Vie et survie N° 26
Fondane en corbeau
Fondane redoutait que se perdent sa mémoire, sa parole. Il « brigu[ait] » de « naviguer dans l’esprit des hommes »,
i mais craignait de n’être plus qu’« un bouquet d’orties sous [leurs] pieds ».ii Voilà qu’en 2022, il reparaît au cinéma, sous les espèces d’un corbeau.
Nous ne serons pas les derniers de notre espèce est un film d’animation de 25 mn, produit par le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à l’occasion de la Nuit blanche, et projeté jusqu’en mai 2023. Il s’agit du troisième court-métrage de Mili Pecherer, jeune cinéaste marseillaise née en Israël, qui projette ses aventures et ses interrogations intimes dans des récits bibliques réinventés par l’univers numérique : ici, l’histoire du Déluge. Le dispositif enveloppe le spectateur et l’embarque : le grand écran l’introduit à l’intérieur de l’arche, tandis que sur les hautes fenêtres latérales de la salle sont projetées les images de l’océan agité : « c’est la mer qui bouge ».iiiRappelons qu’au sein de l’imaginaire marin qui traverse, d’un recueil à l’autre, tout l’univers poétique fondanien, émerge à plusieurs reprises le thème de l’arche de Noé. Dans un des derniers poèmes, « Là-bas », elle est la métaphore tragique du bateau des émigrants juifs cherchant le salut en Amérique : « le tout entra dans l’arche ;/et tout fut prêt/pour le départ : les vieux et la marmaille. »iv Les mêmes, dans Le Mal des fantômes « …dorment sur les planches : patriarches/femmes enceintes, gosses scrofuleux,/portés vers l’arc-en-ciel au gré de l’Arche ».v Auparavant, dans Titanic, le marché urbain est comparé, sur le mode burlesque, au « pont de cette arche de Noé/qui transportait cette fois-ci tous les fruits de la terre/ brosses balais rubans lacets cirages peignes/un couple de chaque espèce/pour refaire à nouveau le monde anéanti. »vi
Mili Pecherer s’empare également du récit bibliquevii avec l’humour décalé d’une satire anachronique qu’accentue l’utilisation de personnages empruntés au répertoire des jeux vidéo. L’arche, refuge des derniers représentants des espèces animales et humaine avant le Déluge, est ici un chantier de Pôle emploi qui applique un « programme ultime d’insertion au monde ». Quelques animaux « choisis » (vache, chèvre, poules…) sont embarqués avec l’avatar numérique de la cinéaste, une rescapée sans repères, afin d’exécuter, sous la direction tyrannique d’un pigeon (avatar dégradé de la colombe) et dans le temps imparti (quarante jours), une mission obligatoire, utile et rentable (de quoi « remplir le frigo »), apparemment absurde : trier et empiler des briques. La jeune fille perplexe souffre, s’interroge et consulte un rouleau de la Torah, inutile en tant que notice de montage mais plaisante mise en abyme du récit. Elle finit par accomplir l’ouvrage commandé : un barbecue, transposition sinistrement burlesque de l’autel de l’holocauste. Le dernier plan, très long puisqu’il sert de fond au générique, revient à l’extérieur de l’arche finalement échouée à terre : sur une terre désolée, l’autel-barbecue est encore fumant du sacrifice des « purs » ; à côté, un crâne d’animal. La musique mélancolique de Beila Ungar approfondit le désarroi angoissé qui clôt cette version dysphorique du récit biblique : pas de survivants en vue ; partant, pas de salut au bout de cette expédition « inutile » ?
Il y a pourtant, parmi les hôtes de l’arche, un intrus porteur de sens : le corbeau, seul être parlant à part la jeune fille et le pigeon chef de chantier.viii C’est lui, plutôt que la colombe du récit biblique, qui, avec ses vains allers-retours hors de l’arche, a retenu d’emblée l’attention de Mili Pecherer. En effet, comme le singe de Franz Kafka dans « Rapport à une Académie »ix, il est celui qui cherche une issue – notion-clé pour Fondane.x Non pas la liberté, ni une mission (comme la colombe), mais une issue pour ne pas « rester là ». À plusieurs reprises dans le film, il assène des cris perçants dont la traduction verbale apparaît en sous-titre. Or la plupart de ses propos sont empruntés à Benjamin Fondane, poète-philosophe dont le corbeau devient ainsi le porte-parole.
