de Lovinescu sur la viabilité et l’actualité de l’oeuvre caragialienne conditionnée par la persistance de ses modèles dans la réalité socio-historique. A partir de l’hypothèse  conformément à laquelle la comédie de moeurs « vieillerait à court terme », Fundoianu voit une chance de survie dans ce que « le vote universel qui venait de l’Europe a rafraîchi les moeurs et  galvanisé les héros … » .Mais c’est dans ce « rafraîchissement » même que se cache le risque de la caducité : « Il semble même que – et les initiés ne se gênent pas pour l’affirmer –  la pièce de Caragiale qui, comme toute oeuvre d’art, agrandissait la réalité pour y ajouter une signification, n’est plus qu’une simple copie délavée de quelquelques modèles qui surpassent, et de loin, en verve l’imagination de Caragiale. »

Mais, une fois de plus, l’argumentation fait une pirouette pour livrer la véritable opinion du chroniqueur dramatique : « La Lettre perdue  resterait-elle simple description d’une seule époque que l’on a cru de transition, et qui est née du mélange des coutumes turques et des moeurs du libéralisme ? La comédie serait-elle uniquement le cliché d’un état politique momentané ou bien cache-t-elle, derrière des masques trop actuels, le mécanisme d’une vérité sociale plus permanente ? »[6] Interrogations rhétoriques, évidemment. L’actualité de Caragiale est pérenne et Une lettre perdue n’est « inactuelle » que dans la mesure où les commentaires de Fundoianu eux-mêmes étaient « inactuels ». En fait, son argumentation avait pour but de préparer le terrain au refus de la solution du metteur en scène (Mavrodi) qui avait opté pour un décor et des costumes d’époque.

Fundoianu est obsédé par la commercialisation progressive du théâtre. Il lui suffit de jeter un regard sur la situation du théâtre roumain, sur la qualité des spectacles, sur le répertoire, sur les tendances qui l’emportent dans l’interprétation des comédiens pour découvrir une oscillation, en fait une permanente hésitation entre « le commerce » et « l’art ». Jusqu’au Théâtre National qui accepte les compromis d’un répertoire commercial en dépit d’une exigence esthétique qui aurait dû être extrême. Plus encore : ses directeurs, ses metteurs en scène auraient dû assumer un rôle novateur, ils auraient dû encourager et soutenir les tentatives téméraires de groupes indépendants comme « Poesis »[7] dont la place – Fundoianu le martèle haut et fort – « n’est pas dans l”initiative privée, dans la rue. »[8]

Dans une perspective culturelle large et, en même temps comparative, il attribue au Théâtre National un rôle de pionnier. A la différence de ces cultures où « une vieille histoire a préparé des traditions » et où « la place des nouvelles idées est hors de la cité », une cité qu’elles assiègent, « chez nous, où il n’y a pas de tradition, seul le Théâtre National a les moyens et la qualité de se trouver dans l’avant-garde. »[9] Rôle noble, sans doute, mais qui n’est pas à l’abri du paradoxe ; ce qui fait apparaître, au-delà de la spécificité du contexte culturel local, les rapports spéciaux que Fundoianu entretient avec l’Avant-garde.

Il apprécie la présence sur les  scènes roumaines de dramaturges comme Ibsen, Maeterlinck, Bernard Shaw, Edmond Rostand ou Hoffmasthal, il salue la tournée du Théâtre de Berlin sous la direction de Karlheinz Martin à Bucarest et aussi les spectacles des trois troupes juives (de Baratoff, de Mali Picon et de Fişzon – ce-dernier élève de Stanislavski), joués « avec peu de moyens et beaucoup d’intelligence ». [10]Fundoianu est heureux de voir une compagnie privée (celle de Iancovescu et de Elvira Popescu) monter une pièce de Charles Vildrac (Paquebot Tenacity) – « une concession faite au bon goût »[11] et, ajoute-t-il, « avec la conscience ternie par le succès de tant de farces vulgaires ». Une pièce de Leonid Andreev (Ecaterina Ivanovna) montée par un autre théâtre privé lui offre l’occasion de revenir sur son idée obsessive : « Le drame, dit-il, est si bien copié d’après la vie que, comme dans toutes les bonnes copies, l’action en est fausse et les personnages invraisemblables ».[12] (Et le concept d’invraisemblable se retourne contre la vie.)

