SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

La collaboration de Fondane aux revues N° 6

Epilogue d’une amitié

Léon Volovici

“Le visage le plus sillonné, le plus creusé que l’on puisse se figurer, un visage aux rides millénaires, nullement figées car animées par le courant le plus contagieux et le plus explosif. Je ne me rassasiais pas de les contempler. Jamais auparavant je n’avais vu un tel accord entre le paraître et le dire, entre la physionomie et la parole. Il m’est impossible de penser au moindre propos de Fondane sans percevoir immédiatement la présence impérieuse de ses traits.

J’allais le voir souvent ( je l’ai connu pendant l’Occupation ), toujours avec l’idée de ne passer qu’une heure chez lui et j’y passais l’après-midi par ma faute bien entendu mais aussi par la sienne : il adorait parler, et je n’avais pas le courage et encore moins le désir d’interrompre un monologue qui me laissait épuisé et ravi.” [1]

Ainsi commence l’évocation du souvenir de  Benjamin Fondane dans l’essai d’Emil Cioran, 6 rue Rollin. Cioran est revenu à plusieurs reprises sur le souvenir de son ami parisien disparu à Auschwitz en octobre 1944. Dans le même essai, il évoque, tout comme il le fera à d’autres occasions, le refus de Fondane de prendre la moindre mesure de précaution face à l’imminence du danger d’arrestation et de déportation. “Etrange ‘ insouciance’ - ajoute-t-il - de la part de quelqu’un qui était tout, sauf naïf, et dont les jugements d’ordre psychologique ou politique témoignaient d’une exceptionnelle clairvoyance”.Une indifférence que Cioran attribue à une acceptation de la condition de victime et à “une certaine fascination pour la tragédie”.

Cioran connaissait tous les détails de l’arrestation de Fondane, le 7 mars 1944. En compagnie de deux autres amis du poète : Stéphane Lupasco et Jean Paulhan, Cioran avait fait de persévérantes démarches auprès des autorités françaises. Les trois hommes étaient parvenus à obtenir sa libération, mais non celle de sa soeur Line Pascal, arrêtée en même temps que lui. Cependant, Fondane a préféré partager le sort de cette dernière et tous deux se verront déportés à Auschwitz le 30 mai, dans l’avant- dernier convoi expédié en direction de ce camp. C’est de Drancy, que Fondane, à la veille de sa déportation a fait parvenir à sa femme Geneviève une troublante lettre d’adieu accompagnée d’une page de recommandations concernant ses manuscrits.

Au cours des années de l’immédiate après-guerre et durant le peu de temps qu’il lui restait à vivre, Geneviève s’est vouée à la publication ou republication de ses ouvrages. Pour ce faire, elle a mobilisé dans ses efforts les amis proches de son mari et en particulier : Claude Sernet, Lupasco, Cioran.

Le premier a fait en sorte que soit préservée la mémoire de Fondane en qualité d’écrivain français victime de l’occupation nazie : il a obtenu que son nom soit inscrit au Panthéon. Déposé dans la bibliothèque parisienne Jacques Doucet, le fonds Sernet garde aussi des preuves de cette activité : on y trouve plusieurs lettres des années 1948 - 1950. Parmi celles-ci, une missive rédigée à la main, datée du 28 juillet 1948 et adressée à Robert Pimienta, président d’une Commission de l’Anthologie chargée du choix des noms à inscrire au Panthéon. En face de la signature de cette lettre, le bibliothécaire  a noté au crayon par routine : “indéchiffrable”, quoique le nom soit aussi déchiffrable que possible : Emil Cioran, tandis que l’adresse  ajoutée par le signataire ne laisse aucune place au doute pour le destinataire : 20, rue Monsieur le Prince. On peut lire :

Monsieur,

Je me permets de vous attirer l’attention que dans la liste des écrivains morts pendant la dernière guerre, Benjamin Fondane ne figure pas. Il a été déporté en Juin  1944[2]. (sic)

Cioran communique ensuite une liste d’écrits littéraires et philosophiques de  Fondane publiés en France au cours des années  30.

C’est à Cioran, à Boris de Schloezer, à Lupasco et à Sernet que Geneviève a confié pour lecture Baudelaire et l’expérience du gouffre, rédigé par son mari durant  l’Occupation. En août 1942, alors que ses amis craignaient de le voir arrêté, Fondane écrivait à sa femme,  qui avait quitté Paris pour prendre des vacances :

“Mon petit Viève, ta lettre je viens de la lire - adorable ! Et qui donne une envie violente de casser les vitres. Mais je me remets à mon Baudelaire que je tape, toc, toc, toute l’après midi et la soirée [3]”.

