SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

Baudelaire et l’expérience du gouffre N° 15

Fondane aux prises avec Baudelaire

Monique Jutrin

J’ai tenté de retrouver les traces de la présence de Baudelaire chez Fondane, depuis son adolescence jusqu’à ses derniers jours. Car cet auteur qui, comme il l’affirme, l’a marqué au fer rouge, ne cessera de l’interpeller.  L’on s’aperçoit que certaines lignes de force de Baudelaire et l’expérience du gouffre  se dessinent très tôt. D’une part, une interrogation sur la poétique de Baudelaire, entraînant une réflexion sur la forme poétique en général, et d’autre part un souci de le situer dans une famille spirituelle. Mais il faudra un long cheminement avant de pouvoir fondre toutes ces réflexions dans la somme que représente Baudelaire et l’expérience du gouffre. Avant d’être à même d’affirmer que « le besoin de poésie est un besoin de tout autre chose que de poésie » (369)[1],  que nous demandons à l’art « de nous faire croire à une libération possible d’une réalité sans issue » (267), ou encore qu’il faut «dépasser l’art pour aller vers autre chose ».

A 16 ans, Fondane traduit « Don Juan aux enfers », un des premiers poèmes de Baudelaire.[2] Le 24 août 1921 paraît dans Rampa une traduction de « Spleen ». De plus, fait moins connu, il s’intéresse aux Petits poèmes en prose : parmi les manuscrits de la Bibliothèque Beinecke de Yale se trouvent des traductions inédites d’un certain nombre de Petits Poèmes en prose. Il s’agit en fait d’un projet de livre en collaboration avec F. Brunea, intitulé : Le jeune enchanteur et autres poèmes en prose traduits du français par B.Fundoianu et F. Brunea. Le jeune enchanteur fut traduit par Brunea et les poèmes en prose par Fondane.[3] Ces traductions sont accompagnées d’une ébauche de notes critiques et biographiques.

Baudelaire est, avec Nietzsche, l’auteur le plus souvent cité par Fondane de 1919 à 1923.[4] En 1922 deux chapitres sont consacrés à Baudelaire dans Images et Livres de France. Dans le premier, intitulé : « Les éditions de Baudelaire », Fondane déplore l’absence de la préface de Gautier dans les rééditions récentes des Fleurs du Mal. Selon lui, cette préface serait un lieu de passage obligatoire pour tout lecteur des Fleurs du Mal. En effet, Gautier avait servi de passeur à Fondane, car c’est dans l’édition de Calmann-Lévy qu’il avait découvert la poésie de Baudelaire. Il avait coché ou souligné certains passages du texte de Gautier, ainsi qu’en témoigne l’exemplaire conservé dans le Fonds Gadoffre de la Bibliothèque de Marne-la-Vallée.[5] Si, parmi les poètes du XIXe, sa préférence va à Baudelaire, c’est qu’il nous apporte une autre perception de la vie, une nouvelle compréhension du monde, nous conduisant « en wagonnet là où la lumière prend fin, où l’air se raréfie, où le jour devient nuit […] ».

L’année précédente, avaient paru quelques articles consacrés à Baudelaire, ou le mentionnant. L’on y constate que Fondane range déjà Baudelaire dans une famille spirituelle allant de Dante à Pascal. Enfin, dans un de ses derniers articles de 1923, à propos des Révélations de la mort de Chestov, Fondane déclare que nul auteur, depuis Baudelaire, n’avait rendu un si bel hommage à Pascal !

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 Peu après son arrivée à Paris, vers 1925, Fondane rédige un essai déjà intitulé : Faux Traité d’esthétique [6]. L’idée centrale : la crise du concept de l’art, question  qui le préoccupait depuis longtemps. Ses catégories sont encore celles  de Nietzsche : la décadence, l’homme théorique, la science pure, l’originalité, …Nous avons retrouvé entre les pages du manuscrit de cet essai, resté inédit, un tapuscrit, probablement préparé en vue d’une publication, intitulé : « Faux concepts de l’art classique » , contenant déjà une idée-clé concernant la poétique de Baudelaire. Car, opposant Baudelaire à Hugo, il écrit : « Il comprit que le secret de la forme était le fini, que le secret du sentiment était la puissance. Il nous donna la première cristallisation du parfait ajustement […] de la forme préconçue à la matière en ébullition, de la digue stable à l’océan en congé. »[7]