Mais l’auteur dramatique sur l’œuvre duquel Fundoianu se penche constamment et passionnément est Ibsen. Et ce qu’il apprécie le plus dans la dramaturgie ibsenienne, c’est l’absence du sujet et de l’anecdote : « Tu aimerais deviner le sujet et la pièce n’a pas de sujet. Tu voudrais saisir l’action continue et l’action s’écroule. Même la parole d’Ibsen est trop peu commune pour être trop logique. La parole d’Ibsen est passée près de toi, en toi-même, au-delà de toi. » Ici, comme ailleurs, on voit que, pour Fundoianu, le théâtre a une composante poétique très forte, décisive. Et le fait d’annexer Ibsen à son plaidoyer me paraît hautement significatif. Les personnages ibseniens lui semblent « profondément concrets » et lyriques. « Je n’ai jamais pu dissocier, chez Ibsen, l’idée du sentiment »[13] – écrit-il.

Tout cela nous rapproche  fort de la poésie, de la conception moderne sur une poésie qui se doit d’éviter à tout prix l’anecdote et la profération des idées en tant que telles. Dans une note concernant la pièce d’un auteur roumain (Ciuta [Le chevreuil] de Victor Ion Popa), Fundoianu se déclare heureux d’y découvrir « un peu de poème dans les personnages (…) et non dans les paroles et dans les tirades ».[14] Dans un autre texte il signe cette affirmation péremptoire : « Le théâtre doit rester un simple poème »[15].

Les convictions esthétiques de Fundoianu ne manquent pas de cohérence : les similitudes sautent aux yeux entre ses exigences  théâtrales et ses exigences poétiques. Une même répulsion à l’endroit du naturalisme et de toute subordination, quelle qu’elle soit – politique, morale, commerciale – de l’art. Le même refus de concéder au goût public.

Sans se départir d’une position qui reste élitiste et esthétisante, un état des lieux de la situation du théâtre roumain le pousse vers une perspective plus nuancée de la réception : « C’est une mauvaise habitude de la démocratie que de flatter bêtement et sans raison ce monstre à mille têtes, le public. La flagornerie est naturelle lorsqu’on fait appel aux instincts de la population appelée à enrichir l’annonceur et elle est surtout nécessaire à ces carrefours des années lorsque la nation ressent le besoin obligatoire d’élire ses représentants. Mais cette habitude a fait naître aussi la fonction hybride du fonctionnaire préposé à la fabrication des spectacles et à la promulgation des verdicts publics à l’usage de ceux qui n’ont pas le temps d’avoir un goût propre et un peu d’éducation. »[16]

« Ceux qui n’ont pas le temps d’avoir un goût propre et un peu d’éducation » : ces termes ont l’air d’avoir été empruntés à la sociologie littéraire de Bourdieu. Fundoianu ne se méprend pas sur le rôle important de la publicité  qui oriente et manipule en même temps : « Le public ne lit pas; à quoi bon le besoin de lui en induire, par une chronique, la nécessité ?  En échange, le public fréquente les salles de variétés, les cinémas, les théâtres ;  on doit l’orienter – selon les intérêts de l’administration – vers le guichet où il trouvera le meilleur spectacle. C’est ainsi que s’explique que des événements se produisent dont personne ne sait rien ; un bon livre, on apprend son existence au bout d’un siècle ; une mauvaise pièce, on l’apprend sur le champ. »[17]

En passant outre à l’opposition – peu probante – entre « un bon livre » et « une mauvaise pièce »,  le sarcasme du chroniqueur peut être interprété, également, comme sa manière à lui de s’inquiéter du sort de la littérature plus que du sort du théâtre. Il s’agirait, à mon avis, d’une préférence, voire d’une hiérarchie personnelle des genres.

Pour revenir sur l’attitude de Fundoianu devant le public du spectacle : il méprise (avec une certaine ferveur même!) le goût vulgaire pour l’anecdotique et déteste les auteurs dramatiques, les acteurs et les metteurs en scène qui lui sacrifient en escomptant un succès facile (qui se traduit par des recettes conséquentes). Ce n’est pas par hasard qu’il cite – en français - Huysmans, l’un des héros de ses écrits littéraires : « Je ne suis pas théâtrier pour deux sous. Savoir si la marquise couchera, ou ne couchera pas ! Eh, bien moi, je m’en fous que la marquise couche ou ne couche pas ! »[18] Ailleurs il invoque Diderot : « Combien de sots faut-il pour pouvoir avoir un public? »[19]

Pourtant, le mépris du public se double à un certain moment d’une confiance surprenante vis-à-vis d’un autre type de public : « Un phénomène qui sonne le glas des quelques chevaliers d’industrie théâtrale de chez nous, mais qui  satisfait profondément la sensibilité de tous ceux qui prisent l’art : le public ne vient plus au théâtre. » [20] L’explication retenue par le chroniqueur de l’énquête lancée par  Rampa, c’est la mauvaise qualité du répertoire ; un répertoire qui, sous la pression (de l’absence) du public tendrait à s’améliorer. 