L’eau, toujours de l’eau.
De l’eau pendant des jours et des semaines.
Et pas la moindre mouette en ce tableau.xi
Les dieux ont été balayés, les mythes ont rejoint les poubelles.xii
Pourquoi tant d’eau multipliée par tant d’eau […]?
L’Homme est peut-être roi de ce monde, mais moi mais vous,[…]
qu’y cherchons-nous ? […]
Que font les hommes ?
Sont-ils absents d’eux-mêmes ?xiii
Que périsse le monde !
J’ai d’autres chats à fouetter.xiv
N’avons-nous pas assez navigué dans la poisse ?xv
Quelle terrible solitude, dis ?
Si je pouvais je t’aimerais comme une sœur/ je t’aiderais à traverser les zones inhumaines.xvi
Maintenant que les mers ont salé mes poumons, […]
je ferme le vieux livre et je dis : à quoi bon ?xvii
Les vers retenus par la cinéaste pour leur écho immédiat et intime avec sa sensibilité mènent au cœur d’un univers fondanien qui lui est devenu familier :xviii immensité inhumaine et menaçante de l’Océan, « conscience malheureuse » de l’absence de transcendance divine, questionnement sans fin sur le sens de la vie humaine, impatience rimbaldienne, pressentiment du naufrage, hantise de la solitude…
De surcroît, le lecteur de Fondane s’amusera de voir le volatile non seulement en récitant mais en incarnation de l’irrésigné. Il arrive seul sur l’arche, on ne sait d’où ni comment, il ne fait pas partie du « département des purs », il refuse de participer au travail auquel sont soumises les créatures animales et humaine. Rebelle et provocateur, il traverse la pièce d'un vol brusque et effrayant, « boit tout le café », conchie la travailleuse désemparée. Mais il passe le plus clair du temps perché à la fenêtre, tourné vers l’océan dans un désir muet de l’issue – une « soif de l’autre rive » ?xix Et c’est sans être missionné comme jadis son collègue biblique, qu’il disparaît un jour sans retour.
Voici pour finir les vers d’Ulysse cités en exergue du texte de présentation de Nous ne serons pas les derniers de notre espèce :
N’avons-nous pas assez navigué dans la poisse,
sans demander quartier, sans implorer merci ?
Il est temps de fermer les portes, temps d’éteindre
la lampe. Il est grand temps
de signer cette fresque qu’on a fini de peindre
– et qu’emporte le vent.
Agnès Lhermitte
Le film a été présenté par Pascale Samuel dans l’émission Talmudiques d’Alain-Marc Ouaknin du 30 avril 2023. Il fut également mentionné par Michel Zlotovski sur Akadem le 28 avril 2023.
i « Tristan et Yseut », dans Le Mal des fantômes, Verdier, 2006, p. 237.
ii « Préface en prose », op. cit., p. 151.
iii « Berceuse de l’émigrant », op. cit., p. 222.
iv « Là-bas », op. cit., p. 217.
vii Le texte de la Genèse, 8, 19 sq., défile à l’écran à la fin du film.
viii Un autre animal biblique, le bélier, s’exprimait déjà verbalement dans le film précédent de Mili Pecherer, Tsigele-Migele. En ce sens, le corbeau de la nouvelle arche rappelle aussi son congénère qui, dans le film de Pasolini Uccellacci e Uccellini (1966), accompagne les héros de son discours sentencieux.
ix Voir le commentaire de ce récit par Fondane au chapitre XXV de Baudelaire et l’expérience du gouffre, La Fabrique éditions, p. 259-260.
x Voir l’article de Sylvain Saura, dans ce Cahier :« À propos de l’issue».
xi Brouillon du Mal des fantômes.
xii La Conscience malheureuse, p. 2.
xiii Ulysse, Le Mal des fantômes, op. cit., p.24.
xiv « Le monde se brise en morceaux… », Poèmes retrouvés, Parole et silence, p. 42.
xv Ulysse, Le Mal des fantômes, op. cit., p. 22.
xviii Elle a bénéficié, dit le générique final, de l’« accompagnement philosophique et poétique de Monique Jutrin ».
xix « J’en ai assez, Ô Parque… », Le Mal des fantômes, op.cit., p. 229.