« Avec Baudelaire et Rimbaud seuls pointait une lueur de vérité », peut-on lire dans la préface à Privelişti, écrite en 1929, au moment où s’achève la crise vécue durant les premières années parisiennes. A ce moment-là Fondane avait entamé la rédaction de Rimbaud le voyou, où Baudelaire est aussi présent, en particulier dans les chapitres V et VI. Selon Fondane, c’est Baudelaire qui nous prépare à Rimbaud. La théorie du Voyant a son origine dans l’esthétique de Baudelaire, et la dépasse. S’il n’y avait eu Baudelaire, interroge-t-il, comment aurions-nous pu accueillir l’insupportable voix de Rimbaud ?

Baudelaire reste présent dans le Faux Traité, surtout dans le chapitre V à propos de l’écriture automatique et des remaniements du poème. Baudelaire est cité, avec Rimbaud et Mallarmé, parmi les grands ratureurs devant Dieu.[8]

Comme Mircea Martin a commenté au colloque de Cosenza les marques laissées par Les Fleurs du mal  dans la poésie roumaine, à la fois dans la thématique et dans la forme, je ne reviendrai pas sur ce sujet. Quant aux réminiscences dans la poésie en langue française, elles sont particulièrement perceptibles dans la poésie des années de  guerre. N’oublions pas que la récriture d’Ulysse et la rédaction d’Au Temps du Poème sont contemporaines de l’élaboration du Baudelaire. Ainsi, la neuvième séquence d’Ulysse est remaniée sous l’emprise du « Cygne » des Tableaux parisiens. Dans la séquence XXX, l’on reconnaît certains syntagmes du poème « Le goût du néant », [9] comme : esprit vaincu, vieux cheval. Par ailleurs, j’ai signalé la présence dans Elégies  de ces rimes, communes à Fondane et à Baudelaire, que Jean Starobinski nomme : les rimes du vide.[10]

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Ainsi qu’en atteste une lettre du 15 décembre 1941 à Jean Ballard, Fondane entame la rédaction de Baudelaire et l’expérience du gouffre durant l’hiver 41-42, mais n’a cessé de le remanier. En janvier 1944, il confie à Boris de Schloezer que ce livre, recommencé tous les trois mois, n’a cessé de gagner en densité. N’oublions pas que Fondane travaillait en même temps à L’Etre et la connaissance, consacré à Chestov, Lévy-Bruhl, et Lupasco. Dans ses carnets de travail, les pages relatives à Baudelaire alternent avec des notes sur Lupasco, Lévy-Bruhl, Bachelard, et bien d’autres. Dans le testament de Drancy, l’on peut lire :

BAUDELAIRE ET L’EXPÉRIENCE DU GOUFFRE 

Le livre est achevé, en principe, mais il fallait encore l’alléger, supprimer peut-être certains chapitres, s’ils nuisent à l’ordonnance de l’ensemble et le surchargent. Il faudra voir ce qui, dans les corrections marginales, est nécessaire et ce qui ne l’est pas. Mieux vaut sacrifier que donner une impression de tâtonnement, d’inachevé, de brisé. Pour le commencement, le premier chapitre doit s’enrichir des corrections que j’ai apportées pour la publication de LESCURE. Mais par contre il faut omettre ce qui appartient à des chapitres postérieurs et que j’ai ajouté pour rendre l’idée plus claire au lecteur du seul chapitre premier.

Pour ce livre comme pour les autres, il existe plusieurs versions de préfaces. Sans doute aucune ne serait restée jusqu’à la fin. On pourrait s’en servir peut-être.                        

Pour la publication du volume, Geneviève a consulté Boris de Schloezer, Cioran, Lupasco  et Claude Sernet. Dans sa correspondance, l’on perçoit des hésitations : faut-il supprimer certains chapitres, ou publier le tapuscrit tel quel ? Ion  Pop vous en parlera plus longuement à propos de l’édition roumaine, aussi je me contente de quelques indications générales.

Cioran se montre très admiratif dans une lettre du 6 mai 1946.[11] Comme Fondane lui aurait dit au commissariat de police qu’il faudrait supprimer une centaine de pages, il estime que l’on peut écarter le chapitre XIX, où il s’agit du diable, le chapitre XX concernant le Christ et les mystiques, le chapitre XXVIII sur Kafka, et les deux derniers : XXXIII et XXXIV. Selon lui, le chapitre sur Kafka brise la continuité de l’ouvrage, et devrait figurer dans un autre livre, accompagné d’autres essais. Cioran n’aurait-il pas saisi l’essence même du livre ? Car,[12], loin d’être hors-sujet, comme l’affirme Dominique Guedj ce texte est le cœur battant du livre.