« Le problème du spectateur (…) est la clé de voûte du théâtre contemporain », écrit  Fundoianu dans un article[21] qui lui est consacré entièrement. Il distingue entre un spectateur « pur »  qui « ne croit pas à la réalité empirique des événements de la pièce », qui ne se laisse pas « entraîner par le sujet », conscient « d’assister à une fiction  - à une représentation d’art », et le spectateur « commun » qui « s’identifie avec l’action totale », qui ressent la mise en scène de l’émotion comme « un truc, une frustration », qui « ne veut - ou ne peut vouloir l’art – il veut l’ivresse ». Les spectateurs « purs » sont si rares que l’on pourrait dire « qu’ils n’existent pas » car, en fait, ils se confondent avec les artistes eux-mêmes.

A l’époque moderne il se produit un phénomène sur la gravité duquel Fundoianu tient à attirer l’attention : « … la déviation de l’art théâtral (celui du roman aussi mais dans une moindre mesure), sa déformation au gré du spectateur ». Déviation à laquelle s’ajoute « l’immense pertubation (…) due aux acteurs », qui « se complaisent  davantage dans la réalité brute », « plus succulente ». Les conséquences de ce « complot » sont extrêmement embarrassantes pour l’art du théâtre : « Ce complot du spectateur et de l’acteur oblige le théâtre à se décider entre vivre en commun avec le spectateur et (anomalie) sortir du spectacle. Ibsen est à moitié sorti, Maeterlinck  un peu plus et le reste est sorti (Le Roi Candaule, La Dame à la Faulx, Faust, Manfred) pour de bon ».

Comme partout ailleurs, ces exemples sont édificateurs. Toutes les pièces qu’il cite ne sont pas « sorties pour de bon » et la sortie de quelques-unes n’est pas due au « complot » en question, mais au changement du goût et des mentalités. Fundoianu confond ici particulier et général, en fait il ne les identife pas là où ils existent et agissent. Il observe que l’artiste est lié au spectateur par un « contrat », mais au lieu d’accepter le caractère incontournable de ce dernier, il préfère y voir une cause de « la déviation », de « la déformation », de « la perturbation » du théâtre, le verser au compte de la démocratie et le définir dans les termes suivants : « C’est le contrat entre artiste et spectateur, un cas entre autres de la démocratie en vertu duquel l’artiste s’oblige à pourchasser le second  sur le plan sentimental, en l’agrandissant si possible ; et en vertu duquel le spectateur s’oblige à lapider quiconque oserait autre chose ».

Il  est vrai que « l’insurrection de la réalité dans l’art (le naturalisme) n’est que l’insurrection du spectateur dans l’art », et que le symbolisme a représenté « la révolte contre le spectateur » mais l’art en général et l’art du théâtre en particulier ne sauraient être conçus dans une relation d’opposition vis-à-vis de leurs récepteurs. Aussi « longue » que soit « la rancune » du spectateur (envers l’art et envers l’artiste qui lui reste « purement » fidèle) et quelles que soient « les perturbations » que puisse produire – et que produit! – le rapprochement du public et  l’accomplissement de ses attentes, « le bon art » ne peut « rester en dehors des lecteurs, si c’est de la littérature, et en dehors des spectateurs, si c’est du théâtre ».

Cet article, comme d’autres encore,  est hanté par la nostalgie élitiste et esthétisante du lecteur « pur », en fait du lecteur « unique ». « Le livre devrait avoir un unique lecteur »[22] écrit – noir sur blanc – Fundoianu. On peut se demander s’il serait allé jusqu’à postuler – pour « le bon art » un seul spectateur. Car il est plus facile de parler, en général, d’un art qui soit conçu et réalisé « en dehors des spectateurs » que d’imaginer un spectacle de théâtre concret qui jouisse de l’attention d’un seul spectateur. C’est surtout dans ces moments-là qu’il ne faut pas prendre Fundoianu à la lettre. Il pousse volontiers l’argumentation des idées qui lui sont chères au-delà des limites que le bon sens (aussi mal partagé soit-il) est disposé à accepter. L’excès (intellectuel) est la seule forme de pathos qu’il se permet.  