Parmi les recommandations relatives à ses manuscrits contenues dans son dernier message à Geneviève, Fondane note, à propos du Baudelaire :

“Le livre est achevé, en principe, mais il fallait encore l’alléger, supprimer peut-être certains chapitres, s’ils nuisent à l’ordonnance de l’ensemble et le surchargent. Il faudra voir ce qui, dans les corrections marginales, est nécessaire et ce qui ne l’est pas. Mieux vaut sacrifier que donner une impression de tâtonnement, d’inachevé, de brisé.[4]

Il est certain que Cioran connaissait ce testament littéraire. C’est en se conformant à son esprit qu’il va lire et commenter le manuscrit. Une lettre à Geneviève, rédigée au printemps de l’année 1946 [5] rend compte aussi du sérieux de sa collaboration.

Le livre paraîtra en effet chez Seghers l’année suivante avec une préface de Jean Cassou, sans qu’aucun chapitre ne  soit supprimé. Il sera réédité en 1972, toujours chez Seghers. Ce livre a profondément impressionné Cioran. En 1978, alors qu’il rédige l’essai consacré à son ami, il revient sur la signification donnée par Fondane au spleen baudelairien, suggérant  même une racine roumaine à l’origine de l’interprétation fondanienne :

“Plus d’un des lecteurs de son Baudelaire a été frappé par son chapitre sur l’ennui. J’ai toujours fait, quant à moi, un rapport entre sa prédilection pour ce thème et ses origines moldaves. Paradis de la neurasthénie, la Moldavie est une province d’un charme désolé proprement insoutenable. A Jassy, qui en est la capitale, j’ai passé en 1936 deux semaines qui, sans le secours de l’alcool, m’auraient plongé dans le plus dissovant des cafards. Fondane citait volontiers des vers de Bacovia, le poète de l’ennui moldave, ennui moins raffiné mais bien plus corrosif que le « spleen ». C’est pour moi une énigme que tant de gens parviennent à n’en pas périr. L’expérience du « gouffre » a, on le voit, des sources lointaines[6] ”.

Le dernier témoignage de la présence de Cioran dans l’espace  fondanien date de 1950. Geneviève, après avoir résolu de se retirer dans le couvent où elle est  mourra en 1954 [7], invite quelques les amis de son mari à assister à la cérémonie de son entrée en noviciat. Le théologien Marcel Dubois  qui deviendra plus tard professeur de philosophie à l’Université Hébraïque de Jérusalem évoque ce souvenir :

“J’ai eu le privilège et la joie de présider cette cérémonie. Benjamin Fondane y était singulièrement présent car ses amis les plus proches étaient venus manifester leur fidélité, au premier rang d’une assistance tellement nombreuse qu’on eut peine à la faire entrer dans la chapelle. Boris de Schloezer, le traducteur de Chestov, E. M. Cioran, Stéphane Lupasco, l’éditeur José Corti, les philosophes et les poètes qui avaient été les compagnons de route de Benjamin Fondane, étaient présents à l’engagement de Geneviève, comme les témoins de la mystérieuse continuité d’un itinéraire et d’une recherche dont ils avaient accompagné les étapes[8]

Dans quelle mesure Fondane a-t-il influencé la pensée de Cioran ? Dans un essai récent : “Cioran et les juifs”, Michael Finkenthal suggère des points de convergence dans leurs pensées respectives et il souligne en particulier l’attirance éprouvée par Cioran pour la philosophie de Chestov, dont le principal disciple était Fondane. Il est possible que le changement radical intervenu dans l’attitude de Cioran à l’égard des juifs,  et à leur rôle dans l’Histoire, soit dû à l’amitié intellectuelle  qui le liait à son compatriote juif, compagnon de son exil parisien durant les années de guerre[9]. La preuve de ce changement,  nous la trouvons  dans l’essai de Cioran, “Un peuple de solitaires” paru en 1956  dans le  volume La Tentation d’exister.

Toutefois il est vrai que Cioran ne se réfère  pas à Fondane en tant que juif,même quand il rappelle le danger continuel menaçant ce dernier dans un Paris occupé par les nazis, peut-être  pour conférer une signification existentielle à la tragédie de son ami, considérée comme dépassant largement un destin particulier. Il estcertain quele caractère tragique du destin de Fondane l’a hanté. Il lira le témoignage d’André Montagne, survivant d’Auschwitz évoquant les derniers jours passés par Fondane à l’infirmerie d’Auschwitz : “un récit tellement tragique et déchirant pour tous ceux qui ont connu et aimé Fondane”, selon la lettre  de Cioran à Geneviève. En voici les dernières lignes :

“Je me rappelle très nettement comment il se promenait à travers les rangées de lits, rendant visite à ses amis français comme lui hospitalisés, une couverture jetée sur son dos par-dessus une mauvaise chemise ( il n’avait pas réussi à se procurer un caleçon ). Il restait cependant très digne, racontant ses souvenirs littéraires, discutant de la situation internationale, exactement comme s’il se fût trouvé à Paris, dans un salon, au milieu de ses amis. Il montait quelquefois sur son lit, s’y asseyait, et nous parlions longuement. (... )

Deux jours plus tard, le lundi 2 octobre, dans l’après-midi, des camions vinrent les chercher. Il ne restait plus que les israélites ; les aryens avaient été renvoyés dans le camp, à leur travail. Il pleuvait. A l’appel de leur nom, ils sortaient l’un après l’autre et montaient dans les camions. Ils étaient sept cents.