Quant à Boris de Schloezer, il déclare que c’est le meilleur livre de Fondane, et n’a de réserves que par rapport à la critique de l’auteur envers le catholicisme, où il voit la marque de Chestov. Mais ajoute  que l’on n’a pas le droit de le censurer. En effet, seul Fondane aurait pu le remanier, et je suis persuadée qu’il aurait encore inséré des ajouts importants, comme par exemple les réflexions contenues dans un manuscrit portant sur le gouffre et l’ennui, que nous avons publié et commenté dans les Cahiers Benjamin Fondane No8.

Dans sa correspondance avec Sernet et de Schloezer, Geneviève Fondane exposa ses doutes et sa perplexité. Elle se demandait que faire de six chapitres qui figuraient en double. Elle aurait aimé supprimer le chapitre XIX à propos du diable. Finalement, il fut décidé de ne pas remanier le texte, mais certains chapitres, qui étaient des doublets, furent supprimés.[13]

Une lettre du 25 mars 1946 à Sernet nous apprend que Geneviève a consacré plusieurs semaines à la préparation du texte pour Seghers. Elle a recopié elle-même les pages manuscrites qui auraient été illisibles pour la dactylo. Sernet et de Schloezer l’aidèrent à corriger les épreuves. L’entreprise fut pénible, car Seghers avait confié le travail à une dactylo alsacienne, ayant une connaissance imparfaite du français.

Dans l’édition de 1947, une « note de l’édition » anonyme (rédigée par Boris de Schloezer), précède la préface de Cassou. Elle précise les circonstances dans lesquelles le livre fut écrit et explique pourquoi il est resté inachevé.  En voici  le dernier paragraphe :

 

Nous ne nous sommes pas crus autorisés à nous substituer à l’auteur et à opérer en son lieu les changements qu’il se proposait. Si donc, […] ce livre peut prêter à des critiques, que le lecteur veuille bien n’en imputer la responsabilité qu’aux circonstances et à ceux qui en furent le sinistre moteur.

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Epigraphes et préfaces

Venons-en au livre lui-même, qui est précédé de trois épigraphes et d’une préface.

La plupart des ouvrages de Fondane sont accompagnés d’une ou deux épigraphes, placées en exergue, déclarations d’intention à travers une citation d’autrui. Souvent ces citations, qui donnent le ton, le diapason, s’opposent fortement. Un bel exemple figure en tête de  La Conscience malheureuse, placé sous l’égide d’Aristote et de Chestov. Aristote : L’homme n’aspire pas à l’impossible. Chestov : Il n’y aura rien d’impossible pour vous. Ainsi, entre ces deux pôles antagoniques, se crée un espace de tension, qui est à l’origine même du texte.

Pour le Baudelaire, la première citation est de Nerval, la seconde, de Baudelaire lui-même :

L’Inspiration est entrée en moi comme une Muse aux paroles dorées ; elle s’en est échappée comme une Pythie, en poussant des cris de douleur. (Gérard de Nerval)

L’ivresse de l’art est plus propre que toute autre, à jeter un voile sur les terreurs du gouffre. (Baudelaire)

En fait, ces citations ne sont pas fidèles. Voici la phrase de Baudelaire telle qu’elle figure dans le poème en prose « Une mort héroïque » : « […] l’ivresse de l’Art  est plus apte que tout autre à voiler les terreurs du gouffre.» Et voici le texte de Nerval provenant des Petits châteaux de Bohême : « La Muse est entrée dans mon cœur comme une déesse aux paroles dorées ; elle s’en est échappée comme une pythie en jetant des cris de douleur. »

 Ainsi, comme il avait coutume de le faire, Fondane s’approprie le texte d’autrui, le soustrayant à son contexte, car son objectif est de poser d’emblée la question : l’art est-il pure ivresse, échappatoire, ou bien nous oblige-t-il à affronter le gouffre ? En d’autres mots, ne devient-on poète qu’à la condition d’affronter le gouffre ? Entre ces deux affirmations, se creuse un espace conflictuel, paradoxal, qui sous-tend le texte tout entier, et suscite de nouvelles catégories de pensée.