 

*

 

Arrivés au bout de notre commentaire, nous  nous penchons un moment sur une page de Nietzsche, tirée de L’Origine de la tragédie. « Les soirs où nous refusons d’aller au Théâtre Populaire ou à celui d’Elvire [Popescu], nous feuilletons de nouveau quelques, livres chers »[23], écrit Fundoianu qui cite longuement son auteur préféré.  Il y est question, encore, des spectateurs et de l’opinion d’Auguste W. Schlegel sur le choeur des tragédies antiques qui pourrait figurer une espèce de « spectateur idéal ». Nietzsche, lui, ne partage pas cette opinion ; selon lui, « le vrai spectateur, quel qu’il soit, doit avoir continuellement la conscience qu’il se trouve devant une oeuvre d’art et non devant une réalité empirique ». Et Nietzsche de poursuivre : « Nous avons cru à un public esthétique et avons considéré le spectateur individuel d’autant plus digne d’estime qu’il s’avérait plus apte à concevoir l’oeuvre d’art en tant qu’art, sans plus, c’est-à-dire d’un point de vue esthétique ».

Fundoianu souscrit silencieusement à l’opinion du « miraculeurx Nietzsche » et il importe de souligner cette adhésion pour mettre en vedette, précisément, l’énorme distance entre sa position à ce moment-là et celle qu’il va adopter après sa rencontre avec Chestov et qu’il exprimera clairement dans son essai sur Rimbaud  et surtout dans le Faux Traité d’esthétique de 1938. Prises dans leur ensemble, les chroniques de théâtre de Fundoianu témoignent – plus ou moins subrepticement – d’une nostalgie de la littérature. Pour son commentateur, le théâtre reste – avant tout – de la littérature. Pour lui, le bon théâtre n’est rien d’autre que de la bonne littérature.

J’ajouterais l’étrange impression de contraction du temps que m’a donné la lecture de certains passages de ses notes de théâtre. Un spectateur de théâtre contemporain (roumain ou autre) y trouverait comme un signe annonciateur. Comme aujourd’hui, le public désertait non seulement les bibliothèques, mais aussi les théâtres ;  auteurs,  acteurs et  metteurs en scène s’ingéniaient à qui mieux mieux à cultiver des modes de vulgarité présentés comme autant de preuves d’authenticité et où le succès artistique (et culturel) dépend, dans une mesure décisive, de la publicité, où le commerce prévaut sur l’art. Prétendument « inactuelles », les notes de théâtre signées par Fundoianu sont terriblement actuelles.

 

*

 

Fundoianu voit l’école du « Vieux Colombier » comme « une renaissance dramatique », comme une reconquête par le théâtre de son lieu central dans l’ensemble d’une culture et d’une société ; mais il doute que les comédiens – à cause de leurs infirmités (l’orgueil, l’ignorance, l’indiscipline) – soient capables de bien comprendre et d’accomplir une tâche pareille. Il leur manque non seulement l’éducation, mais le vrai goût du théâtre, c’est-à-dire une « intelligence artistique pure ». Le drame naturaliste est apparu – c’est l’hypothèse de Fundoianu – pour satisfaire simultanément les attentes des acteurs et de « leur rival en ignorance », le public. Contre ce nivellement par le bas se mobilise Jacques Copeau et son admirateur roumain.

Pour sortir de la décadence théâtrale, il faudrait que l’œuvre dramatique cesse de servir de « tremplin pour l’acteur ». C’est le contraire qui doit se passer dans la conception de Jacques Copeau. La discipline homogénéisante qu’il essaie d’inculquer aux acteurs est destinée  à faire dissoudre la personnalité de chacun d’entre eux dans la personnalité de l’œuvre dramaturgique et du spectacle.

Copeau parle d’unité et d’homogénéité, et Fundoianu l’approuve de tout cœur. Pour lui aussi la pureté artistique représente un critère constant. Suivant cette logique, il voit le mérite principal de Copeau et de son école dans le fait d’avoir « épuré le goût de notre époque ». Et comme un corollaire : « L’œuvre de Copeau dépasse le théâtre et l’école  du Vieux Colombier, pour renforcer en littérature, sans le vouloir, un retour au classicisme, pour faire naître dans l’artiste le besoin des disciplines supérieures, pour donner à la société actuelle une direction esthétique et une physionomie. » N’oublions pas que, dans ces années mêmes, Fundoianu proposait à la culture roumaine « un nouveau classicisme ».[24] Dans ce commentaire consacré à Copeau, le ton de Fundoianu devient exalté – ce qui est rare dans sa prose. Il a parfois l’air de prêter au texte du maître français des accords nietzschéens, pour ne pas dire qu’il emprunte lui-même de tels accords au philosophe allemand.