Je vois encore Fondane sortir du block, passer très droit devant les SS, fermant le col de sa veste pour se préserver du froid et de la pluie, monter dans le camion.

L’un après l’autre, lourdement chargés, les camions s’embarquèrent vers Birkenau. Deux heures plus tard, nos camarades étaient gazés[10].”

Cioran voyait-il en Fondane un prototype du Juif, dans la nouvelle image, superlative et presque surhumaine qu’il s’était forgée à leur propos, diamétralement opposée  à l’image négative  qui apparaît dans La Transfiguration de la Roumanie ? Il est certain  que l’esquisse du portrait spirituel tend à créer une image sublime de nature à transcender les évidences, l’existence réelle, qu’elle tend à montrer un Fondane perçu  in aeternum.  Pour conclure, citons quelques réflexions de Cioran recueillies à la fin de savie ; elles sont extraites d’un entretien avec Arta Lucescu évoquant leur amitié et les  affinités de leur pensée :

“Il était un homme noble, vivant dans une époque sinistre. Penser à lui, c’est penser à quelqu’un de noble, c’est presque un sentiment qui implique l’exclusion. Mais lui, il était ainsi, non un homme distingué mais noble. C’est plus profond. On aurait dit qu’il n’était ni un croyant ni un non-croyant mais les deux à la fois. C’est cela qui est extraordinaire. Il était détaché de la religion mais en même temps, c’était un esprit religieux - dans le sens où l’être religieux dépassait le monde. ( ... )

Tous ceux qui l’ont connu ont ressenti une présence ... Cela ne s’explique pas toujours mais il y avait quelque chose en lui qui impressionnait les autres ; d’autant plus qu’il vivait dans un milieu de gens très orgueilleux et qu’il ne l’était absolument pas, il était tout le contraire. Fondane avait un coeur orgueilleux mais noble, il s’agissait d’un orgueil métaphysique. (... )

Ce qu’il aurait pu embrasser, s’il avait continué à vivre, c’est le mysticisme. C’est vers cela que Fondane allait. Mais il a vécu des moments historiques trop tourmentés, horribles dans un certain sens. Il est donc arrivé à une vision tragique de la vie par l’histoire même ; en plus, il avait une grande sensibilité, surtout pour la douleur. Mais en même temps, il donnait l’impression de dépasser ce stade ... Il dépassait l’angoisse des philosophes ; leur fond est « ouvermé » ... Lui, c’était un esprit tourmenté, mais avec une sorte de sagesse. Fondane a vaincu le désespoir, mais c’était pour lui une tentation qui l’a rongé toute une vie. Cependant, il a vaincu la tentation du suicide à laquelle il aurait pu se laisser aller à certains moments de sa vie.[11]

 


[1]Cioran E.M, Non Lieu, 1978. Repris dans :  Exercices d’admiration, Gallimard,1986.

[2]Ms 7075 ( 48 ), Fonds Jacques Doucet ( Paris ).

[3] La lettre est reproduite dans : Benjamin Fondane, Le Voyageur n’a pas fini de voyager , éd. Paris- Méditerranée, 1996, p.178.

[4] Benjamin Fondane, “Lettres de Drancy”,  publiees par Michel Carassou , Bulletin de la Société d’Etudes Benjamin Fondane, 2, Automne 1994, p. 10.

[5]Lettre reproduite en tête de ce dossier.

[6] Emil Cioran, Exercices d’admiration, p. 148.

[7] Voir Monique Jutrin, “Lettres de Geneviève Fondane”,  Bulletin de la Société d’Etudes Benjamin Fondane, 4, Automne 1995, pp. 2- 3.

[8]Marcel Dubois,  “L’épouse de Benjamin Fondane” , ibid., p.20.

[9]L’essai est inclus dans le volume de William Kluback et Michaël Finkenthal, The Temptations of Emil Cioran, Peter Lang, 1997.

[10] Le témoignage d’ A. Montagne: “Les derniers jours de Benjamin Fondane”, Les Lettres Françaises, 26 avril 1946, a été reproduit dans Non Lieu en  1978.

[11]   “Fondane au-delà de la philosophie”: Entretien avec E.M.Cioran. Propos recueillis par Arta Lucescu, Bulletin de la Société d’Etudes Benjamin Fondane, 2 , Automne 1994. Republié dans Europe, 827, mars 1998.