De plus, ces citations sont toutes deux reprises dans le chapitre III. Cette fois elles se superposent, faisant front commun pour opposer le poète au philosophe : si la philosophie est incapable d’admettre l’existence du gouffre et de la pythie, le poète ne peut les écarter de son drame (43). Plus loin, dans le chapitre XXXII (365), seule la citation de Nerval est répétée, cette fois pour l’opposer à Baudelaire : si Nerval n’offre aucune résistance à la Pythie, Baudelaire résiste désespérément au gouffre. Il s’agit d’une lutte sans illusions, afin d’écarter « la chose qu’il exècre, mais la seule qu’il tient pour réelle » (IX, 105).

Relisant le chapitre que Geneviève Piron[14] consacre aux citations de Chestov, nous découvrons que les deux auteurs procèdent de la même manière. Détachée de son contexte, ruminée de mémoire, la citation perd son sens originel et prend de nouvelles significations. En fait, Chestov et Fondane suivent les consignes  de Nietzsche, pour qui l’art de la lecture et de l’interprétation réside dans une faculté de ruminer : transformer, pour s’en nourrir, le texte d’autrui et en faire son propre matériau.[15]

Ajoutons qu’il y a une troisième citation, extraite de la Métaphysique d’Aristote, suivie d’une référence précise, où il s’agit de la reconnaissance, non seulement envers ceux dont on partage les doctrines, mais encore envers ceux qui ont proposé des explications superficielles, car ces derniers ont aussi développé notre réflexion. Cette troisième citation  se trouvait déjà dans une ébauche de préface, avec ce commentaire  ironique, barré dans le manuscrit :

Cette sage et pacifique pensée figure dans la Métaphysique d’Aristote, en grec bien entendu, et, sous ce rapport, elle est à peu près invérifiable. Je me suis donc servi de la traduction de la collection française Budé, à laquelle, je pense, on peut se fier sans scrupule.

 

(Selon Geneviève, Fondane soupirait fort au moment où, un livre terminé, il recherchait les références des citations.)

 

*

Selon le testament de Drancy, il y a plusieurs ébauches de préfaces, et Fondane affirme qu’aucune n’aurait sans doute été définitive, mais que l’on pourrait s’en servir. Les éditeurs ont choisi pour préface le texte le plus achevé, le plus narratif, le plus poignant ; intitulé Au lieu de préface, il  se termine par une annonce : « Le bateau m’attend quelque part. Adieu, France ! J’écrirai la préface une autre fois », et est daté de 1942. Il s’agit probablement d’une préface de circonstance, écrite au moment où l’auteur espérait prendre un vrai bateau pour l’Argentine, suite à l’invitation de Victoria Ocampo.

Il existe un projet de préface, intitulé : « Baudelaire et les terreurs du gouffre (Les problèmes éternels) »[16]. D’autres projets sont des ébauches sur des feuillets épars, où Fondane tente de cristalliser l’essence de la pensée sous-jacente du livre en des formules percutantes. Au sujet de la poésie :

Je ne me dissimule pas mon étonnement : l’expérience la plus profonde de Baudelaire n’est pas son expérience poétique. Quel est donc le rôle de la poésie ? Mais d’exprimer cette expérience qui lui est étrangère.

La poésie n’exprime bien que ce qu’elle ne peut ne pas exprimer.

La poésie est un langage que la raison remplace lentement, mais sûrement.

A propos de la monade de Leibniz : « Si j’ai souvent cité dans ce livre une proposition de Leibniz sur la monade sans portes ni fenêtres, c’est que, pour résumer ce livre, on pourrait dire […] que peut-être la monade a des portes et des fenêtres, voire des cheminées et un oeil de boeuf. »  Et enfin, sur un feuillet détaché : « Parfois, tout à coup, apparaissent des portes et des fenêtres. Apparemment dans le mur uni, en sur-impression, c’est là que jaillit le gouffre. [17] »

Structure du livre

Voici dans ses grandes lignes le plan du volume :

Les chapitres I à VIII (80 pages) forment une sorte d’exposition, où l’auteur se mesure à ses principaux adversaires : Valéry et Eliot.
Les chapitres IX à XVIII (106 pages) nous mènent vers l’idée que Baudelaire est le siège d’une expérience privilégiée et unique. L’auteur y oppose la pensée logique à la pensée magique, il y traite de la poésie et du poète, du Mal, de l’absurde.
Les chapitres suivants, XIX à XXII (45 pages), tentent de définir la famille spirituelle de Baudelaire, ses pairs : Pascal et Dante.
Les chapitres XXIII et XXIV (27 pages) se concentrent sur le plaisir esthétique et la fonction métaphysique de l’art.
Enfin, les chapitres XXV à XXIX (50 pages) se tournent vers l’expérience religieuse de Baudelaire, avec le  texte sur Kafka et l’analyse du phénomène de l’Ennui.
Dans les derniers chapitres – XXX à XXXIV, c’est une réflexion sur l’art, sa réussite et son échec, et la formulation de l’esthétique d’Ulysse.