Copeau prêche à ses élèves, durement sélectionnés, que « l’art n’est pas une chose facile, un métier de gloire et d’avantages, mais un idéal qui demande, pour être atteint, une haute abnégation de caractère, un travail dur, acharné, complexe, souvent ingrat – un travail qui ne se fait pas seulement avec la bouche, ni même avec la bouche et l’esprit, mais avec le corps entier et avec l’âme, avec toute la personne, avec toutes ses facultés, avec tout son être. » Et à Fundoianu d’ajouter : « L’art ne se fait pas pour le plaisir, mais pour une souffrance noble autant que possible, pour le commandement de la soif qui crie en toi et qui, au lieu de se satisfaire, crée toujours de nouvelles exigences. »

Nous sommes ici dans l’ordre du dévouement, je dirais même de la dévotion, car, dans l’interprétation de Fundoianu, Copeau semble être à la recherche d’un dieu à qui se dévouer. À la fin de l’article, le jeune disciple se lance dans une analogie qui pourrait être lue comme une confession involontaire, une confession de créateur : « Copeau ressemble – nous dit-il – au Philoctète du drame d’André Gide. Ulysse croit à la patrie. Néoptolème croit aux dieux ; mais Philoctète croyait à quelque chose de supérieur, à quelque chose de beaucoup plus grand et intime, une chose à laquelle il aspire de tout son être : ― Se dévouer…. ― Se dévouer à quoi, Philoctète ? Se dévouer, se dévouer… »[25]

 


[1] B. Fundoianu, « Cronica unui veac de teatru », in Rampa, 25 janvier 1922, pp. 1-2, repris dans B. Fundoianu,  Imagini şi cărţi, Ed. Minerva, Bucureşti, 1990, p. 267.

[2] Ibidem, p. 269

[3] Idem, « Cuvinte despre teatru », in Rampa, 15 janvier 1920, p. 1, in op. cit., p. 277.

[4] Id., « Note de teatru », in Contimporanul, 1er octobre 1922, p. 15.

[5] Id., « Note teatrale », in Contimporanul, 16 septembre 1922, p. 14.

[6] Ibidem, p. 15.

[7] Poesis, groupe informel fondé en 1921 autour de Ion Marin Sadoveanu, avec des membres du domaine du théâtre (Marietta Sadova, George Ciprian, Eugen Filotti), de la musique (Alfred Alessandrescu, Mihail Jora, Emil Ciomac) et de la littérature (Al. O. Teodoreanu, Ionel Teodoreanu, Ion Sân-Giorgiu, Tudor Vianu) qui s’est manifesté par une série de conférences et par un intérêt particulier pour l’expressionnisme

[8] B. Fundoianu, « Stagiunea pompierilor - Note de teatru », in Contimporanul, 2 septembre 1922, p. 8.

[9] Id., « Note de teatru », in Contimpornul, 1er octobre 1922, p. 14.

[10] Id., « Note de teatru », in Contimporanul, 29 octobre 1922, p. 11.

[11] Ibid., p. 12.

[12] Id., « Note de teatru », in Contimporanul, 4 novembre 1922, pp. 13-14.

[13] Id., « Ibsen. À propos de Borkman », in Rampa, 9 février, p. 1, repris dans  Imagini şi cărţi, op. cit., pp. 270-271.

[14] Id., « Note de teatru », in Contimporanul, 1er octobre 1922, p.13.

[15] Id., « Ion Manolescu », in Rampa, 23 janvier 1920, p. 1, repris dans  Imagini şi cărţi, op. cit., p. 284.

[16] Id., « Note de teatru », in Contimporanul, 1er octobre 1922, pp. 12-13.

[17] Ibid., p. 13.

[18] Id., « Note de teatru », in Contimporanul, 29 octobre 1922, p. 12.

[19] Id. « Note de teatru », in Contimporanul, 1er octobre 1922, p. 14.

[20] Id., « Note de teatru », in Contimporanul, 18 novembre 1922, p. 15.

[21] Id., « Despre spectator », in Rampa, 27 juillet 1921, p. 1, repris dans  Imagini şi cărţi, pp. 291-294.

[22] Ibid., p. 293.

[23] Id. « Note de teatru », in Contimporanul, 11 novembre 1922, p. 14.

[24] Id., « Spre clasicismul cel nou », in Sburătorul literar, 24 novembre 1922, pp. 405-407, repris dans Imagini şi cărţi, op.. cit., pp. 154-158.

[25] Id., « Note de teatru: O renaştere dramatică: Şcoala ‘Vieux Colombier’ », in Contimporanul, 9 décembre 1922, pp. 12-15.