Comprenant 34 chapitres dépourvus de titre, ce texte touffu laisse le lecteur perplexe, avant qu’il ne comprenne qu’il s’agit d’une pensée qui progresse en spirale, revenant sur elle-même pour rebondir à nouveau. Certains leitmotivs sont perçus comme des signaux : citations de Dante et de Baudelaire, motifs récurrents, comme la monade sans portes ni fenêtres, le rat vivant, la  métaphore : perdre pied, ou encore l’opposition entre penser et sentir. De même, une interrogation lancinante traverse l’ouvrage, lui sert d’épine dorsale : si Baudelaire est le siège d’une expérience singulière, répète Fondane, de quelle nature est-elle ? Et c’est seulement au début du chapitre XXVI, qu’il se demande si nous avons le droit de parler d’une expérience religieuse proprement dite. Au début du chapitre suivant, il n’hésite plus, l’assertion est nette : « Et pourtant, il est hors de doute que Baudelaire a été le siège d’une expérience religieuse profonde […]. Et c’est ce qui fait de lui un penseur de la modernité, car sa foi n’est pas celle du Dante mais celle d’un Rimbaud, d’un Dostoïevski, voire d’un Kafka. » Suivent alors les chapitres sur Kafka et sur l’Ennui. Pour terminer par cette interrogation : « Pourquoi donc nous pencherions-nous si avidement sur ces hommes, […] sinon pour lire en eux le reflet presque effacé du contact prolongé avec cette chose extrême, cet apeiron qui rayonnait si fortement sur le visage du Prophète au retour de la montagne […] » En effet, nous avons franchi les frontières de l’art, pour pénétrer dans une autre réalité.

Fondane aux prises avec Baudelaire, ajoutons : et le lecteur en proie à Fondane, ce lecteur qui ne cesse d’être apostrophé et interpellé. Rappelons que la dernière phrase du tapuscrit a été barrée par l’auteur : « N’est-ce pas votre sentiment aussi : Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ? »

L’édition de 1947 et la préface de Cassou

L’on comprend la consternation de Geneviève Fondane quand elle apprit que Seghers avait confié à Jean Cassou le soin d’écrire la préface. L’on en trouve des échos dans sa correspondance avec Boris de Schloezer ; dans une lettre du 11 juin 1946, celui-ci la rassure en affirmant que Fondane « se défendra bien tout seul », et que sa préface corrigera celle de Cassou. Dans l’édition de 1947, la  préface  de Cassou débute par une exclamation de fort mauvais goût : « Encore une victime du nazisme ! Encore un nom à ajouter à la longue liste […] ». Dès l’abord, Cassou annonce qu’il n’était pas « du même bord intellectuel », que leur amitié était une polémique. Aussi, au lieu d’éclairer le livre par un commentaire judicieux, Cassou en profite pour exposer son différend avec un adversaire qui ne peut plus lui répondre. L’on peut affirmer que Cassou, contrairement à Gautier pour Les Fleurs du Mal, ne joua pas le rôle du passeur idéal. Lors de la réédition en 1972, il écrivit une nouvelle préface, moins agressive, admettant même que, 25 ans auparavant, il avait été sous l’emprise du marxisme.[18]

D’autres déceptions surgirent du côté de l’éditeur. Publié en 1947, le livre fut tiré à 3.000 exemplaires, dont 1.000 furent vendus en un an. En 1950, Seghers veut le solder ou le pilonner, sous le prétexte qu’en 1949 ne furent vendus que 151 exemplaires. Dans une lettre du 3 juillet 1950, Seghers propose à Geneviève de reprendre les exemplaires restants à 50% du prix de vente. Il se plaint d’avoir engagé un fort capital pour des résultats défavorables. Le poète qui, en octobre 43 invitait Fondane à collaborer à Poésie 44, fait place à un homme d’affaires. Geneviève refusa de solder le livre avant que trois années ne soient révolues, ainsi que le stipulait le contrat.  L’on ne sait comment ce désaccord fut résolu. En tout cas, Seghers réédita le Baudelaire en 1972.

Le travail secret exercé par le livre

Baudelaire et l’expérience du gouffre fut souvent occulté, tout en exerçant un travail secret chez certains auteurs qui ne prirent pas toujours la peine de le citer. Curieusement, la métaphore du gouffre apparaît çà et là après 1947. Ainsi, en 1948, dans La Terre et les rêveries de la volonté, Bachelard se livre à des réflexions que Jean Libis désigne sous le terme de complexe du gouffre.[19] Le gouffre hante encore les ouvrages suivants de Bachelard, de sorte que Jean Libis interroge : « Quelles catalyses se sont précisément nouées dans la rencontre avec Fondane ? La question reste ouverte. »

En avril 1962, dans Le Français moderne, revue de linguistique, relevons l’article de Gérald Antoine : « Pour une nouvelle exploration stylistique du  gouffre  baudelairien ». L’auteur y fait l’éloge du livre de Fondane, tout en critiquant vivement d’autres études explorant le gouffre, qui auraient selon lui manqué leur but, comme celle de Jean-Pierre Richard ou de Pierre Guiraud.

D’autres traces se retrouvent chez certains auteurs. Ainsi, dans La Littérature et le mal,  Bataille critique le Baudelaire de Sartre en recourant à la pensée de participation, sans toutefois citer Fondane. Dans sa préface aux Œuvres de Baudelaire[20] , Marcel Raymond évoque les nouvelles catégories introduites par Baudelaire, comme L’Irréparable, L’Irrémissible ou L’Irrémédiable, se contentant d’ajouter, sans référence aucune, entre parenthèses : dit B. Fondane. Plus loin, dans son introduction, Raymond cite encore Fondane entre parenthèses à propos de la notion de Beauté (p.8). Et, vers la fin, lorsqu’il situe Baudelaire au-delà du catholicisme, dans le domaine du sacré, il se souvient apparemment de la note finale du Baudelaire. Boris de Schloezer, quant à lui, cite explicitement le texte dans sa préface aux Révélations de la mort de Chestov, affirmant que cet ouvrage témoigne de la fécondité de la méthode de Chestov pour éclairer un cas existentiel dans une situation tragique.

D’après la longue liste de presse rédigée par Geneviève Fondane, l’on apprend que le Baudelaire fut envoyé à un grand nombre de critiques, parmi lesquels : Bachelard, Bespaloff, Blanchot, Camus, Eliot, Maritain, Sartre, Wahl… Il fut également envoyé à René de Berval directeur de France-Asie, où un chapitre du Baudelaire fut publié début 47. Dans Deucalion 2, dirigé par Jean Wahl, fut publié en 1947 le chapitre sur Kafka sous le titre : « Kafka ou la rationalité absolue ». L’on ne sait si Rachel Bespaloff reçut le livre, mais elle put lire ce chapitre dans la revue, à laquelle elle avait elle-même collaboré. En tout cas, ses réflexions rejoignent celles de Fondane dans le seul texte qu’elle ait consacré à Kafka. Il s’agit d’un brouillon inachevé, où elle affirme que Kafka est peut-être le seul auteur qui pense et médite selon les catégories de la Bible. D’après elle, l’œuvre de Kafka est la reprise et la réouverture du procès de Job. Il y est question de la loi, d’infraction à la loi, et de s’interroger sur la nature de cette loi.[21] Paul Celan, lui aussi, lut ce chapitre  dans Deucalion. Marquant le texte de nombreuses accolades dans la marge, notamment la citation de Lévy-Bruhl, selon laquelle la pensée logique ne sera jamais l’héritière universelle de la pensée religieuse. Dans sa bibliothèque, figurait également l’ouvrage tout entier dans l’édition de 1947, dont il avait annoté certains passages. [22] Rappelons qu’Arnaud Bikard avait relevé l’impact du Baudelaire chez Bataille, Blanchot et Bonnefoy, dans une belle étude publiée dans nos Cahiers No 8. Plus récemment, Paul Audi a intégré la pensée de Fondane, citant souvent le Baudelaire, dans son propre concept d’esth / éthique.[23]

Dans une lettre qu’il m’a adressée, Jean Starobinski affirme avoir lu le Baudelaire, ce que je pressentais, en particulier d’après ses remarques sur le prétendu antisémitisme de Baudelaire dans Mon Cœur mis à nu. Claude Vigée a acheté le Baudelaire sur les quais, dans les années 50, et ne cache pas l’emprise de ce livre  sur sa pensée : « Fondane est l’un des rares qui ait compris Baudelaire dans le cadre même de sa vie », nous dit-il en 1996.[24]

J’oubliais de dire que Fondane fut aux prises avec Baudelaire jusqu’à la fin, puisque, selon les témoignages, à Auschwitz, il disait inlassablement des poèmes de Baudelaire.

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Manuscrit et brouillons

Le tapuscrit original, accompagné de quelques projets de préface, est conservé dans les archives de Michel Carassou.

Des notes relatives au Baudelaire sont éparses dans divers carnets, et feuilles volantes (archives Michel Carassou),

Nous avons publié dans Cahiers Benjamin Fondane No8 un texte manuscrit à propos de la notion de gouffre, avec un commentaire de Michaël Finkenthal.

L’on trouvera quelques citations de  ces ébauches dans : Avec Benjamin Fondane au-delà de l’histoire, Parole et Silence, 2011.


[1] Toutes nos références renvoient à l’édition Seghers de 1972.

[2] Versuri şi proză, 15 novembre 1914, republié dans Rampa le 7 août 1921.

[3] Il s’agit de quatorze poèmes en prose : Le Port, A une heure du matin, Un hémisphère dans une chevelure, Un plaisant, Les bienfaits de la lune, A chacun sa chimère, L’horloge, Le galant tireur, Les fenêtres, Confiteor de l’artiste, Un cheval de race, Le Miroir, Laquelle est la vraie ? Le fou et la Venus (écriture de Brunea ?). Le manuscrit du poème : Le désespoir de la vieille se trouve au Musée de la littérature de Bucarest. Il est possible   que d’autres traductions soient dispersées dans des bibliothèques ou des collections privées.

[4] Voir à ce sujet le texte de Mircea Martin dans les Actes du colloque de Cosenza : Une Poétique du gouffre, Rubbettino, 2003.

[5] Alice Gonzi me communique qu’il en est de même pour Nietzsche, qui lui aussi découvre Baudelaire dans la préface de Gautier.

[6] Voir à ce propos notre présentation dans Cahiers Benjamin Fondane  No 5.

[7] Ce texte a été publié dans Cahiers Benjamin Fondane  No 10.

[8] Fondane utilise l’édition critique de Van Bever, pour donner les variantes de certains poèmes, comme « Le Vin des chiffonniers ou La Mort. »

[9]  Poème cité dans le Baudelaire, p.244.

[10] « Benjamin Fondane poète élégiaque », dans Cahiers Benjamin Fondane, No 8.

[11] Publiée dans Cahiers Benjamin Fondane, No 6.

[12] Dominique Guedj, « Visages du malheur », Une Poétique du gouffre, Rubbettino, 2003.

[13] Deux chapitres (XIV et XV) ont été reproduits et traduits dans l’édition roumaine.

[14] Léon Chestov, Philosophe du déracinement, L’Age d’Homme, 2010, p.246 et sq.

[15] Généalogie de la morale, dans : Oeuvres, tome II, Laffont, 1993, p.775.

[16] Texte reproduit dans l’édition roumaine.

[17] « Je n’avais pas compris que pour Fondane le gouffre ne se creusait pas, mais comme la note me le révèle, qu’il  ‘jaillit’. Eblouissant. » écrit Jean Lescure dans : Fondane, le gouffre et le mur, éd. Proverbe, 1999, p. 38.

[18] Signalons qu’il donne une information inexacte, en affirmant que le manuscrit fut transmis de Drancy.

[19] Voir à ce sujet les articles de Jean Libis dans Europe, mars 1998 et dans Une Poétique du gouffre,  Rubbettino, 2003.

[20] Guilde du Livre, 1967, p.XVII.

[21] Manuscrit inédit cité dans mon introduction aux Lettres de Rachel Bespaloff à Jean Wahl,. Éd. Claire Paulhan, 2003.

[22] La Bibliothèque philosophique de Paul Celan, éditions ENS, 2004.

[23] Voir : Paul Audi, Créer, Encre Marine, 2007.

[24] « Un cri devenu chant », Euro, mars 1998.